La peur Fear
Dans l’émission de télévision Récré A2, diffusée dès 1977, des enfants soumettaient à un certain Cabu des gribouillis abstraits à partir desquels celui-ci élaborait un dessin figuratif. Je regardais cette émission. Plus tard, je découvrirai Léonard, les formes dans les nuages et les livres d’Ernst Gombrich. Mais avant, il y avait eu Cabu, authentique génie qui était toujours pour moi « le dessinateur pour les enfants ». Jusqu’à ce jour de janvier 2015. À l’heure où j’écris ces lignes, le procès revenant sur les attentats est toujours en cours. Le concept de liberté de la presse n’est pas une excuse inventée pour faire n’importe quoi, et puis s’en dédouaner. Les membres de la rédaction de Charlie Hebdo assumaient ce qu’ils publiaient. Avaientils peur ? Toujours est-il qu’elle n’entravait pas leur liberté. C’est assez rare pour être souligné. Et ils ont été tués pour cette raison. La peur, c’est ce qui a sans doute poussé quatre grands musées américains et anglais (la National Gallery de Washington, les musées des beaux-arts de Houston et de Boston, la Tate Modern de Londres) à reporter en 2024 (aux calendes grecques ?) la rétrospective de Philip Guston. Ils craignent, vu le climat social, que les personnages cagoulés apparaissant dans ses tableaux au cours des années 1970 soient mal interprétés. Ce sont des pénitents et des membres du Ku Klux Klan tournés en ridicule. Philip Goldstein, qui deviendra Guston, était né au Canada. Sa famille d’origine juive avait fui les pogroms d’Europe de l’Est au début du 20e siècle. Plus tard, il dénoncera très tôt le racisme de la John Birch Society. Dans des tableaux comme Conspirators (1930), ou dans la fresque qu’il réalisera quelques années plus tard à Morelia, au Mexique, avec Reuben Kadish et Jules Langsner, figurent déjà des personnages cagoulés. Envisager que Guston ait pu embrasser des idéologies d’extrême droite parce qu’il représentait des membres du KKK est un contresens aussi idiot que si l’on interdisait les oeuvres de Boltanski parce qu’elles évoquent la Shoah, donc le nazisme. Ceux qui regardent ainsi les tableaux de Guston, au premier degré, ont, comme les terroristes qui ont tué les membres de la rédaction de Charlie, un rapport primitif à l’image. Il leur manque la capacité de la distance symbolique. Que des responsables de musée, en charge de notre patrimoine symbolique, se plient à cette vision montre que nous ne sommes pas près de sortir par le haut de cette époque débile. Il serait temps d’avoir un peu de courage. Les membres de Charlie Hebdo n’étaient pas des super héros, c’étaient des hommes et des femmes, mais ils ont eu ce courage.
Richard Leydier
Une exposition consacrée à Cabu se tient jusqu’au 9 janvier 2021 à l’Hôtel de Ville de Paris. Notre collaborateur Robert Storr, déjà auteur d’une monographie consacrée à Guston chez Abbeville Press (1986), vient de publier un nouveau livre : Philip Guston, A Life
Spent Painting (Laurence King). ——— In the television programme Récré A2 (1), broadcast as early as 1977, children submitted abstract scribbles to a certain Cabu, from which the latter elaborated a figurative drawing. I used to watch that programme. Later, I discovered Leonardo, the shapes in clouds and Ernst Gombrich’s books. But before that there was Cabu, a true genius who was always for me “the children’s cartoonist”. Until that day in January 2015. As I write these lines, the trial regarding the attacks is still taking place. The concept of freedom of the press isn’t an excuse invented to do anything and then get away with it. The members of Charlie Hebdo’s editorial staff took responsibility for what they published. Were they afraid? Whatever the case may be, it didn’t impede their freedom.This is rare enough to be underlined. And they were killed for that reason. Fear is probably what prompted four major American and English museums (the National Gallery in Washington, the Fine Arts Museums of Houston and Boston, theTate Modern in London) to postpone the Philip Guston retrospective until 2024 (until the cows come home?). They feared, given the social climate, that the hooded figures appearing in his paintings during the 1970s might be misinterpreted. They are penitents and members of the Ku Klux Klan ridiculed. Philip Goldstein, later Guston, was born in Canada. His family of Jewish origin had fled the pogroms of Eastern Europe in the early 20th century. Later, he very early denounced the racism of the John Birch Society. Paintings, such as Conspirators (1930), or the fresco he painted a few years later in Morelia, Mexico, with Reuben Kadish and Jules Langsner, already featured hooded figures. To consider that Guston might have embraced extreme right-wing ideologies because he represented members of the KKK is as idiotic a fallacy, as if Boltanski’s works were banned because they evoked the Shoah, and thus Nazism. Those who look at Guston’s paintings in that way, in the first degree, have, like the terrorists who killed the members of Charlie’s editorial staff, a primitive relationship to the image. They lack the capacity for symbolic distance. The fact that museum directors, in charge of our symbolic heritage, are complying with this vision shows that we are a far cry from coming out on top of this idiotic era. It is high time to have a little courage.The members of Charlie Hebdo weren’t super heroes, they were men and women, but they had that courage.
Richard Leydier Translation: Chloé Baker
(1) Récré A2 means A2 Playtime, the “A2” a play on words referring to the television channel Antenne 2 and the term “à deux” (in pairs).
An exhibition devoted to Cabu is being held until January 9, 2021 at the Hôtel de Ville in Paris. Our contributor Robert Storr, already author of a monograph devoted to Guston at Abbeville Press (1986), has just published a new book: Philip Guston,
A Life Spent Painting (Laurence King ed.).