Laure adler vi i ss comm t viv
Laure Adler La Voyageuse de nuit Grasset, 224 p., 19 euros
Le dernier livre de Laure Adler interroge sereinement l’art de vieillir.
« Je n’ai pas envie de terminer ce livre… », écrit Laure Adler dans les ultimes pages de la Voyageuse de nuit, titre justement emprunté à l’admirable Vie de Rancé de Chateaubriand. La phrase pourrait sembler banale ou anecdotique. Elle exprime en réalité le désir puissant et lucide qui anime l’auteur, qui souligne son projet, son principe, son axe. Disons rapidement ce que ce livre n’est pas : un docte essai sur la vieillesse, une réflexion mélancolique sur le temps qui passe, un manifeste en faveur du troisième âge… La phrase que je citais n’est pas davantage une dénégation : elle ne masque pas une crainte de l’échéance qui vient, qui mettra un terme fatal au livre comme à la vie. Non, écrire, continuer d’écrire, vouloir encore et toujours écrire, c’est faire de cette vie dans son intégralité, avec son début, son milieu et son terme – forcément plus proche lorsque les soixante-dix ans sont atteints – un motif toujours actuel et présent de pensée, d’interrogation. Dans ce livre de circonstance, au sens le plus noble du mot, Laure Adler ne dissimule rien, elle ne se cache pas derrière son petit doigt : avec éloquence, elle fait coïncider maturité et âge avancé, dans la même perspective que Simone de Beauvoir avait établie dans son livre sur la Vieillesse (1970). « Depuis d’un long trait de temps je suis envieilli, mais assagi je ne le suis pas d’un pouce », affirmait Montaigne ( Essais, III, 9). Un programme est donc fixé, large, abstrait, et nommant en même temps, avec précision, l’axe nécessaire : « La vieillesse comme un engagement vis-à-vis de soi-même de ne pas déroger à ce qu’on tente d’être. » Et puis aussi une discipline, presque de fer : « Être sans arrêt en éveil […], ne pas se décevoir, tenir bon malgré les embûches et ne jamais se plaindre. Ne pas en faire une histoire. […] La vieillesse ni comme un destin tragique ni comme un ensommeillement généralisé, mais comme art de vivre. » Tout le livre décline ce refus et explore cet art obstiné, vital, appuyé sur une loi intérieure qu’on édicte pour soi-même, qu’on applique également, autant que faire se peut, à ses proches, à ses contemporains, et aussi à ses aînés, ceux qui vont bien et ceux qui déclinent, penchent, dans leur marche incertaine, vers la mort. À la fin du livre, Laure Adler aborde d’ailleurs de front, concrètement, la question des Ehpad. « Ne pas en faire une histoire », ne pas en raconter, ou s’en raconter une. Ne pas se regarder vieillir du haut d’un promontoire, mais vieillir à même sa vie, présente et futur – aussi limité soit ce futur. Montaigne, encore lui, observait cette modification du temps, qui, l’âge venant, a tendance à se figer, à prendre une forme définitive mais nullement momifiée, « substance et fortune en nature » (III, 10). Ce qui n’est en rien un renoncement, une abdication. Il faut aussi prendre acte, comme le fait l’auteur en toute lucidité, de notre vision qui se modifie, évolue : « Un vieux d’aujourd’hui est moins vieux qu’un vieux d’autrefois… »
UN HOLOGRAMME BRISÉ « Apprend-on à vieillir ? », s’interroge également Laure Adler, qui cite de nombreux auteurs et artistes, en particulier ceux qu’elle a pu rencontrer, avec lesquels elle s’est entretenue (la mémoire et les archives, notamment de France Culture, en attestent), comme Edgar Morin, Mona Ozouf, Claude Régy ou Agnès Varda (une page émouvante, joyeuse). Assurément, non. Plusieurs hypothèses s’ouvrent alors. Claude Lanzmann, ce qui n’étonnera personne, préférait affirmer : « Je ne sais pas ce que c’est que vieillir. » Mais de quel âge parle-t-on ? L’âge social, physique, psychologique, sexuel ? « Pendant longtemps on n’a pas d’âge du tout », remarque Adler. Et à la question : « Faut-il dire vieil adulte ou jeune vieillard ? », Michel Tournier répondait comme il convient : « Je m’en fous. » À toutes les interrogations soulevées par Laure Adler, en toute connaissance de cause, sans complaisance, avec une fière et bienfaisante énergie, il faut se résoudre à ne pas trouver de réponse. Il n’empêche : la méditation continue, qui maintient la lucidité à son plus haut niveau possible. Et d’abord la lucidité à l’égard de soi-même, loin de toute pensée ou de tout comportement péremptoire. Deux pistes possibles cependant, parmi d’autres. Celle ouverte par Pierre Pachet, qui savait de quoi il parlait, au début du Grand âge (1992) : « Vieillir vous fait subir cette altération interne qui cependant vous laisse vousmême, ayant à être le même comme de part et d’autre d’une cloison interne, cartilagineuse, en voie d’opacification. À être le même quand même. » Une autre voie fut signalée, et merveilleusement décrite par Claude LéviStrauss dont l’Académie française fêtait, en 1998, le quatre-vingt-dixième anniversaire. C’est Roger-Pol Droit qui retranscrivit ces propos improvisés : « Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre et qui constitue une des plus grandes surprises de mon existence, j’ai le sentiment d’être comme un hologramme brisé. Cet hologramme ne possède plus son unité entière et cependant, comme dans tout hologramme, chaque partie restante conserve une image et une représentation complète du tout. » De l’altération dont parlait Pachet à cette figure projetée de soi, à la fois entière et altérée, décrite par l’anthropologue, il y a, certes, plus qu’un pas. Mais cela ouvre sans nul doute un chemin. Celui que Laure Adler nous invite à parcourir, les yeux ouverts, l’esprit en alerte – autant qu’il est possible.
Patrick Kéchichian