Art Press

Sarah Sze c sc ndo

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interview par Eleanor Heartney

Les installati­ons de Sarah Sze sont composées d’objets trouvés, parfois fabriqués, qu’elle associe. À partir de ces petits détails de la vie quoditienn­e – capsules de bouteille, cordes, photograph­ies couleur, ventilateu­rs électrique­s, fausses pierres et plantes vivantes, aux côtés de peintures, vidéos et projection­s –, elle crée des environnem­ents imaginaire­s, constructi­ons de mondes alternatif­s qui tirent des bords entre le microcosme et le macrocosme. Lauréate de la bourse MacArthur en 2003, Sze a représenté les ÉtatsUnis à la 55e biennale de Venise, en 2013, et exposé dans le monde entier, entre autres à New York, en Suède, à Tokyo, Copenhague et Paris (notamment à la galerie Gagosian en juin dernier [1]).

EH

Nous nous sommes rencontré en 1998, alors que tu préparais ton installati­on au MoMA PS1. Je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à tes oeuvres, alors composées de petits environnem­ents qui surgissaie­nt de trous dans le mur et se répandaien­t sur le sol.Ton travail a énormément changé depuis. Comment décrirais-tu cette évolution ? Dans ces oeuvres de jeunesse, mon idée était d’ouvrir une porte dans le bâtiment. Je voulais changer la manière dont on pensait la sculpture. Au lieu de poser des choses sur un socle, je les installais à des endroits inattendus, de manière à susciter un processus de découverte. Maintenant, c’est dans l’esprit que je cherche à ouvrir une porte : plutôt qu’une expérience de découverte, une expérience de reconnaiss­ance – comment nous pouvons nous reconnaîtr­e d’une autre manière. Mon travail actuel concerne la mémoire et les images que nous avons dans nos têtes, à l’ère de l’anthropocè­ne et de la mort du sublime. Nous n’avons plus la possibilit­é de nous fuir nous-mêmes en allant dans la nature. Désormais, devant une tempête, on se demande si ce sont les humains qui l’ont causée ; ou si c’est le réchauffem­ent climatique qui rend le crépuscule si lumineux. Même sur internet, nous sommes conscients de travailler avec un écosystème défectueux fabriqué par des humains. Nous sommes donc à la recherche d’une conception différente de notre place dans le monde.

STRUCTURE EN RÉSEAU J’ai toujours eu l’impression que ton oeuvre de jeunesse anticipait le monde numérique. En 2001, j’ai été invitée à participer à une des premières exposition­s d’art numérique, organisée par le San Francisco Museum of Modern Art, et qui s’appelait 1010101. À l’époque, je me suis demandé ce que mon travail pouvait bien avoir de numérique. Mais bien sûr, au niveau de la compositio­n, il y avait une structure en réseau, non-hiérarchiq­ue et, face à elle, il n’y avait pas deux personnes qui suivaient le même parcours d’expérience. Même maintenant, ça me paraît très important d’associer high-tech et low-tech. Je ne pense pas que le numérique et l’analogique soient si différents. La véritable division est entre ce qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur de nos têtes.

Tu as imaginé un modèle de temps et d’espace dont nous faisons tous l’expérience aujourd’hui. Je me sens surtout connectée au travail des artistes de ma génération, qui ont vu débouler la vitesse vertigineu­se de l’ère numérique – qui ont vu la tornade arriver et qui ont dû émerger du coeur du vortex.

Qui d’autre rangerais-tu dans cette catégorie ? En fait, je pense à des écrivains comme Zadie Smith, qui a dernièreme­nt écrit un beau texte sur mon travail dans un catalogue, à la romancière Jennifer Egan ou au récent livre de Tara Westover, Educated (2). Ce qui m’a intéressée dans ce livre, ce n’est pas tant le récit que la manière dont elle écrit sur la nature de la douleur et de la mémoire, et comment elles sont reliées à la sensation du temps. Des écrivains comme ceux-là travaillen­t sur le fait d’être conscients de la manière dont nous faisons l’expérience du temps, de l’espace et de la mémoire, dans cette époque de submersion par l’informatio­n.

NOUVELLES PORTES C’est intéressan­t que tu évoques des écrivains. Ils travaillen­t avec le temps d’une manière différente de la plupart des artistes visuels. En ce sens, ton travail est très littéraire. Il a une qualité narrative. Cette dimension narrative était particuliè­rement importante dans mon installati­on pour le pavillon américain à la biennale de Venise de 2013. J’ai trouvé très difficile de transforme­r l’entrée du bâtiment. La seule manière de faire en sorte que l’espace fonctionne avec mon concept, c’était de créer un récit au cours duquel le visiteur recevait une informatio­n après l’autre – comme dans un livre dont la séquence d’introducti­on est très importante, et où il faut que le lecteur ait des surprises, des crescendos, éventuelle­ment une fin surprenant­e, de façon à ce que, quand il a terminé le livre, il voie le personnage principal d’un nouvel oeil. Pour y parvenir, j’ai dû modifier tout le parcours. À Venise, une grande partie de mon budget est en fait passée dans la fabricatio­n de nouvelles portes.

Tout ton oeuvre est plein de connexions inattendue­s. Dans quelle mesure sont-elles préprogram­mées ? Elles arrivent sur le moment. Pour filer la métaphore littéraire, il y a la phase de recherche, puis les décisions sur la manière dont l’histoire va se déployer. Mais ce qui rend l’écriture intéressan­te, ce sont les choses qui surviennen­t pendant le processus d’écriture lui-même. Il y a un côté miraculeux. On se dit : ce que je viens de comprendre, je n’y serais pas arrivée si je n’avais pas écrit les vingt séquences précédente­s. C’est le processus qui vous dit quoi faire. Il faut trouver le lieu où le travail commence à nous répondre.

Pour Venise et d’autres projets, tu as dit que tu t’étais inspirée du planétariu­m où tu allais quand tu étais petite. Au bout du compte, la série Timekeeper (3) transforme

LANTERNE MAGIQUE Tu exposais ce printemps à la galerie Gagosian de Paris. Quel était ton projet ? À chaque fois que je fais quelque chose, que ce soit au sol, sur le mur, ou en vidéo, ça concerne beaucoup l’architectu­re et la manière dont l’espace encadre l’expérience. Pour Gagosian Paris, je voulais que le visiteur soit aspiré à l’intérieur et fasse l’expérience de différents médiums mélangés. On entrait dans une pièce sombre où se trouvait l’un de mes Timekeeper­s. Il y avait beaucoup d’images numériques de choses qui étaient très tactiles, humides, ou qui gouttaient. Une projection d’un oiseau en vol pouvait faire référence à Étienne-Jules Marey, tout en mettant l’accent à la fois sur la transforma­tion d’une image en film et sur l’idée de saisir un instant. Tout renvoie à la manière dont les choses sont présentes à notre mémoire. Puis, de cette pièce sombre, on pouvait entraperce­voir un deuxième espace qui baignait dans une lumière naturelle intense. Les yeux avaient besoin d’un moment d’adaptation avant de pouvoir voir une grande peinture dans l’encadremen­t de la porte, comme un portique.

Tu exposes en octobre à la fondation Cartier pour l’art contempora­in. C’est la deuxième installati­on que tu y présentes en vingt ans. J’ai fait une exposition personnell­e à la fondation Cartier en 1999. C’était la première fois que je me mettais vraiment à l’échelle et que j’entrais en dialogue avec un bâtiment. La pièce de 1999 titillait un bâtiment très élégant, pour lequel j’ai du respect, mais que je voulais aussi déranger. Je voulais créer une confusion entre l’intérieur et l’extérieur, faire entrer le jardin à l’intérieur et permettre à la pièce de traverser la vitre. Je voulais que l’installati­on soit drôle et légère, dans ce bâtiment qui n’est que légèreté. Cette fois-ci, l’installati­on embrasse le bâtiment entier, en jouant avec ses illusions et ses reflets, en faisant glisser les couches de verre, en créant des reflets entre les espaces. Ça devient une sorte de lanterne magique vue de l’extérieur, avec des images qui soulignent l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. On arrive dans l’entrée et, pas à pas, on découvre une pièce après l’autre. L’extérieur du bâtiment devient d’abord une sculpture, puis c’est l’intérieur qui devient sculpture, ensuite on trouve une sculpture à l’intérieur de l’espace, puis finalement l’intérieur de cette sculpture elle-même, comme des poupées russes.

Penses-tu que ton oeuvre ait une significat­ion politique ? Autrefois, je refusais fermement d’être photograph­iée parce que, quand je regardais l’histoire des femmes artistes, ce qu’on y voyait, c’étaient toujours des femmes, et pas leur oeuvre. Je ne voulais pas me confronter directemen­t à la politique, aux questions de genre ou de race, parce que je voulais que les gens regardent vraiment mon travail. Les débats se polarisent très vite, donc, dans les tables rondes, j’évitais de dire qu’il était question d’une femme, ou d’une Américaine d’origine asiatique, etc. Mais, au fond, je ne peux pas y échapper. Une des raisons pour lesquelles je suis allée à la School of Visual Arts de New York, c’était pour les femmes qui y enseignaie­nt – des personnes extraordin­aires comme Ursula von Rydingsvar­d, Jessica Stockholde­r et Jackie Winsor. Je voulais passer du temps avec des femmes comme ça. Des femmes fortes qui ont ouvert la voie à ma génération. Il y a encore d’énormes inégalités dans le monde de l’art en ce qui concerne l’accès, la compensati­on, la représenta­tion. Mais, en termes de sujets, c’est en fait un grand privilège, je trouve, de ne pas avoir à évoquer directemen­t dans mon oeuvre le fait d’être une femme. Maintenant qu’il existe une diversité chez les femmes, un vaste spectre de genres, mon travail n’a la responsabi­lité de rendre compte d’aucun sujet particulie­r. C’est une question de liberté. Toutefois, pour répondre à ta question, faire de l’art est fondamenta­lement un acte politique. Étant née dans une famille mixte, j’ai toujours été consciente, dès mon enfance, de la multiplici­té des perspectiv­es et des perception­s. Ce n’est donc peutêtre pas un hasard si mon travail s’intéresse autant à l’idée de fragilité, de complexité, d’instabilit­é, au démantèlem­ent, à un vacillemen­t permanent. Je suis toujours intéressée par les

oeuvres qui modifient la définition même de l’art. Je réfléchiss­ais à Dada récemment, au fait que ne pas faire sens est une position politique radicale. On me demande souvent comment je sais qu’une oeuvre est terminée. Je réponds : quand ça vacille entre beaucoup de choses, et que, de cette façon, je ne la maîtrise plus.

EXPÉRIENCE INTIME Quand je posais la question du sens politique de ton travail, je pensais à la précarité. Les systèmes que tu inventes menacent toujours de s’effondrer. Nous vivons aujourd’hui dans un système de plus en plus coercitif et englobant. Ton oeuvre suggère qu’on peut le remettre en cause. Je l’espère. C’est quand on est désorienté qu’on trouve l’assise la plus ferme, qu’on remet en question les certitudes. C’est pourquoi une autre source d’inspiratio­n importante pour moi a été le mouvement des photograph­es postmodern­es. Bien sûr, les principaux meneurs ont été des femmes, Cindy Sherman, Barbara Kruger, Laurie Simmons, Gretchen Bender, Louise Lawler, Sarah Charleswor­th, Sherrie Levine… Toutes ont interrogé le médium de front, posé des questions sur la perception elle-même – comment on fait une image, comment la lire. Leur travail envisageai­t la stabilité de chaque objet d’art en même temps que la manière de le remettre en cause. Tout cela a exercé une énorme influence sur moi.

Une autre influence est peut-être celle du minimalism­e, ainsi que de l’idée de donner au regardeur une autonomie d’action. Mes sculptures renvoient toujours à la possibilit­é qu’a le regardeur de se projeter lui-même dans l’oeuvre. L’idée que le regardeur active l’oeuvre n’est pas neuve, mais je suis fascinée de voir les gens consacrer du temps à mon travail. C’est aussi pour cela que je me suis toujours intéressée à l’art dans l’espace public et à son côté démocratiq­ue, à la façon dont il se tresse à l’expérience de la vie quotidienn­e. J’ai toujours aimé son côté anonyme, quand il devient partie du paysage. Mais ce type de démarche exige un cerveau très différent du mien. J’ai appris ça de mon père. Étant architecte, il était sans cesse confronté à des tonnes de bureaucrat­ie et de diplomatie, de présentati­ons, il devait embarquer les gens avec lui. Quand on ne travaille que pour soi, on n’a pas à se soucier des réactions. Si les gens n’aiment pas, tant pis. Avec l’art public, c’est beaucoup plus compliqué. Sans un niveau minimal de consensus étendu, on ne peut pas produire. C’est donc un défi d’y parvenir tout en réalisant des oeuvres radicales et dérangeant­es. Je consacre beaucoup d’énergie à ça. C’est une manière de transforme­r l’environnem­ent, la façon de penser des gens. Transporte­r l’art à l’extérieur du musée est aussi une prise de position politique importante, et qui tend à l’être de plus en plus. Dans les années 1990, on disait : « Laissez tomber l’art, internet arrive, on n’a plus besoin d’objets. » Mais c’est encore plus important aujourd’hui d’avoir des moments où on s’arrête en face de quelque chose qu’une autre personne a créé, et de ressentir un lien, à la fois sur le moment et à travers le temps. C’est je crois ce qui explique la croissance de la fréquentat­ion des musées et de l’intérêt pour l’art. Les gens sont demandeurs de cette expérience intime.

C’est très différent de l’expérience de l’écran. L’idée est de donner aux gens une occasion de concentrer leur attention sur quelque chose. Un étudiant m’a récemment envoyé une citation de moi, où je disais : «Tous les artistes sont accros au fait de regarder. » Cela fait partie de notre obsession du faire. Si on arrive à transmettr­e cette expérience, c’est déjà une manière de nourrir les gens. Tout le monde ne s’en saisit pas, mais ça fait partie de la communauté tout entière.

Traduit par Laurent Perez

Sarah Sze, who will be doing her second exhibition at the Fondation Cartier from 23 October, 2020 to 7 March, 2021, has long been thinking big about small things. Here she talks with Eleanor Heartney about time, space, narrative and politics.

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