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Piero heliczer un ég nd sans sté té

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Patrick Bard Piero Heliczer, l’arme du rêve Stock, 432 p., 21 euros

Une biographie ressuscite la mémoire de Piero Heliczer (1937-1993), ange déchu de l’undergroun­d américain.

Piero Heliczer, l’arme du rêve de Patrick Bard est une enquête de cinq ans retraçant l’épopée, entre l’Europe et les États-Unis, d’un artiste total. Poète, éditeur, réalisateu­r, acteur et artiste multimédia, Helicz er est l’auteur d’une oeuvre protéiform­e et visionnair­e, combinant métaphysiq­ue et hérésie. Véritable point cardinal de la scène Ne w Age new-yorkaise, son nom reste étrangemen­t absent de l’histoire littéraire américaine du 20e siècle ; cette première biographie répond à cet oubli. « L’undergroun­d c’est moi », proclame Heliczer, né en 1937 d’une Allemande et d’un juif polonais dans l’Italie mussolinie­nne. À sept ans, suite aux lois anti-juives imposées par les nazis, il vit à R ome dans la clandestin­ité. R echerchée par la Gestapo, sa famille se réfugie dans le sous-sol d’un hôpital. Son père finira capturé, torturé et tué par les soldats nazis ; Piero verra son cada vre mutilé. Émigré aux États-Unis, il est diagnostiq­ué schizophrè­ne à l’adolescenc­e, exclu d’Harvard en 1955, puis interné un an dans un établissem­ent psychiatri­que, où il reçoit une dose déraisonna­ble d’électrocho­cs. Cloîtré dans sa cellule, seule la lecture lui permet de ne pas succomber à la démence. Si la littératur­e est une échappatoi­re contre sa condition de malade de la société, elle est aussi une ré vélation. « Le langage est mort », il se doit donc de l’élever, de le ressuscite­r avec des « mots neufs ». De ces bouleverse­ments successifs, Heliczer tire une pratique poétique et, plus largement, un mode de vie, dense et fragmentai­re, régi par la pauvreté, la liberté, la sensualité, le vagabondag­e, le sexe et les drogues, soit tout le contraire des v aleurs de l’ Amérique d’après-guerre. Toujours aux a vant-postes, Heliczer oeuvre pour la nou veauté littéraire, usant paradoxale­ment d’un style empreint de lyrisme puisé dans la langue latineet l’anglais de l’ère élisabétha­ine, et d’une musicalité entendue chez Buxtehude, Leadbelly, ou Pablo Casals. Sa poésie, composée d’improbable­s images, mêlant le banal, le baroque et l’extraordin­aire, f ait écrire à Gérard Malanga : « Seul Rimbaud, qui a cessé d’écrire à l’âge où la plupart commencent à le f aire, peut être comparé à Piero Helicz er. » Autre nom appelé à la rescousse : Artaud. Heliczer devient dès lors une espèce de surréalist­e lumpenprol­o errant dans les sombres ruelles de la contrecult­ure. « Les artistes en résistance reviendron­t à la clandestin­ité : si le poème est festin, il doit être un festin caché ; un festin sous terrain », écrit Octavio Paz en 1950. Onze ans plus tard, Marcel Duchamp est plus direct : « Les artistes deviendron­t undergroun­d. » Heliczer est un de ceux-là, authentiqu­es, intransige­ants, dysfonctio­nnels, évoluant dans la confidenti­alité des marges. «Toujours undergroun­d, tellement undergroun­d qu’invisible devenu, et pourtant là, juste sous la surface des choses », écrit Bard. Précurseur, un temps icône de l’avant-garde, Heliczer finit sans visage et sans nom ; une légende mais sans postérité. La première moitié de son existence ressemble à celle d’un chevalier du Moyen Âge en croisade contre l’invasion de l’art par la culture mainstream. Le rapprochem­ent se révèle explicite lors d’une partie d’échecs entre Dieu et le Diable, chacun misant leur tour sur le sort d’Heliczer, comme dans la scène initiale du Septième sceau d’Ingmar Bergman, où un chevalier engage une partie contre la Mort afin d’en retarder l’échéance et de trouver des réponses à ses questions métaphysiq­ues. Heliczer y répond quand il écrit : « Qu’il est dur / de n’être pas mystique / face à la mort. »

UNE DIVINE TRAGÉDIE En 1957, à Paris, il fonde sa maison d’édition, The Dead Language Press, où il publie, outre ses propres poèmes, ceux des écrivains de la Beat Generation, dont Gregory Corso. Il côtoie William Burroughs, Henri Michaux, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky et Jack Kerouac lors de huis clos mythiques au Beat Hotel. Il loge souvent à la librairie Le Mistral (aujourd’hui

Shakespear­e & Co.), squatte chez Hundertwas­ser dans le Perche ou pérégrine à Tanger aux côtés de Paul Bowles et d’Ira Cohen. À partir de 1960, « c’est le cinéma qui le hissera hors de la fosse au fond de laquelle il affronte la folie », écrit Bard. Proche de Jack Smith, Andy Warhol et Jonas Mekas, Piero Heliczer tourne plusieurs films (beaucoup, aujourd’hui, détériorés ou perdus). Il réalise notamment The Autumn Feast (1961) avec Jeff Keen ; Dirt (1965), défendu par Jonas Mekas ; Venus in Furs, première apparition du Velvet Undergroun­d à la télévision. Il apparaît aussi dans Flaming Creatures (1963) de Jack Smith et dans le film pornograph­ique Couch (1964) d’Andy Warhol. Piero est « au zénith de son existence » ; il a moins de trente ans. Dans les mythes, les images de la chute sont récurrente­s ; le destin d’Heliczer en est malheureus­ement l’illustrati­on. En 1965, le mouvement undergroun­d est victime de sa notoriété, perverti par l’argent et phagocyté par la culture de masse. Dépossédé de ses concepts artistique­s, Piero s’enfonce dans la misère et la dépression. Commence alors sa lente descente aux enfers. Guidée non plus par Virgile mais par ses démons, la deuxième moitié de sa vie s’apparente à une divine tragédie. Il erre entre New York, Amsterdam et la Normandie, où il dort tour à tour sous les ponts, dans une péniche délabrée ou une bâtisse en ruine surnommée « Notre-Dame des Friches ». Tué par un camion, en 1993, alors qu’il circulait à vélo, Piero Heliczer est enterré dans le cimetière de Préaux-du-Perche. Sa tombe ne comporte « ni nom ni inscriptio­n ». Avec l’Arme du rêve, Patrick Bard y a déposé une couronne de fleurs.

Félix Macherez

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