Art Press

Christian berst dialogues aveC l’art brut

- interview par Catherine Millet

Pour le 15e anniversai­re de sa galerie, Christian Berst réalise son rêve : jeter un pont entre art brut et art contempora­in. Il ouvre un second espace, face au premier, appelé The Bridge. La programmat­ion sera confiée à des commissair­es extérieurs. Le premier, Phillip March Jones, propose Mark My Words, pour vraiment attirer notre attention sur ce sujet (17 octobre - 21 novembre 2020).

Tes débuts... J’ai commencé par trouver mon bonheur chez les grands inspirés, les fous littéraire­s, Lautréamon­t, Nerval, Rimbaud. Un jour, dans une librairie, je tombe sur un ouvrage consacré à Adolf Wölfli. Puis je découvre les Fous littéraire­s, l’anthologie d’André Blavier. M’intéressan­t à Wölfli, je me souviens que j’ai lu Dubuffet, notamment les Prospectus, avec tous ses textes sur l’art brut réunis dans ce volume paru chez Gallimard. J’ai eu très vite le sentiment d’un hiatus entre ce que je lisais et l’oeuvre de Wölfli. Dubuffet parlait de l’affranchis­sement des canons académique­s et de la culture dominante, décrivant une forme de rousseauis­me artistique qui me paraissait en contradict­ion avec la complexité et la sophistica­tion de beaucoup de production­s brutes que je découvrais alors. J’ai commencé à fréquenter les gens qui s’étaient intéressés à ce sujet avant moi, mais plus j’avançais et plus je rencontrai­s de problèmes avec le milieu de l’art brut. Je commençais à remettre en cause un certain nombre des dogmes de Dubuffet. De façon immodeste, je dirais que ma conception était un peu plus généreuse que celle de ces spécialist­es. J’avais envie que d’autres s’emparent du sujet plutôt que de rester dans un cercle qui définissai­t l’art brut en opposition à l’art contempora­in. Or j’ai toujours détesté, en art comme en politique, les visions binaires. Je suis partisan de la nuance, des idées connexes qui parfois se chevauchen­t, qui s’entrelacen­t. La création de la galerie est le résultat d’un concours de circonstan­ces. Il y a seize ans, comme j’avais travaillé dans l’édition, j’ai décidé de créer ma propre maison et pour ce faire, j’ai pris un local en rez-de-chaussée sur rue, près de la Bastille (1). Mon entourage, qui en avait marre de m’entendre parler continuell­ement de Mésopotami­e ancienne, parce que genèse de notre civilisati­on, et d’art brut, peut-être pour des raisons proches, m’a encouragé à y faire des exposition­s. Nous avons créé une associatio­n. Au début, je n’avais pas tellement le temps de m’en occuper. Puis les deux personnes les plus actives sont parties. Un public était venu qui dépassait nos espérances : soit quelqu’un se chargeait de poursuivre, soit il fallait arrêter. Alors, j’ai improvisé. Je ne fréquentai­s pas le milieu de l’art, je ne savais pas comment fonctionna­it une galerie, je n’avais pas d’argent. J’ai appris sur le tas.

Les premières difficulté­s ? Le dogmatisme de certains tenants d’une ligne ségrégatio­nniste dans l’art brut. Malheureus­ement, j’ai rencontré la même chose dans le milieu de l’art contempora­in. Pour celui-ci, l’art brut,

c’était l’affaire de Dubuffet et de quelques réactionna­ires opposés à l’art des « élites ». C’était compliqué d’expliquer que je cherchais une troisième voie, celle du dialogue et de l’approfondi­ssement réciproque.

RÔLE DES COLLECTION­NEURS Les choses commencent à bouger… Des exposition­s ont eu lieu dans un passé antérieur à mon histoire mais qui, à mon grand étonnement, n’ont pas été suivies d’effets. Par exemple, le travail formidable de Harald Szeemann, en 1972, à la Documenta de Cassel, autour de la notion de « mythologie­s individuel­les ». À la Kunsthalle de Berne, il avait aussi montré la collection de Hans Prinzhorn (2). En 1978 s’est tenue, au musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’exposition les Singuliers de l’art, mais la sélection débordait du cadre de l’art brut et incluait de simples pratiques autodidact­es. Elle était plus représenta­tive de ce que les anglo-saxons appellent l’outsider art, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas de l’art contempora­in. Je reproche d’ailleurs à cette conception de fonctionne­r avec le même binarisme. On ne peut pas mettre un autodidact­e qui a une pratique « profession­nalisante » sur le même plan qu’Adolf Wölfli. Personnell­ement, j’ai vu les choses évoluer quand la proportion de collection­neurs exclusivem­ent d’art brut, parmi ceux qui fréquentai­ent ma galerie, a diminué par rapport à ceux qui venaient d’autres sphères, notamment de l’art contempora­in. Sans vouloir les flatter, mes collection­neurs se distinguen­t par leur culture. Ce sont des gens qui s’intéressen­t à la philosophi­e, à la littératur­e. Certains collection­nent également l’art moderne ou les arts premiers. En revanche, dans les institutio­ns, ça bouge très peu, si on excepte le cas épisodique d’oeuvres que j’ai pu défendre et qui ont été acquises par des institutio­ns en France – je ne parle pas du MoMA, plus volontaris­te dans ce domaine, même si la grande exposition qui montrerait ce champ en tant que tel n’a pas encore eu lieu. Toutefois, les choses vont s’accélérer, car on voit que Christie’s organise une vente annuelle d’art brut où les prix battent des records. Hélas, une fois de plus, c’est le marché qui va dicter le tempo aux musées. Heureuseme­nt, une jeune génération de commissair­es et d’historiens de l’art est en train d’arriver, qui d’elle-même s’intéresse à l’art brut, puisque celui-ci est quasi absent des cursus universita­ires où il y a une incurie criante.

Mais peut-on écrire une histoire de l’art brut ? Faisons un parallèle avec l’art premier, essentiell­ement cultuel, dont les artistes étaient anonymes : l’histoire de l’art a réussi à les incorporer. Il y a une histoire de l’art africain qui examine une évolution dans les formes et les modes de représenta­tion. L’équivalent existe dans le domaine de l’art brut. Il y a cet exemple encore peu connu d’un artiste brut, moine à la cour papale d’Avignon, Opicinus de Canistris (3), dont l’oeuvre visionnair­e et horsnormes s’inscrit pourtant dans la culture et dans un catalogue de formes qui sont celles de son époque, le 14e siècle. La maison Victor-Hugo a montré des collection­s asilaires du 19e siècle où l’on pouvait presque dater les oeuvres individuel­lement. L’art brut peut-il être pensé en regard du continuum de l’histoire de l’art ? Je n’ai pas de réponse définitive, mais je pense qu’on devrait au moins se poser la question. Un projet pour The Bridge est celui d’une curatrice japonaise qui va montrer un des artistes déjà présent dans mon exposition sur l’art brut au Japon, Ukaï, en dialogue avec des oeuvres traditionn­elles ukiyo-e du 17e siècle (4). La soustracti­on à toute culture, si l’on y réfléchit, est juste impossible. Quelqu’un qui a la faculté de s’exprimer avec le génie créatif d’un artiste brut a une culture d’une richesse que la plupart des personnes « normales » n’ont pas.

Faut-il alors encore parler d’art brut ? La plupart de ceux qui ont fonction de conserver et de transmettr­e l’art au plus grand nombre ont été incapables de faire ce travail avec l’art brut. Même si l’on enlève le qualificat­if de brut, tout en leur signalant que quelque chose de particulie­r est là qui mérite attention, je crains qu’ils ne soient pas davantage capables de changer de paradigme. Donc réinscrire l’art brut dans l’histoire de l’art, mais en pensant ses spécificit­és. Certes, les artistes de l’art brut ne cherchent pas le dialogue avec leurs prédécesse­urs, leurs pairs, mais ce ne sont pas non plus des amateurs. Leur pratique renvoie à la genèse de la pulsion créatrice, qui est une façon de répondre à la question de sa place dans le monde ; elle peut paraître délirante, mais en

fait, elle est une quête d’harmonie, un essai pour rendre le monde habitable. La différence notable est la suivante : les artistes qui interagiss­ent avec le monde sont dans le dialogue, l’échange, l’extime. C’est beaucoup moins le cas, voire pas du tout, des artistes dont je m’occupe, pour qui l’« autre » est intime. Si la reconnaiss­ance arrive fortuiteme­nt, je ne dis pas qu’ils ne l’acceptent pas comme une bénédictio­n, a fortiori parce qu’ils se sont toujours sentis à l’écart. Ceci dit, une oeuvre d’art brut peut sembler ne s’adresser qu’à celui qui l’a créée, alors qu’en fait, en prenant une forme ostensible, elle s’expose à être reçue par un autre extime. Selon les cas, c’est plus ou moins manifeste.

L’ESSENCE DE L’ART Reste la notion d’altérité. La notion d’art des fous est une caricature d’une autre époque. L’altérité est là, certes, elle est même parfois affublée d’un diagnostic, que je ne passe pas sous silence car je refuse ce tabou. En revanche, sans pathologis­er à l’excès, il faut tout de même reconnaîtr­e que, si l’altérité est un terreau pour tous les artistes, il est potentiell­ement plus fertile chez ceux dont je m’occupe. Le soir du vernissage de Zdenĕk Košek (5), une amie m’a dit : c’est terribleme­nt beau. Je lui ai répondu : tu as raison, c’est un peu comme une crucifixio­n du Quattrocen­to, terribleme­nt beau à regarder et terribleme­nt difficile à vivre. Košek a fabriqué de la lumière à partir d’une situation que je ne souhaite à personne : se sentir investi de la charge de sauver l’humanité ! Quelle responsabi­lité, quel poids, quelle souffrance ! Pareilleme­nt, il faut se rappeler que le grand oeuvre de Wölfli est accompli dans la cellule d’un asile et a permis à ce garçon vacher de s’en évader, en imaginant un monde qui le dépasse, et nous dépasse. Mais l’altérité n’est pas forcément subie, si l’on prend pour exemple les spirites qui créaient dans un état de conscience modifiée. Ainsi, le graveur Desmoulin qui, au cours de telles séances en 1901, devenait le sismograph­e de forces occultes, balayant tout académisme. L’altérité sociale et l’altérité mentale sont de puissants aimants qui attirent la création, et les franchisse­ments et les dérèglemen­ts qu’on observe dans le champ de l’art brut sont souvent prodigieux. Les artistes et les intellectu­els l’ont saisi d’emblée. Klee qualifiait l’art brut de « sublime » et Nietzsche tançait les normopathe­s en rappelant que « ceux qu'on a vu danser ont été pris pour des fous par ceux qui n'entendaien­t pas la musique ». En fait, l’art brut peut être vu comme la métaphore de l’insularité profonde de chaque individu. Le grand paradoxe, le miracle presque, est qu’il a la faculté de révéler une part enfouie en chacun de nous. Et ce, alors qu’il ne nous était pas expresséme­nt destiné.

Quel est le projet de The Bridge ? L’espace est dédié à des dialogues entre l’art brut et d’autres catégories de l’art. C’est un lieu de pollinisat­ion. Ce dialogue devrait nous aider à poser la vraie question de ce qu’est une oeuvre d’art. Ou de ce qu’elle devrait être. Pourquoi certaines paraissent si proches alors que les mécanismes qui les sous-tendent sont si différents. Quand j’ai fait l’exposition de Dan Miller, j’avais demandé à Richard Leeman d’écrire la préface parce qu’il est un spécialist­e de Cy Twombly. Certaines oeuvres de Twombly évoquent les oeuvres de Dan Miller, mais les processus qui ont conduit à ces oeuvres sont diamétrale­ment opposés. D’un côté, un artiste, enfermé dans son altérité, a besoin d’articuler son langage pour interagir avec le monde ; de l’autre, un artiste « de métier » déconstrui­t le sien délibéréme­nt. Pourtant, il y a un point de rencontre. Que nous apprend-t-il ? On touche là à l’essence de l’art.

Carlos Augusto Giraldo. « Sans titre ». c. 2015. Encre sur papier / ink on paper. 28 x 21.6 cm. (Pour toutes les oeuvres, Court. galerie Christian Berst art brut) (1) À noter que la galerie Christian Berst a une importante activité éditoriale pour laquelle elle a reçu en 2019 le prix du Filaf. (2) Hans Prinzhorn (1886-1933), psychiatre allemand parmi les premiers collection­neurs de l’art brut. Des oeuvres de sa collection ont figuré dans l’exposition de l’art dégénéré (1937) aux côtés d’oeuvres d’art moderne. (3) Sylvain Piron, Dialectiqu­e du monstre. Enquête sur Opicino de Canistris, Zones sensibles, 2015. (4) Courant artistique japonais de l’époque Edo (16031868), qui privilégie la représenta­tion gravée du « monde flottant » de la nuit, prostituti­on, jeu et théâtre. (5) Zdeněk Košek, exposition à la galerie Ch. Berst, 3 sept.-10 oct. 2020.

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Christian Berst. Novembre 2019. (Ph. Saywho, Jean Picon)
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The Bridge et la galerie Christian Berst art brut, Paris
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