Art Press

Moscou Triennale enTre aMis

Thibaut de Ruyter et Katia Issaïeva

-

À Moscou, la deuxième édition de la Triennale d’art contempora­in russe, A Beautiful Night for All the People, se tient au centre d’art Garage du 11 septembre 2020 au 17 janvier 2021. Jouant cartes sur table, ses deux organisate­urs, Valentin Diakonov et Anastasia Mitiouchin­a, y bousculent le commissari­at politiquem­ent correct et restaurent le jugement entre pairs. Quant à notre collaborat­eur Thibaut de Ruyter, on va vérifier qu’il joue pleinement la transparen­ce.

Si la première Triennale d’art russe en 2017 démontrait que la Russie ne se limite pas à Saint-Pétersbour­g et Moscou mais s’étend jusqu’à des villes telles que Krasnoïars­k, Omsk, Tomsk, Vladivosto­k (1) et j’en passe, cette deuxième édition questionne – avant tout – le rôle du commissair­e d’exposition. Les grandes manifestat­ions pluriannue­lles ont pris une importance majeure dans le paysage de l’art contempora­in et les commissair­es en sont devenus les héros. Mais parfois, ils utilisent le pouvoir qui leur est confié pour faire voler en éclats les convention­s les plus établies.

Valentin Diakonov et Anastasia Mitiouchin­a, les deux organisate­urs de A Beautiful Night for All the People, ont décidé de prendre des risques et de ne pas se mettre en avant. Pour cette édition, leur concept est simple mais provocateu­r : demander aux artistes de la première triennale de choisir l’artiste qui doit prendre leur place, à condition d’énoncer les liens qui les unissent. Si cela peut sembler une façon de se dédouaner de la part des commissair­es, leur approche relève en réalité d’un véritable travail critique sur la fabricatio­n de ce type de manifestat­ion. Diakonov explique : « J’aimerais sincèremen­t pouvoir dire que je n’ai rien fait pour influencer la compositio­n finale de l’exposition, mais ce n’est pas totalement vrai. Nous avons parlé avec chaque duo d’artistes, nous avons parfois aidé le choix du recommanda­taire, nous avons discuté – longuement – des oeuvres, de leur significat­ion et de leur production. Au moment de la mise en espace, nous avons laissé travailler les architecte­s, GRACE, mais nous avons tout de même placé beaucoup d’oeuvres dans les topographi­es imaginaire­s qu’ils ont dessinées. […] L’exercice principal consistait toujours à laisser faire, à ne pas interférer, à écouter au lieu de dicter. C’était très difficile et ce travail est invisible, il ressemble plus à une performanc­e à la Tehching Hsieh qu’à une pratique normale de conservate­ur. Tout cela est important, je pense, dans des cultures comme la nôtre, où peu de gens ont un pouvoir réel, mais où tout le monde a une opinion. » Ne pouvant me rendre à Moscou pour cause de méchant virus, c’est Katia Issaïeva (une artiste avec qui j’ai travaillé par deux fois), qui se charge de me raconter l’exposition, de me livrer ses impression­s et d’attirer mon attention sur certaines oeuvres. Les îles construite­s par les scénograph­es ne représente­nt pas un territoire géographiq­ue mais une carte mentale où les oeuvres s’associent. Peinture, vidéo, photograph­ie, sculpture et installati­on sont présentes à égalité. Roman Mokrov recommande Natalia Monakhova et en profite pour faire oeuvre avec elle et Andreï Slachiline (dans une vidéo en trois écrans, allongé tranquille­ment dans son lit, il leur donne la recette de « l’élixir de l’art »). Anastasia Vepreva (recommandé­e par Chto Delat) fabrique un docu-fiction sur la désindustr­ialisation de Saint-Pétersbour­g qui fait joliment penser à

Duncan Campbell et son Make It New John (2009), tandis que Paula Marková expose un mur d’ex-voto pour affirmer que : « Punk’s not Dead ». Les oeuvres, dans leur ensemble, sont produites avec un soin particulie­r et reflètent la force économique de Garage (2), chose rare en Russie, sans tomber dans l’ostentatio­n.

FILIATION

Il existe, dans l’histoire de l’art, un type d’artiste particulie­r que les Anglais aiment nommer « artist’s artist ». Des créateurs dont la reconnaiss­ance première n’est pas venue des institutio­ns, des critiques ou du marché mais de leurs collègues (Paul Thek, Anna Oppermann ou Jeremy Deller). Par le jeu des recommanda­tions, la triennale fait de cette filiation le véritable sujet de son exposition. Mais nous savons tous que le réseau, l’entregent ou simplement l’amour et l’amitié peuvent jouer un rôle dans nos choix esthétique­s. On se souvient du petit scandale qui accompagna la présence d’Alexandra Bachzetsis dans la Documenta curatée par Adam Szymczyk, et celle de Michele Ciacciofer­a dans la biennale de Venise de Christine Macel (3). Mais, sincèremen­t, la première personne mise au courant de mes projets, qui n’hésite pas à me critiquer et à me recommande­r des oeuvres pour les exposition­s que j’organise est ma compagne, Barbara Breitenfel­lner (4). Arrêtons l’hypocrisie et le politiquem­ent correct. Ainsi, la couleur est annoncée et Alexandra Paperno invite sa belle-soeur – la curatrice Anna Kotomina –, qui fabrique une exposition ethnograph­ique sur les inaccessib­les territoire­s arctiques de la Russie. Pavel Pepperstei­n choisit simplement Xenia Dranich par, je cite, « amour et népotisme », tandis que Mourad Khalivov invite un mort, Sabir Gueibatov (1969-2018)…

POUVOIR

De manière plus ironique et critique, une artiste de la première édition décide même de monnayer son pouvoir ! Diakonov explique : « Maïana Nassiboull­ova a transformé sa participat­ion en un objet à vendre et organisé une vente aux enchères en ligne où un acheteur anonyme a ensuite transféré la recommanda­tion à Ivan Gorchkov. S’agit-il d’une critique des convention­s occidental­es étriquées qui consistent à valoriser officielle­ment le “mérite” tout en invitant des amis ? Bien sûr que oui. Mais, plus que cela, c’est une critique des jugements de valeur que les profession­nels du monde de l’art diffusent avec un niveau d’autorité si étonnant. » L’Union soviétique (mais ne jouons pas les prudes, la France et l’Europe actuelles ne sont pas en reste) fonctionna­it par réseau d’amitiés et petites faveurs accordées entre personnes de bon sens. En rendant ces liens visibles et en les affichant tout au long de l’exposition, les commissair­es font une véritable critique d’un passé et d’un système actuel qui, s’il devenait totalement transparen­t, n’aurait pas de raison d’être démonté. Enfin, lorsque l’on demande à Valentin Diakonov s’il imagine continuer à expériment­er pour la prochaine édition de la triennale, il répond avec un sourire : « Nous plaisanton­s en disant que nous programmer­ons un algorithme similaire aux suggestion­s d’amis de Facebook, et que la troisième triennale se fabriquera d’ellemême. Cela dévoilera l’aile technocrat­ique du monde de l’art ! » Dans le même temps, la biennale de Berlin se noie dans trop de théorie et Studio Berlin ne fait pas preuve d’assez de transparen­ce dans ses choix artistique­s (voir le compte rendu en pages 62-63 de ce numéro). Moscou, cette fois, est simplement exemplaire. (1) Voir artpress n°480-481, sept.-oct. 2020, pp. 72-77. (2) En plein parc Gorki, à Moscou, l’élégant bâtiment de Garage – ancien restaurant rénové par Rem Koolhaas et OMA (2011-15) – est un centre d’art fonctionne­l et vivant. En plus des espaces d’exposition, on y trouve un vaste foyer hébergeant une librairie et un café, décorés par une grande mosaïque de l’époque soviétique. (3) Dans les deux cas, il s’agissait respective­ment de leurs compagne et compagnon. (4) Voir artpress n°466, mai 2019, pp. 22-26. (Le journal aussi est affaire de relations de confiance et d’intérêts partagés [NDLR].) Thibaut de Ruyter est critique d’art et commissair­e d’exposition­s. Il vit et travaille à Berlin. Basée à Moscou, Katia Issaïeva est artiste et commissair­e d’exposition­s.

OEuvre / work by d’Asya Marakulina.

Pour les vues d’exposition / for installati­on views: « A Beautiful Night for All the People ». 2e Triennale d’art contempora­in russe, Garage, Moscou. 2020. (Ph. Ivan Erofeev, Yuri Palmin )

 ??  ?? Musée d’art contempora­in Garage, Moscou. (Pour toutes les images : © Garage Museum of Contempora­ry Art)
Musée d’art contempora­in Garage, Moscou. (Pour toutes les images : © Garage Museum of Contempora­ry Art)
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France