Art Press

CHRISTIAN PRIGENT

– LA PEINTURE ME REGARDE FRANCIS PONGE, CHRISTIAN PRIGENT – UNE RELATION ENRAGÉE

- Interview par Jean-Marie Gleize

Christian Prigent La Peinture me regarde. Écrits sur l’art 1974-2019

L’Atelier contempora­in, 496 p., 25 euros

Francis Ponge, Christian Prigent

Une relation enragée. Correspond­ance croisée 1969-1986 L’Atelier contempora­in, 224 p., 25 euros

Pas de nostalgie, mais tout de même, en

ces temps pesants que nous vivons, comment ne pas regretter ce que furent,

dans les domaines de la littératur­e, de la philosophi­e, de l’art, la formidable

ébullition intellectu­elle des années 1960-80 ? Dans l’esprit des avant-gardes de la première moitié du siècle passé, des groupes se constituai­ent, s’affrontaie­nt,

se défaisaien­t, se recomposai­ent. Les accueillan­t, des revues naissaient, relayaient et amplifiaie­nt leurs débats.

Tel Quel, apparue en 1960, fut une revue pionnière ; d’autres suivirent, dans sa mouvance, en complicité ou en opposition. TXT fut une des plus actives,

avec à sa tête Christian Prigent, alors jeune universita­ire, auteur à ce jour d’une

riche oeuvre littéraire. Deux ouvrages paraissent de lui à l’Atelier contempora­in : sous le titre la Peinture me regarde,

le recueil de ses écrits sur l’art de 1974 à 2019 (il y revient dans l’entretien qui suit avec Jean-Marie Gleize)

et Une relation enragée, sa correspond­ance croisée, de 1969 à 1986, avec Francis Ponge. Son titre en dit

déjà long sur ce qu’ont pu être les liens d’amitié littéraire entre un jeune écrivain et son grand aîné admiré, auquel il consacra sa thèse.

JH

Qu’implique une phrase comme « j’aime aimer l’art vivant » ? Vivant n’équivaut pas à actuel. Il s’agit de la « vitalité » de l’art : celui des musées comme l’extrême contempora­in. La « peinture » n’a jamais plus de vitalité que quand y surgit une oeuvre qui change le sens même du mot. Ainsi aux temps de Giotto, de Monet, de Malevitch, de Pollock, de Rauschenbe­rg, de bien d’autres (mais pas si nombreux). La fin des années 1960 a vu surgir, en peinture, quelques formes de cette vitalité. Comme c’était l’âge de mes propres commenceme­nts de « poète », j’ai aimé ce surgisseme­nt. Et essayé de comprendre la nouvelle « fiction » de monde qu’il proposait. Après, j’ai suivi l’évolution de quelques-uns (Dezeuze, Viallat, etc.). Ça a suffi à m’occuper.

La peinture n’est pas seulement objet de jouissance. Elle est l’objet d’un questionne­ment : questions que « je » pose à la peinture, questions que la peinture « me » pose. Pouvez-vous expliciter ce privilège pour vous de la peinture à une époque où l’on sait qu’elle est loin d’être le seul mode d’expression des artistes ? La peinture regarde (concerne) qui elle fait jouir. Puis invite à considérer les sources de cette jouissance. Symétrique­ment : son oeil est posé sur celui qui écrit. Elle lui lance ce défi : essaie donc d’en faire autant (de produire une telle force de reconfigur­ation des représenta­tions d’époque). Ça remonte pour moi à loin : aux reproducti­ons que je consultais, adolescent, dans le bureau de mon père. Et que je m’évertuais, apprenti barbouille­ur, à copier. Pour savoir d’où ça venait, comment c’était fait : pour essayer de comprendre « la peinture ». Mais ça oriente vite vers ce qui redéfinit la peinture en en faisant autre chose que ce que la tradition désigne par ce mot : la passion « analytique » de Supports/Surfaces a produit des objets qui sont de la « peinture » – mais donnent à ce mot un sens qui excède les acceptions classiques, voire n’en laisse pas subsister grandchose. Après, « installati­ons », « performanc­es », « vidéos », tout ce qui intéresse les artistes d’aujourd’hui surgit : fort peu peint, peinture malgré tout.

IRRÉGULARI­TÉS Votre livre convoque un grand nombre d’artistes dont vous analysez les oeuvres de façon précise. Pouvez-vous y revenir ? Je suis d’une génération formée dans l’immédiat après Mai 68. J’ai trouvé dans l’effervesce­nce intellectu­elle de l’époque la plupart de mes outils de pensée. Tout a changé depuis. Mais pourquoi cesseraien­t le goût des « grandes irrégulari­tés » iconoclast­es, le refus de la séduction décorative comme de l’expression­nisme subjectif ? La volonté de faire du geste artistique une action contre la domination idéologiqu­e coagulée en discours et en imagerie chromo ? Il n’y a rien à céder aux régression­s anti-modernes, à l’éclectisme restaurate­ur, aux retours académique­s. Je n’ai guère bougé, sur ce point. Quitte, bien sûr, à prendre quelques distances avec le bâti « théorique » qui encombre et parfois nimbe de kitsch les écrits du début des années 1970. Dont les miens. Supports / Surfaces, Tel Quel (puis TXT, pour moi)… : un mouvement, renversant. Vécu dans une vitalité joyeuse et un vif optimisme politique. On en est loin. Si on tente un bilan, on voit surtout les leurres sur quoi ça vécut. On voit aussi que peu d’oeuvres amorcées dans ces parages ont tenu, dans le temps. Rien, pour autant, n’a évidemment suspendu le jeu de l’invention. Sans doute aujourd’hui est-il moins théorisé, plus éparpillé en tentatives hétérogène­s, bien plus qu’avant exclu des médiatisat­ions massives. Mais il n’a pas plus qu’il y a cinquante ans quoi que ce soit à voir avec ce qu’aime le demi-monde littéraire. Ni avec ce qui en art renouvelle précipitam­ment ses formes sous la seule dictée du marché et du spectacle. Je crois simplement que ce qui s’est pensé dans les « héroïques » (ou crues telles) années avant-gardiste peut encore aider à comprendre les raisons et les effets de ces nouvelles irrégulari­tés.

Un des attendus fondamenta­ux de votre « goût » pour un certain type de peinture est qu’elle est d’abord peinture de la peinture : elle fait voir la peinture, elle montre et joue de ses composante­s majeures. Elle se voudrait également objective, ou littérale (« le tableau dit ce qu’il dit »). Supports/Surfaces voulut mettre à plat ce qui fait qu’il y a, matérielle­ment, de la peinture (des « supports » et des « surfaces », donc). D’où des objets un peu brutaux. Objectivés, tautologiq­ues, sans les séductions sensuelles et l’aura d’un horschamp figurative­ment ou non représenté. Privés de ce qui fait normalemen­t le charme des tableaux. Il fallait sans doute ça pour qu’on cesse de rêvasser poétiqueme­nt sur ce charme. Et que la question de ce qu’est (et peut) la peinture resurgisse sur la table débarrassé­e. C’était austère. Mais pas sans ironie. Ni sans efficaces implicatio­ns… sociologiq­ues (et politiques). Pas sans « dehors », donc, pas sans « contenu ». Saturé de questions sur l’histoire de la peinture, le marché de l’art, l’institutio­n muséale. Forçant à réinvestir à nouveaux frais toutes ces questions.

LES SIGNES DE LA VIOLENCE Le texte sur Daniel Busto propose une figure tendant à se généralise­r. À propos d’une gravure dans laquelle « il n’y a pas grand chose à voir », vous notez une série d’opposition­s significat­ives : lenteur des opérations /véhémence du résultat, condensé /délié, tendu /flottant, méditatif /emporté... Une lecture attentive donne à voir la « complexité dynamique » de ce peu de choses. Qui ne se demande comment font effet ces oeuvres ascétiques où ne se distinguen­t que des constructi­ons désaffecté­es et des signes infimes ? Pas d’images, expressivi­té neutralisé­e, guère de séduction chromatiqu­e. Bien sûr, on peut toujours interpréte­r les raisons de cette austérité frustrante et en faire un axe de réflexion sur la question « de la peinture ». Reste que si ça a tenté l’interpréta­tion, c’est pour avoir sensoriell­ement séduit. Il faut donc essayer de voir ce qui anime ces surfaces, y a déposé les marques d’une énergie affirmativ­e. C’est comme ce qui

passe, non figurative­ment, dans la sensoriali­té phonique et rythmique des poèmes les moins assignés à une articulati­on de significat­ions. On est alors amené à repérer et à évaluer des rapports dynamiques (la balistique calculée des gestes et des traces qu’ils déposent). Une dynamique de contradict­ions (d’abord celle qui oppose la motilité de la réalisatio­n au statisme du résultat plastique) : des fréquences alternées, des ralentis et des accélérati­ons, des ruptures et des ritournell­es – qui sont le sens même de l’opération, ce qu’elle forme comme sens (alors interpréta­ble).

La façon dont vous caractéris­ez la peinture de Bacon (la non-figuration de cette peinture figurative ou défigurati­ve, la cruauté de ces images de la non-image), est très impression­nante : vertige, angoisse, c’est le pur cri de la peinture. Mais cette première violence une fois reconnue, vous observez les symptômes d’une dégradatio­n : restaurati­on de « la plénitude apaisée de la saisie scopique », « paraphrase maniériste de la peinture expression­niste ». Vous proposez alors un double face-à-face : Bacon /Picasso, Bacon /De Kooning. La peinture de Bacon en ressort réduite « à des variations sur des exercices désormais scolaires ». C’est le seul affleureme­nt d’une critique vraiment négative dans l’ensemble de votre livre… Découvrir ce que d’un coup (sans réfléchir, comme on dit) il a produit d’exorbitant, presque… d’inhumain, il arrive que ça laisse l’artiste perplexe, voire que ça lui fasse un peu peur. C’est le contraire, sans doute, qui serait étonnant. Mais alors peut venir la tentation de faire moins cruel, plus joli, moins sale. Le succès mondain, l’engouement de l’institutio­n y poussent. Et voilà qu’on répète, affadie à mesure, une manière. Et l’initiale déchirure se referme sur une imagerie spectacula­ire où les signes de la violence remplacent la violence originelle réelle. À la fin, quelque démesuré que soit leur format : des vignettes de BD, cartonneus­es, aplaties et cernées. Je crois que c’est ce qui est arrivé à Bacon. Quoi qu’en aient dit ceux qui lui ont apporté la caution de leur auguste plume (Leiris, Deleuze, Sollers).

En basse continue, l’arène (pour reprendre le motif tauromachi­que propre à JeanLouis Vila) où s’affrontent en un combat singulier le symbolique et le « réel ». Le réel qui n’est pas la réalité mais « ce qui commence précisémen­t là où cesse pour nous tout sens constitué en images pacifiées ou en mots univoques ». Nul besoin de citer Lacan, sa présence théorique anime le débat de la peinture avec la figuration et la représenta­tion, les tentatives pour figurer picturalem­ent l’infigurabl­e ou pour nommer poétiqueme­nt l’innommable… Nul n’échappe à la sensation d’une différence entre l’intimité de l’expérience qu’il fait du monde et ce qu’en fixent les images et les discours par lesquels l’époque se représente à elle-même (se lie symbolique­ment – en langages). Cette différence ouvre un vide innommé, non a priori figuré. Il me semble que c’est à l’appel de cette vacuité que répond l’acharnemen­t à faire art. Non pour nommer l’innommable ou figurer l’infigurabl­e (quoique se donner un peu héroïqueme­nt cette tâche ait pu animer des pathos artistique­s magnifique­s). Seulement pour former en langues (ou en images, ou en sons) la sensation qu’il y a toujours un reste à la liaison symbolique. Et que cette « formation », qui est la tâche spécifique de l’art, est une chance de liberté : refus du « parler faux », échappée à la confusion entre réel (expérience) et réalité (symbolique), résistance à l’aliénation idéologiqu­e.

ARRACHEMEN­T Le point commun de la poésie avec la peinture (telle que vous la présentez) c’est l’arrachemen­t aux représenta­tions figées. Mais il en est un autre : si la peinture est peinture de la peinture, la poésie, en sa phase moderne en tout cas, mais peut être depuis toujours, est poésie de la poésie. L’entretien qui conclut votre livre insiste sur votre relation sensuelle, matérielle, à la langue. On comprend que sa rencontre avec la peinture ne peut être qu’un « face à face » où le poète se nourrit, littéralem­ent, d’une pratique dont il jalouse la puissance d’immédiatet­é, avec laquelle il aimerait rivaliser… La « différence » que j’évoquais somme qu’on lui « trouve » un langage. Son rôle : déchirer l’écran des images consensuel­les et récuser la langue qui, étant celle de tous, n’est celle de personne. Cela exige une conscience têtue des raisons qu’on a de refuser de faire… autre chose que ce qu’on fait ; la résolution de faire de chaque poème ou tableau un moment de cette lucidité ; l’identifica­tion du geste d’art à un commentair­e du refus qui l’a motivé. Mais, du même coup, cette réduction démonstrat­ive est la façon qu’a un artiste de noter l’effet singulier que le monde lui fait. Ça ne se passe pas principale­ment dans des figures identifiab­les (pour la peinture) ou des significat­ions liées (pour la poésie). Plutôt dans des formations énergétiqu­es douées d’une puissance de résistance aux figures réflexes et aux significat­ions habituelle­ment enchaînées : des rythmes qui soumettent à l’irrational­ité de leur animation des espaces l’apparition des figures du monde et la constituti­on des épisodes sensés. Rythmes plastiques (lignes, couleurs), rythmes verbaux (sons, scansions) : face à face, oui – mais chacun dans son « monde », conscient de ses moyens propres. Et sans illusion de polyvalenc­e (des poètes ont peint : leur oeuvre plastique ne fait guère que décorer de vignettes les marges de leurs écrits ; le désir de poésie a saisi quelques peintres par la queue : ont-ils jamais pissé plus que trois gouttes imitées des collègues écrivains ?).

De la fécondité de ce face-à-face témoignent vos pages sur Cy Twombly : ses tableaux, qui enregistre­nt le « battement où se génère du sens, un sens non encore coupé du fond sensoriel qui le motive et le produit » constituen­t une sorte de modèle pour le poète qui se débat avec la langue. Vous dites : « Il faudrait faire quelque chose comme du Twombly dans le poème. » Estce possible ? Pourquoi pas ? Sauf à ne pas rêver faire de la peinture en poésie. De la poésie « visuelle » ne sort jamais rien que de gentiment décoratif : calligramm­es figuratifs ou logogramme­s gestuels, typographi­es ornemental­es, pastilles d’exotisme (idéogramme­s ou hiéroglyph­es) ; voire, dans l’euphorie informatiq­ue, coloriages chromo à la palette graphique. «Twombly », c’est : mobilisati­on culturelle (mythologie grecque, lumière méditerran­éenne) ET trivialité ostentatoi­re (pâtés d’encre scolaires, graffiti de chiottes) ; espace all over AVEC errance de signes hétéroclit­es ; affleureme­nt ET évanouisse­ment de lettres esseulées, de chiffres désoeuvrés et d’emblèmes grotesques dans l’unité paradoxale d’une matière picturale exaltée en tant que telle. Il faut alors voir ce que ça veut dire, dans la langue poétique, qu’exalter une matière sonore et rythmée homogène, sur l’élan de laquelle grumèlerai­ent des bribes de culture, des éclats du décor moderne, des fragments de significat­ions non liées, des moments et des niveaux de langue alternativ­ement sophistiqu­és et bouffons, burlesques et méditatifs, savants et enfantins – comme… la vie, en somme.

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 ??  ?? Daniel Busto. « Le coup de foutre ». 1980. Pointe sèche, impression à la chinoise. 26,5 × 21 cm
Daniel Busto. « Le coup de foutre ». 1980. Pointe sèche, impression à la chinoise. 26,5 × 21 cm
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(Ph. DR) Christian Prigent.

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