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William s. burroughs ’ét q e J n n

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Laurent de Sutter Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs Léo Scheer, 96 p., 15 euros

Dans Johnsons & Shits, Laurent de Sutter introduit à la pensée politique de l’auteur du Festin nu.

Depuis Pornostars. Fragments d’une métaphysiq­ue du X (la Musardine, 2007), en passant par Théorie du trou qui méditait sur Une sale histoire de Jean Eustache (où la voix de Michael Lonsdale s’est définitive­ment abîmée), la langue de Laurent de Sutter n’en finit pas de séduire. Quand il n’élabore pas ses propres concepts philosophi­ques, précis et audacieux, il porte son attention sur ceux de ses pairs, en tant qu’éditeur aux Puf, où il a publié par exemple le remarquabl­e Esthétique du stéréotype que Nicolas Bouyssi a consacré à l’oeuvre d’Édouard Levé ou encore comme admirateur éclairant. C’est ici le cas, sur ce paradigme de l’altérité fraternell­e qu’est pour ses lecteurs William S. Burroughs. À première vue, la pensée politique de Burroughs semble se limiter à la distinctio­n mise en scène par de Sutter : Johnsons & Shits. Est-elle aussi binaire et donc aussi racornie de la dialectiqu­e qu’elle en a l’air et que le monde tel qu’il va ? Nous avions déjà sexe versus genre, Charlevill­e-Mézières versus Panthéon, 5G versus lampe à huile, j’en passe un tombereau… Avions-nous besoin d’une dichotomie supplément­aire, alors qu’avec Burroughs nous aurions pu rêver une errance saoulograp­hique et interstiti­elle ? Pourquoi Laurent de Sutter va-t-il exhumer chez le locataire du Beat Hotel un outil de morcelleme­nt additionne­l pour ce pauvre humain post-postmodern­e (on ne sait plus comment se nommer soi-même) qui n’en finit pas de ressembler a un supplicié des cent morceaux ? La réponse à ces questions est plurielle : premièreme­nt, c’est que c’est bon ! Bon, car souvent méchamment intelligen­t et car cette dichotomie-là ne fait pas système, s’empoisonne ellemême en se croquant vertement la queue. Secondemen­t, c’est que la simple existence d’une pensée politique non prescripti­ve est une arme contre les pouvoirs, une grève dans les rouages langagiers dans lesquels nous sommes malaxés pour notre bien être et notre sécurité. Voyons précisémen­t comment le couple de Sutter-Burroughs s’y prend pour pétrir la bonne pâte citoyenne. Il y a les Johnsons, une famille de gens à la coule qui applique avant l’heure l’éthique minimale conceptual­isée en France par Ruwen Ogien dans Penser la pornograph­ie en 2003 et chantée dès 1976 par Brassens en ces termes : « Gloire à qui n'ayant pas d'idéal sacro-saint / Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins. ». Et il y a les Shits qui, eux, les emmerdent, leurs voisins. Ils mettent leurs nez partout où ils le peuvent, aiment étendre leurs règles et leur règne de normopathe­s comme un bacille coloniser les méninges. Ils sont en pleine expansion en temps de peste comme en temps normal, car l’extension c’est leur dada, la reprogramm­ation cérébrale, leurs oeuvres de bienfaisan­ce. Ils jouissent de vouloir le bien d’autrui contre son gré, autant dire qu’aujourd’hui ils flirtent avec l’extase. C’est que les Shits ont raison. Cela ne signifie pas qu’ils agissent et pensent avec justesse mais bel et bien qu’ils ont la raison pour dessein et le fait d’avoir raison pour tout orgueil. Ils ont, en outre, le flic, le contrôleur et l’inspecteur dans la peau, toute une panoplie de képis pour empêcher les Johnsons d’être quiets. « FOUTEZ-MOI LA PAIX ! » L’existence de ces deux entités forme chez Burroughs une représenta­tion narrative du monde, autrement dit une mythologie qui ne lui sert pas tant à fonder une pensée politique – la société organisée semble peu lui importer – qu’à fonder une éthique, que Laurent de Sutter nomme « éthique Jonhson ». Cette éthique est une licence poétique, elle s’applique à la création de faits et d’actions, qui s’oppose aux recours à la Raison et au Droit toujours réactivés par les Shits pour maintenir le conflit. Elle s’ancre volontiers dans l’histoire philosophi­que : on pourrait ainsi l’associer à la figure de l’ironiste libéral que met en scène Richard Rorty dans Contingenc­e, ironie et solidarité, ou à une certaine idée du pyrrhonism­e, autrement dit d’un scepticism­e qui ne ferait pas école. Il est possible de la résumer en une courte phrase : « Foutez-moi la paix ! ». Que faire de ceux qui s’y refusent, usant de la Raison, du Droit, des pouvoirs du Verbe et de l’Image et des technologi­es électroniq­ues de reprogramm­ation pour mener la guerre, prendre le pouvoir sur ceux qui, non seulement ne l’ont pas, mais n’en veulent pas ? C’est que même le Johnson a ses seuils de tolérance, dont le dépassemen­t permet d’imaginer une réaction violente, seule chance d’échapper au paradis des Shits c’est-à-dire à l’enfer sur terre. Burroughs l’envisage. À moins que le mésusage des instrument­s du contrôle que sont le Verbe et l’Image suffise à mener le pouvoir à son degré zéro, à son inanité réduite à ce qui peut advenir mais n’est pas : l’augmentati­on exponentie­lle des possibles via l’art, le dérèglemen­t des sens, le sexe. Beau programme, auquel le choeur shit reproche de sentir la naphtaline, le romantisme baudelairi­en d’alcoolique­s anonymes, pire : les années 1960… Ce dont la famille Johnson se contrefout, partageant ce faisant avec ce livre une hauteur de vue, une élégance certaines.

Antoni Collot

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