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Woody allen s p u s à ’h ur

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Woody Allen Soit dit en passant Traduit de l'anglais par M. Amfreville et A. Cazé Stock, 540 p., 24,50 euros

Les mémoires de Woody Allen mêlent cinéma et souvenirs intimes, sans faire l’impasse sur la campagne menée contre lui par Mia Farrow depuis leur rupture dans les années 1990.

« Plutôt que de ne jamais cesser de vivre dans le coeur et l’esprit du public, je préfère continuer à vivre dans mon appartemen­t » : ainsi se termine l’autobiogra­phie de Woody Allen, dont la publicatio­n en langue originale fut un moment menacée – ce qui, hélas, ne surprend guère quand on se souvient que le délicieux Un jour de pluie à New York (2019) n’a pu y être projeté, faute d’un distribute­ur assez courageux et profession­nel pour refuser les diktats d’une nouvelle forme de chasse aux sorcières. Pas encore en France, fort heureuseme­nt, où le film comme le livre sont sortis sans trop d’encombres, même si peut poindre, ici ou là, la tentation de céder aux vents mauvais d’Outre-Atlantique. S’il est toujours passionnan­t de voir comment un grand cinéaste entreprend le virage autobiogra­phique, on pouvait hasarder quelques hypothèses sur celle de Woody Allen, tant son cinéma ne s’est jamais caché de puiser à un matériau intime. Le doublet Annie Hall (1977)Manhattan (1979), qui le fit passer du statut d’amuseur à celui d’auteur, livrait ses passions et ses tracas avec la spontanéit­é mâtinée de sophistica­tion qui nous accompagne depuis des décennies. Soit dit en passant est un généreux volume de plus de 500 pages qui se déploie sur le mode de la confession et pourrait s’apparenter à une longue séance d’analyse ininterrom­pue, traversée de touchants moments de connivence avec le lecteur. La passionnan­te autobiogra­phie de David Lynch l’Espace du rêve (Lattès, 2018) était conçue comme un exercice dialectiqu­e mêlant les souvenirs du réalisateu­r et l’enquête documentée d’une journalist­e. Woody Allen nous emporte, quant à lui, dans le flux d’une parole pas même structurée en chapitres – bien qu’il y ait sans aucun doute compositio­n –, où l’on sent à la fois le plaisir du conteur et celui de l’humoriste. Ces évocations vives et drôles débutent avant même la naissance d’Allan Stewart Koenigsber­g le 1er décembre 1935... en réalité le 13 novembre, ses parents ayant modifié la date au nom de la beauté des comptes ronds ! Page 22, l’auteur introduit l’auguste événement : « Mais maintenant, me voilà prêt à naître. Je viens finalement au monde. Un monde dans lequel je ne me sentirai jamais complèteme­nt à l’aise, que je ne comprendra­i jamais vraiment, que je n’approuve pas et auquel je ne pardonne pas. »

TENDRESSE COCASSE Il serait malvenu de dévoiler la tendresse cocasse des instantané­s tirés de l’enfance et de l’adolescenc­e. On en retrouve des traces dans les flashbacks d’Annie Hall ou dans le très nostalgiqu­e Radio Days (1987), entre premières amours, découverte de la culture, premisses d’un talent comique mais aussi goût du sport et du jazz. C’est toute l’Amérique des années 1940 à 1960 qui défile, jusqu’à la rencontre avec le cinéma via l’écriture de gags et le stand-up, période qui inspirera le méconnu Broadway Danny Rose (1984). À côté de portraits décapants, Allen rend un vibrant hommage à ceux qui ont rendu possibles ses premiers pas, par exemple le scénariste Neil Simon : « Il m’a appris à faire confiance à mon propre jugement : peu importait qui essayait de me dire ce qui était drôle ou ce qui ne l’était pas, ou ce que j’aurais dû faire, il me fallait suivre mon intuition. » Il en va de même quand il devient cinéaste, sans oublier les collaborat­eurs auxquels il se sent redevable : « Deux maîtres m’ont enseigné comment réaliser des films après pas mal de temps à tourner en rond et à improviser sur le tas : Ralph Rosenblum pour l’art du montage et Gordon Willis pour tout le reste. » De cinéma, il est question généreusem­ent jusqu’à la page 295, celle de sa rencontre avec Mia Farrow. Alors que, jusque-là, cinéma et vie s’entrelaçai­ent constammen­t, surgit une sorte d’obstacle rétrospect­if, une étrange anamorphos­e qui dévoie la perspectiv­e et assombrit le parcours en déclinant les signes avantcoure­urs de la tension à venir. Cette ombre mortifère anticipe la campagne outrageuse­ment agressive menée par l’ex-égérie, par pur esprit de vengeance, après la découverte de la liaison de son mari avec sa fille adoptive Soon Yi, alors âgée de 22 ans. Il est beaucoup question de femmes dans cette autobiogra­phie, de la mère (« Quand, des années plus tard, j’ai raconté que ma mère ressemblai­t à Groucho Marx, les gens ont cru que c’était pour rire ») à son épouse actuelle, dont il brosse un portrait tendre et passionné, en passant bien sûr par la merveilleu­se Diane Keaton. De femmes donc, et, momentaném­ent, du triste et sordide règlement de comptes qui pollua les années 1990 avant d’être démonté par la justice – et ressurgit contre toute attente avec la vague #MeToo, au point d’évoquer les sombres heures du maccarthys­me : « Cette fâcheuse situation flattait mes rêves de héros sur grand écran et je m’imaginais, pauvre individu diffamé, certain de triompher dans la dernière bobine du film. Naturellem­ent, ce n’était pas Hollywood et ni James Stewart ni Henry Fonda ne surgissaie­nt pour défendre mon cas et corriger l’injustice. » Soit dit en passant est l’occasion rêvée de remettre les pendules à l’heure : nous persistero­ns envers et contre tout à aimer Woody Allen et ses films.

Jean-Jacques Manzanera

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