Art Press

Pascal quignard e m x ye x

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interview par Jacques Henric

Pascal Quignard L’Homme aux trois lettres Grasset, 192 p., 18 euros

Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber Sur le geste de l’abandon Hermann, 212 p., 27 euros

L’Homme aux trois lettres clôt le cycle des dix tomes de Dernier royaume de Pascal Quignard. Un grand livre où il est question d’une étrange activité à laquelle Quignard a consacré sa vie : la littératur­e. Manque l’image de sa conception et de sa naissance. Le mot est sans origine, affirme d’emblée Quignard. Qu’en est-il de sa chair ? Et sa chair est-elle mortelle ? Un littérateu­r, un des premiers entre tous, mène l’enquête. S’imposait à la Bibliothèq­ue nationale de France, à l’occasion du don des archives de Pascal Quignard, de lui faire l’hommage d’une exposition, Fragments d’une écriture, du 30 septembre au 29 novembre. Une gageure quand on sait que, rare exception parmi ses contempora­ins, Quignard détruit au fur et à mesure manuscrits et archives. Expérience réussie grâce à Olivier Wagner et à ses collaborat­eurs qui, ayant sauvé du naufrage, c’est son mot, des fragments de l’oeuvre, en proposent un parcours éclairant et passionnan­t. Un ouvrage abondammen­t illustré, dirigé par Mireille Calle-Gruber, accompagne l’exposition.

JH

Commençons par l’exposition de tes archives et de tes manuscrits à la Bibliothèq­ue nationale. Tu reviens souvent dans tes livres sur une image qui manque : l’image de la conception et de la venue au jour du petit d’homme. Or, le premier document qui ouvre ladite exposition est un texte de ta mère. Document exceptionn­el : ta mère faisant, dans le moment même de l’action, le récit de son accoucheme­nt. Il y a aussi un autre texte d’elle, écrit la veille de ma naissance, où elle raconte être prise d’effroi en entendant à la radio Chaliapine chanter Boris Godounov. Alors elle perd les eaux, elle part à la clinique. Ces textes indiquent pour moi l’extrême peur dans laquelle elle a toujours été vis-à-vis d’elle-même. Mais, d’autre part, on a dit longtemps – pour moi c’est un mystère – qu’il y avait dans celui qui naissait un désir de surgir qui se solidarisa­it à l’accoucheme­nt et même le déclenchai­t. Et récemment, on s’est rendu compte que non, qu’il y avait un afflux d’endorphine­s dans le corps du petit foetus qui, en fait, l’endormissa­it en prévision de la souffrance qui allait survenir : le changement de son état, la brûlure de l’air, le déchiremen­t de la pulmonatio­n, l’irradiatio­n de la lumière. En fait, ce qui est expulsé de toutes ses forces par la mère, ce n’est pas un

enfant consentant. Mais, dans le petit texte que tu as lu, ce que je trouve très étonnant, c’est comment, spontanéme­nt, ma mère, qui ne m’a pas aimé – elle avait sans doute tout à fait raison – me décrit têtu, entêté, ne voulant pas manger, ne voulant pas dormir. On n’est pas grand-chose quand on naît, un petit vivant informe, mais c’est curieux comme on est déjà construit dans l’idée que la mère a de nous alors qu’on est en train de surgir des lèvres de son sexe.

LE BESOIN DU RÊVE Le jeu entre l’écrit et l’image : qu’est-ce qui est premier ? Parfois, l’image vient oblitérer l’écrit, un dessin couvre le texte ; arrive-t-il que le texte suscite un dessin ? Les deux se produisent. L’avant-texte est une motricité. Une motricité qui se déplace d’espace à trois dimensions en espace à deux dimensions ; c’est l’excorporat­ion du volume d’un corps dans l’espace ; c’est un dessin. Ce n’est pas facile pour moi de faire le théoricien là-dessus. Je n’y connais rien. D’abord j’appelle image l’image onirique; c’est tout ; cette sorte de simplifica­tion que les animaux, les oiseaux, et nous, les humains, avons des silhouette­s que nous désirons, dont nous avons faim, projet, impatience. Ça, c’est pour moi l’image involontai­re, la séquence incontrôla­ble, qui est bien avant le langage, qui est indemne du langage. C’est très impérieux. Ça guide nos vies. Je m’y fie toujours. Il n’y a pas de décision que je ne prenne sans que j’aie eu un rêve avant qui dise : oui, tu désires cette forme, cette crainte, ce mouvement, ce voyage. Sinon, il ne faut rien faire. Si le sommeil n’entérine rien, cela veut dire qu’il n’y a rien. L’image est donc convocatri­ce. Elle n’est pas narrative. C’est le langage qui est narratif, symbolique. L’image chez les animaux surgit sans grand ordre, sans avant, ni après, ni avec. Nous n’y sommes pas en position de sujets, nous sommes présents comme personnage­s dans l’image – c’est très important –, dans l’image onirique des animaux, des oiseaux comme dans celle des chats. L’image ne connaît ni le temps, ni le sens, ni la langue, ni la subjectivi­té. J’ai besoin, dans ma vie, qu’il y ait du rêve qui m’avertisse, ou plutôt qui m’impulse. Et dans ce que j’écris. Ces images, ces prédations, sont motrices. Ce sont des attacca, pour parler comme les musiciens. Ça exalte, ça décide. Quand je préparais une conférence pour Caen sur le thème « La musique pense-t-elle ? », j’ai gribouillé des idées, des dessins, Orphée… Puis Boutès est arrivé. Le plongeur est arrivé. Le tuffatore a pris soudain la place du marin Boutès. Et c’est le jour où se sont confondus Boutès et le plongeur de Paestum que ça s’est identifié, que j’ai vu la scène, et je me suis dit : ça, c’est une très belle idée. Il y a celui qui plonge dans l’océan de son émotion, qui ne se contrôle pas, qui ne sait plus où il est. Il reste entre les deux – car le plongeur de Paestum n’est plus sur l’Acropole, il n’est pas encore dans la mer Tyrrhénien­ne. Il reste, comme ça, avec son petit sexe qui pend, avec ses deux bras en avant, au coeur de l’image. Entre la vie et la mort. C’est une très belle peinture, très sobre, sur fond blanc… Là, je me suis dit : c’est Boutès.

Tes dessins du plongeur sont d’ailleurs très beaux. S’ils m’aident à m’impliquer, ils me permettent aussi de me reposer, de me reprendre dans un second temps, de rêvasser. Tous ces gribouilli­s, toutes ces peinturlur­ies, ça explore et ça entérine dans mon cerveau ce que je veux vraiment sans que je le sache. Ce n’est pas de la peinture. C’est hypnotique. Dans le rêve : non-motricité totale des jambes, des bras – je ne parle pas du sexe –, le corps reste complèteme­nt immobile, et surviennen­t ces départs d’images qui propulsent des formes. Chez celui qui a saisi des braises éteintes dans ses doigts, je crois – parce qu’il y a des histoires de neurones-miroirs, de réfléchiss­ements musculaire­s que j’ai lus dans des revues –, c’est le corps debout, même agenouillé, même assis, même suspendu, qui vient incarner la motricité de ce qu’il voit et qui l’apprend à l’intérieur du mirage de sa motricité immobile. Tu dessines plusieurs fois, plusieurs fois, un plongeur, et tu plonges de plus en plus, de plus en plus. Tu as besoin de le répéter, de répéter ce mouvement, et tu plonges davantage, tu t’engloutis davantage.

LE PLAISIR DU RETRAVAIL Ton travail sur Boutès, exposé dans les vitrines, permet de voir l’évolution de ton livre : d’abord beaucoup de notes manuscrite­s, la dactylogra­phie avec correction­s manuelles, nouvelles correction­s, nouvelle dactylogra­phie et correction­s et peu à peu le texte s’épure, prend une belle amplitude physique… Il y a une chose que je n’ai jamais comprise chez les amis écrivains qui posent la question : à quel moment on finit un livre ? Dieu sait, pour ma part, que je n’aime pas la première version ; l’applicatio­n, le courage de coucher les lourdes et pénibles phrases, l’une après l’autre, sur la page, la mobilisati­on de la pensée, rameuter des idées, devoir aller jusqu’au bout de la tâche de les manifester tout du long, avec de l’encre, tout ça m’est pénible. Le retravail, en revanche, augmente le plaisir. De retravail en retravail, de saturation en saturation, le plaisir grandit. Quand un livre est-il fini ? C’est très simple : quand il n’est plus l’objet de correction­s. Ce n’est pas toi qui décides d’arrêter le manuscrit, c’est le manuscrit qui dit stop ! C’est le manuscrit qui s’épuise dans le livre.

Venons-en à l’Homme aux trois lettres. Tu écris d’entrée que la littératur­e est sans origine. Est-ce vrai dans le réel ? Ne naît-elle pas à un certain moment de l’histoire humaine ? Et, si elle n’a pas d’origine, cette littératur­e écrite, incarnée, aura-t-elle une fin ? Tu prends des mots trop compliqués. Quand tu dis « fin », tu veux dire « mort » ? Tu veux dire « sens» ? Pourquoi pas « interrupti­on » ?

Parce que, lisant ce dernier volume de ton cycle Dernier royaume, est-ce dû à la sinistre époque que nous vivons, j’ai eu le sentiment, parfois poignant, qu’il annonçait

une fin de ce qu’on a appelé, de ce que tu appelles, la littératur­e. Je ne le ressens pas ainsi. Je pense que ce monde du silence où la langue s’abandonne n’a pas de fin, pas plus qu’il n’a d’interlocut­eur. Le lecteur n’est pas un interlocut­eur. Comment t’expliquer ? Ce qui m’a plu, dans le dernier cours qu’a donné Émile Benveniste avant sa maladie, avant son aphasie, c’est quand il a dit : ce serait tout de même bien qu’on sache quel est le sens du mot « littératur­e », ça nous aiderait bien de savoir qu’est-ce que ça veut dire mais on ne le peut pas. Quel est l’étymon de la lettre, de la littera, de la littératur­e ? On ne sait pas. La littératur­e n’a pas d’origine au sens où elle n’a pas de significat­ion qui la porterait comme une fonction. Elle n’a pas de fonction. Elle est un peu d’ailleurs comme ce mystère qu’est le rêve, on ne sait toujours pas pourquoi un corps de bête est visité par quelque chose qu’il ne contrôle absolument pas et qui pourtant le pousse à la produire de nouveau, à s’ériger de nouveau. Pourquoi, quel est le dessein de tout ça ? Que la littératur­e, dans l’origine du mot, soit une énigme, ça me plaît fondamenta­lement. C’est inassignab­le. Ce qu’on sait, ce que dit Benveniste, c’est : la langue ce sera toujours le dialogue, la grammaire du Je et du Tu, altercatio­n, narration. Celui qui prend la parole s’appelle Je, celui qui l’écoute s’appelle Tu. Bouche face à Oreille. Or survient quelque chose qu’on ne comprend pas, et qui n’advient pas à toutes les langues. Sur les trente ou quarante mille langues qu’il y a eu sur terre, seulement sept ou huit ont eu besoin de l’écriture, et des écritures différente­s – hiéroglyph­es, pictogramm­es, alphabets qui ne concordent en rien. Une pulsion, à plusieurs reprises, a refermé la bouche, a ôté la langue à l’oreille. Soudain la Main, dans le silence, s’adressa à l’OEil. Ce qui parle, invisible et microscopi­que dans l’air, comme le disait Gorgias, apparaît dans le jour et tombe dans le silence. Non plus de bouche à oreille mais de la main aux yeux. Ça, c’est très mystérieux. La fonction de ça, pour moi, c’est plutôt de l’ordre du miracle ou de l’incompréhe­nsible, plutôt que la dimension de quelque chose qui a un sens. Toutes les langues n’ont pas connu cette métamorpho­se, donc ce n’est pas quelque chose d’universel. Dans ce sens, si ta crainte, c’est que ça soit périssable, c’est une éventualit­é possible. D’accord ! D’accord mais, pour moi dont la vie repose sur la possibilit­é d’avoir ce besoin d’une récapitula­tion chaque jour, d’une remise en marche, assez longue, dès l’aube, dans le silence et dans mon coin, cette épiphanie est vitale. Sans littératur­e, je serais mort.

La littératur­e naîtrait, suggères-tu, quand la voix se tairait. Tu évoques cet épisode bien connu de saint Augustin restant sans voix, si je puis dire, en découvrant saint Ambroise lisant silencieus­ement, signe parmi d’autres du passage d’une littératur­e orale à une littératur­e écrite. Un grand progrès dans le développem­ent de la pensée abstraite, philosophi­que, mais n’y a-t-il pas un dommage pour elle de ne plus faire l’épreuve du gueuloir flaubertie­n ? Que vaut un texte qu’on ne peut pas lire à haute voix ? Je comprends ce que tu ressens mais je ne vois pas les choses comme toi. Je viens du monde de la musique. Dans la musique que je préfère, la musique psychique, si j’ose dire, dans la musique pour clavier, Couperin, Chopin, Bach par exemple, il y a énormément de notes qui ne peuvent pas être jouées. Bach les écrit sous forme de rondes, d’appuis, ou bien de basse continue qui ne cesse de scander son glas… Elles résonnent dans l’espace de la partition mais elles ne peuvent pas être réalisées à l’archet ou sous les doigts ou au bout du souffle. Dans le cas de Purcell, c’est pareil. Il en va de même dans la musique contempora­ine. Tu as une liberté dans le texte, comme dans la musique, de faire surgir un chant qui ne pourra pas être chanté mais qui a sa beauté intérieure. Sublime résonance fantomatiq­ue. Chez Messiaen, mon voisin villa du Danube, c’est extraordin­aire. Quand je faisais des spectacles avec Suzanne Giraud, avec Benoît Menut, avec Lorenda Ramou, avec Alain Mahé..., il arrivait des choses imprévisib­les dans le noir avec des corneilles, avec une chouette, avec de telles choses... Je prenais mon texte et, au fur et à mesure des soirées, je coupais, je supprimais. Tout ce qui ne passait pas par ma bouche tombait. Mais c’est dommage. Je l’ai écrit parce que ça résonnait dans un autre monde que celui de ma bouche. C’est ça la littératur­e.

LA LITTÉRATUR­E ET LE VOL Tu considères la littératur­e comme une pratique de voleur. La conception romantique de la création, du poète inspiré, n’y trouve guère sa place. Il y a même un mot, que je n’ai pas employé parce c’est un mot d’un naturalist­e sur les moeurs des goélands et des mouettes, c’est ce qu’on appelle l’allélophag­ie. Il y a des oiseaux qui ne peuvent pas prédater et qui doivent voler dans le bec de l’autre la proie qu’ils désirent car ils ne l’élisent que dans le choix que l’autre a fait d’elle. Nous ne sommes pas nés de nous-mêmes. Ce thème que la psychanaly­se a imposé : tuer le père, ce n’est pas un faux thème. Le thème de l’OEdipe, en tout cas pour les garçons, cela fonctionne : on veut remplacer le modèle, on veut surpasser celui qui nous précède, on écrit contre la génération qui était là avant la nôtre, c’est profondéme­nt vrai. Mais il y a une angoisse qui est beaucoup plus massive, je trouve, et qui est celle de l’imposture. On se sent soudain, dans sa vie, femme ou homme – femme, ça arrive aussi –, illégitime, sans assurance. Pourquoi est-on là, pourquoi fait-on ça, qui nous envoie, l’avons-nous dérobé ? Ça, c’est le thème du voleur. Soudain, on prend conscience que notre prénom, ce n’est pas nous qui nous le sommes donné ; notre nom, ce n’est pas du tout nous ; tous les modèles qu’on admire, ça n’a rien à voir avec nous ; toute la langue, on l’a dérobée sur les lèvres des autres jusqu’à l’âge de neuf ou dix ans ; on a volé et pillé le monde entier. Or c’est le bonheur : on est allélophag­e, on s’abreuve, on enlace, on tire, on pique, on presse, on aime. Il ne faut pas en avoir plus de honte que ces oiseaux qui ne plongent pas au fond de la mer, qui ne fusent pas au haut du ciel, mais qui volent à ras de l’océan : ils volent dans la bouche merveilleu­se des autres. Tout simplement, pour ce qui est du romantisme, si je ne l’aime pas, c’est que, quand on croit être soi, ça m’endort. Mon moi à moi n’existe pas. Je sais que, quand je retire les pelures de l’oignon, il n’y a strictemen­t rien. Arrache les pages du livre, tu ne découvres rien. Un peu d’ombre à la pliure des pages. Je suis très jaloux de préserver le secret de ce vide-là, de ce rien, du secret de cette ombre, de cet intervalle vital qui me permet de vivre et d’être infiniment heureux, plein de désir, de soif, de faim. Plus de soif que de faim, à vrai dire, car je suis resté un peu anorexique.

Qu’est-ce qui t‘a marqué dans ton expérience d’enfant de choeur, à laquelle tu consacres quelques belles pages ? Je ne saurais pas trop l’indiquer. La chapelle où j’officiais en tremblant, après la guerre, dans les ruines du Havre, a été entièremen­t rasée. J’y allais comme au théâtre. J’y allais dans mon aube. Au moment de la vie où je suis, ce ne sont ni la religion, ni la foi, ni la confession, ni la punition, ni la peur du péché qui me manquent – mais l’invention absolument sublime de ces lieux clos, de ces sanctuaire­s de pierres aux fenêtres bouchées par des vitraux, ces cathédrale­s, ces contenants pour un dieu mort, ces multitudes d’églises plus belles les unes que les autres. C’est une invention fabuleuse qui couvre tout le territoire de l’Europe. Un des plus beaux sites du monde. Une quantité de volumes, d’enclos de silence, d’ombres.

Dans les ouvrages d’auteurs contempora­ins, il y a un mot qu’on trouve rarement, le mot âme. Quel sens lui donnes-tu ? L’âme, c’est ce qui anime. Pour moi, il y a deux mondes. Le premier, où il n’y a que la pulsion du sang et l’impossibil­ité de la phonation – c’est le monde de la musique, de la passivatio­n pure, de l’audition pure, c’est la battue du coeur, le pouls de la pulsion, pour parler comme les psychanaly­stes. Et, dans le second, quelque chose s’anime, le vent devient, au fond du corps, quelque chose qui se transforme en souffle et qui s’incurve. C’est ça que j’appelle âme. Ce souffle aval revient sur luimême, amont, à l’aide du langage. Il commence son étrange rumination, un mouve

ment en boucle qu’on appelle la conscience. Je n’aime pas beaucoup le mot de conscience, si restrictif, vénal, surveillé, radin, je préfère le mot âme, qui est plus ample, plus animal, plus généreux, plus libre. C’est plus matériel : l’anima, l’animation.

En quoi la littératur­e est-elle d’essence diabolique ? Je fais une différence radicale entre l’image contiguë, indicielle, pas encore symbolique, pas encore linguistiq­ue, pas encore contaminée par la significat­ion, et la lettre qu’on écrit. La langue orale, s’étant éloignée dans le silence où elle s’objective, devient quelque chose que l’on peut retravaill­er, remanier sans fin. On quitte le symbolique pour son contraire, le diabolique. La fusion du sens et du mot s’éloigne. On change de mot, on prend un homonyme, on modifie un verbe, on perd son nom, on transforme tout. Et là, c’est une instance qu’on peut dire diabolique dans la mesure où on n’est plus en fusion avec ce qui est dit. Il y a une sorte de distance. On devient ce que les Grecs appelaient sophiste, ce que les Romains appelaient rhéteur. Il y a profondéme­nt une rhétorique diabolique au fond de la littératur­e. Ça rejoint ce que tu dis sur le vol. Oui. Tu as raison. Identité nulle ! Vol total ! Beaucoup de gens croient que, lorsqu’ils disent Je, il y a un

Je en eux. Il n’y en a pas ! C’est uniquement une façon de parler, de prendre la parole, de s’arquer sur ses jambes de derrière. Et, quand on leur dit Tu, ils croient qu’ils sont l’interlocut­eur de celui qui leur parle. Ce qui est faux aussi. On est simplement en contact avec l’autre, cette reconnaiss­ance-là est diabolique. Celui qui a admirablem­ent mis ça en scène, c’est Pierre Klossowski.

LE DEUX ABSOLU Un des thèmes insistants dans tes livres, dans l’Homme aux trois lettres en particulie­r, est celui de la différence sexuelle. Ce n’est pas dans l’air du temps. C’est le point coriace. Il y en a un autre qui a toujours tenu à cela, c’est Freud ; je ne parle pas de ceux qui ont suivi Freud. Là aussi, pour parler encore de miracle, il y a quelque chose de cet ordre dans le fait que ce deux soit absolu, que tout soit à l’état de division, que nous venions de deux, que nous ne puissions aimer qu’à deux, que ces deux ne doivent pas être semblables, qu’il doit y avoir entre eux une altérité profonde, totale. Que le trois c’est encore plus impossible que le un. La différence sexuelle est à jamais incompréhe­nsible. Qu’on puisse s’introduire dans la tête de l’autre, éprouver, ne serait-ce qu’un jour, l’expérience même de son plaisir, je n’y crois pas. Je me rappelle une phrase de mon maître Emmanuel Levinas –

Dieu sait que ce n’était pas un homme érotique – qui disait : l’amour, c’est le deux absolu. Pour moi, ça va presque un peu plus loin. Au-delà du deux, ça s’émiette. La société ne m’intéresse absolument pas. L’expérience du plusieurs – l’expérience de la guerre, du pogrom, de la religion, de la foule, du match de football… – ne m’intéresse absolument pas.

En revanche, « le fond magique de l’amour », titre de ton dernier chapitre, t’intéresse beaucoup. J’aime bien cette image parce qu’elle est très brutale, le vol de l’autre volé par l’autre, mais je la prends au sens des mages de l’Égypte ancienne et des Grecs anciens. Oui, ça touche à la prédation sauvage, mais c’est surtout ce qui est privilégié dans le charme qu’un corps veut lancer sur la chair qu’il désire. Ce qui me frappe, ce que je trouve très beau dans ces « ligatures » magiques sur la poupée de l’autre, ce sont les douze orifices percés de l’autre. Ce n’est même pas la différence sexuelle qui est seulement visée, c’est toute la surface orificiell­e de l’autre. Comme quoi, ce n’est pas moi qui suis fou ! Les vieilles pratiques des mages et des sorciers de tous les continents confirment ce qui est pour moi le plus beau du monde : une sensoriali­té totale. Le monde n’est fait ni pour le penser, ni pour le transforme­r, ni pour le juger, mais pour le sentir.

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