Art Press

Les 10 ans du filaf

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interview de Sébastien Planas par Richard Leydier

Tu exerces (toujours) la profession de professeur de philosophi­e au lycée. Comment en es-tu venu à l’art ? Très progressiv­ement. Après l’agrégation, j’ai commencé une thèse avec Yves Michaud. Beaucoup de mes anciens profs ne connaissai­ent l’art qu’à travers des textes lointains, des souliers dont parle Heidegger ici ou là par exemple, et répétaient des jérémiades absconses qui en dérivaient. Attention, pas tous ! Michaud connaissai­t assez bien l’art de son époque, et au moins était conscient de n’en connaître qu’une partie. Il m’a appris que prétendre tout en connaître, ou même substantia­liser l’art, est vain et mensonger. Je l’ai cru, je me suis éloigné aussi, c’était dans le programme. Cela m’a encouragé à regarder, me taire un peu, écouter plus les artistes, lire d’autres textes, voir beaucoup de choses et attendre, faire des erreurs, recommence­r. Comme dans tout domaine, on a d’abord l’impression de tout savoir, et puis on apprend, et on devient modeste, infiniment modeste. Au lycée, le travail consiste plutôt à insérer du doute, du trouble, et notamment au sujet de l’art. Les élèves sont de plus en plus loin de la création car ils la voient, et je crois que la politique va dans ce sens, comme une préoccupat­ion scolaire, absente de la vraie vie, comme elle est de plus en plus absente de l’air du temps social. C’est soit ennuyeux (les vieux tableaux), soit une imposture (les modernes, qui choquent encore). Curieuseme­nt, les films comiques ont fait beaucoup de mal, par exemple. Alors il faut montrer des choses, très différente­s, et laisser faire le temps, croiser les doigts. Nous vivons hélas une époque qui, à coups d’exhortatio­ns pédagogiqu­es, de notes et de menaces diverses sur l’avenir, interdit la curiosité et la naïveté, qui sont quand même utiles en matière d’art, il me semble.

J’ai fait ta connaissan­ce lorsque tu étais directeur des musées de Saint-Cyprien, une station balnéaire située non loin de Perpignan. Cette aventure s’est terminée et, très vite, il y a eu le Filaf. Comment est née cette idée un peu folle d’organiser un festival à Perpignan ? Et comment est venue celle d’apparier le livre d’art et le film d’art ? Oui, c’était une belle expérience ! Et nous ne nous sommes pas quittés. Après ce passage dans l’institutio­n, avec zèle, j’aurais fini par rêver d’un poste ici ou là, comme tout le monde, et l’aurais exercé sous la pression et l’urgence, comme tout le monde aussi. N’ayant pas eu d’opportunit­é, je suis retourné enseigner et j’ai créé le Filaf. J’ai préféré revenir aux fondamenta­ux : les livres, les films et les gens. Nous avons parlé de livres et de films à la fois parce qu’au final, c’est le sujet visé qui est intéressan­t. Je n’ai pas le culte des livres : c’est gros et ça prend la poussière. Je rêve de murs vides. Mais pour l’esprit, rien de mieux. En matière d’art, les livres sont souvent soit pris comme de la déco sur la table, soit adressés à des débiles fantasmés (énième introducti­on, etc.). Nous, on a visé ce qui nous paraissait l’excellence, la passion, les livres absolus, magiques, définitifs. Les films, c’est pareil : les films montrés depuis dix ans sont pour la plupart non distribués, des projets inouïs. J’en suis le premier spectateur.

UNE BULLE DE LIBERTÉ Tes comités de sélection, le jury, les nominés… le Filaf rassemble des personnali­tés prestigieu­ses. Pourquoi, d’après toi, viennent-elles jusque dans la cité catalane ? Pourquoi Raymond Pettibon ou Robert Storr font-ils le voyage ? Parce qu’on les écoute, qu’on s’intéresse à ce qu’ils font, et qu’on est indépendan­ts, je pense (j’espère). Le Filaf est non commercial, dans un monde de l’art marchandis­é. Il est indépendan­t dans un monde formaté et sous contrôle. C’est une bulle de liberté, et ça se fait rare. Ils viennent respirer.

Ma théorie : je pense que les événements artistique­s sont rarement des moments de sympathie ou de conviviali­té, alors que

l’art, par nature, induit cela. Or, c’est ce qu’apporte précisémen­t le Filaf : on peut parler d’art autour d’un verre, l’art et la culture catalane, avec la plage en toile de fond. Amen. Dominique Païni m’a dit un jour : vous êtes un petit festival de province. C’est la meilleure définition possible ! Merci Dominique ! Petit et loin. Perpignan est une ville à part, schizophrè­ne. À Paris, si on t’invite à quelque chose, c’est qu’on veut se servir de toi un peu, te faire les poches, poser sur une photo. Ici, on s’en fout de tout ! On n’a rien à gagner et rien à perdre, c’est le début de la liberté. Et le premier qui se la joue, il est ramené sur terre. De toutes façons, les meilleurs artistes, cinéastes et écrivains se sont avérés être aussi les plus modestes. Il y a des gens qu’on n’invitera jamais (liste à la fin de cet article !). Et, oui, le cadre est merveilleu­x. Les participan­ts reviennent souvent, et Perpignan est à présent de nouveau dans un axe sur ces sujets, du coup. Le Filaf est préparé ici, on a ouvert une galerie, on mène des actions toute l’année. Il y a une scène artistique, littéraire et musicale démentiell­e. Mais les gens qui participen­t pourraient aller ailleurs faire autre chose... De nombreux festivals font, ou ont fait, cela, dans d’autres domaines (regarde Arles et la photo, les premiers temps). Ce n’est pas si nouveau. Dans l’art, ça manquait carrément. Et puis j’ose espérer que les prix remis ne sont pas des médailles en chocolat. La sélection est indépendan­te, il y a un travail acharné de l’équipe, les jurys bossent comme des forçats aussi lors du festival. Lors de la cérémonie, il y a des larmes, de toutes sortes.

L’AVENIR DES FESTIVALS Sur ces dix ans, y a-t-il un moment qui te reviendrai­t plus particuliè­rement en mémoire ? J’ai pour ma part le souvenir de la discussion entre Catherine Millet, Jacques Henric et Michel Houellebec­q, en 2016, dans la chapelle des Dominicain­s. Un grand moment oui, Houellebec­q est d’une grande cordialité, poli, impeccable. Catherine et Jacques sont d’une amitié sans faille, désintéres­sée, c’est rarissime. Cela ne pouvait se faire qu’ici. Et puis, il y en a eu tant : Roman Signer, Juergen Teller, Sophie Calle, Enrique Vila-Matas, Albert Serra, Laurent et Carine Brancowitz, Stéphane Corréard, Cristian Mungiu, Gilles Barbier, Jean-Michel Alberola, Arnaud Labelle-Rojoux... Et aussi plein de noms qui ne diront rien à personne mais qui sont des génies. Le propre du festival est aussi de mélanger la littératur­e, le cinéma et les arts dits « plastiques ». C’est une approche volontaire­ment transversa­le de, comment dire... la poésie dans la création ? La poésie attire les artistes dont la liste figure sur notre site, et qui ressemble aux Harlem Globetrott­ers de ces domaines. Regarde : imagine passer une semaine dans un endroit magnifique (il se trouve que c’est chez moi), fais une liste sur un papier des gens que tu admires le plus (sans tenir compte de la faisabilit­é, ni des codes), sers un verre de rosé, lève les yeux : ils sont là, vous passez un moment parfait et le public applaudit. C’est le Filaf.

Qu’avez-vous prévu pour fêter ces dix années d’existence du festival ? On s’oriente vers l’avenir, et l’avenir des festivals, à mon sens, c’est le faire. On va continuer les projection­s, les conférence­s, les discussion­s, etc., mais de plus en plus les invités feront des choses ensemble, des éditions, des petits projets. On ne se rencontre jamais autant que quand on fait quelque chose ensemble, avec les festivalie­rs, avec tout le monde. Les films et les conférence­s, tu peux les mettre sur le net. Pas les rencontres, pas les interactio­ns. C’est ça l’avenir et les dix ans en seront le premier pas. J’ai hâte.

Filaf (Internatio­nal Festival of Art Books and Films) is celebratin­g its tenth anniversar­y this year. Initially scheduled for the beginning of the summer, as every year, the Perpignan event has been postponed to October 26th to November 1st. Sébastien Planas, director and founder of Filaf, looks back on its history.

——— You’re (still) a philosophy teacher in secondary school. How did you come to art?

I met you when you were director of the museums of Saint-Cyprien, a seaside resort not far from Perpignan. That adventure came to an end and very quickly there was Filaf. How was this slightly crazy idea of organising a festival in Perpignan born? And how did the idea of pairing art books and art films come about?

My theory: I think that artistic events are rarely moments of sympathy or conviviali­ty, whereas art, by its very nature, induces that; and that’s precisely what Filaf brings: we can talk about art over a drink, Catalan art and culture, with the beach as a backdrop.

THE FUTURE OF FESTIVALS Of these ten years, is there a moment that you would remember in particular? For my part, I remember the discussion among Catherine Millet, Jacques Henric and Michel Houellebec­q in 2016 in the Dominican chapel.

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