PIERO SPILA
– LE CINÉMA DE BERNARDO BERTOLUCCI
Piero Spila Le Cinéma de Bernardo Bertolucci Gremese, 224 p., 29 euros
L’ouvrage de Piero Spila met en évidence la cinéphilie du réalisateur du Dernier Tango à Paris.
Parmi les polémiques de l’ère #MeToo, celle qui accompagna la disparition du cinéaste Bernardo Bertolucci en 2018 est à la fois navrante et significative. Rappelons rapidement que certains crurent alors pertinent de résumer ce parcours passionnant aux joutes verbales qui suivirent le Dernier Tango à Paris (1972) et plus précisément à une scène « scandaleuse » qui aurait détruit la vie de son interprète. Ajoutons une pincée de casuistique du type male gaze et le tour est joué : Bertolucci ne serait plus un grand cinéaste mais un odieux représentant du diktat masculin. La lecture du beau volume le Cinéma de Bernardo Bertolucci de Piero Spila permet de balayer d’un revers de main ces aléas médiocres et de mieux visiter le parcours d’un auteur parmi les plus talentueux de sa génération. Il naquit, dit-il, « dans une malle dans un théâtre de Paris » ou, moins métaphoriquement, au sein d’une famille lettrée. De son père, le poète Attilio Bertolucci, il parle en ces termes dans son « Alphabet Bertolucci » constitué d’un florilège de citations-clés : « J’ai vécu, précisément à cause de la poésie de mon père, dans une mystification : la merveilleuse mystification qu’est la poésie. » Puis tout se passe comme si Bertolucci était né une seconde fois, vers 1960, tandis qu’il travaille avec un autre grand poète qui entreprend son premier film. Après avoir été l’assistant de Pasolini sur Accattone, le jeune cinéaste de vingt-et-un ans conçoit son premier long métrage d’après une idée du maestro : ce sera la Commare secca ( les Recrues, 1962) traversé par des personnages et lieux éminemment pasoliniens. Après une bio-filmographie très détaillée et l’abécédaire susdit, le livre déploie une analyse aussi stimulante des dix-sept longs métrages et deux courts que compte la filmographie de Bertolucci. Piero Spila regroupe les films en cinq ensembles aux titres significatifs et qui sont autant de saisons dans la vie de Bertolucci : « L’âge de l’absolu », « Le cinéma du dialogue », « La mesure de la toute-puissance », « L’image de l’ailleurs » et « Paysages avec figures ». Chacune de ces parties obéit à un plan très simple, composé d’une synthèse stimulante suivie d’une étude de chaque film. L’une des forces de chaque étude réside dans l’utilisation pertinente de photogrammes qui prolongent l’analyse. Si nous prenons pour exemple le magnifique et un peu oublié la Stratégie de l’araignée, le lecteur saisit d’un coup d’oeil le lien plastique qui unit deux plans du film à des tableaux de Chirico et de Magritte, vision fantomatique des lieux que prolongent plus loin des images de couples ou de villes, ou la confrontation entre Athos, le protagoniste, et l’image de son père, problématique héros de la Résistance.
L’INFINI PRÉSENT DU CINÉMA Au fil des pages, il apparaît que les films possèdent souvent un lien évident de famille : la Stratégie de l’araignée partage ainsi de nombreux liens avec le Conformiste (1970), tiré du roman d’Alberto Moravia, qui le suit : le questionnement sur l’histoire, l’engagement et son corollaire la trahison, le sous-texte psychanalytique et surtout la rencontre avec le chef-opérateur Vittorio Storaro qui « modifie complètement sa conception de la lumière qui devient partie intégrante de la dramaturgie ». D’autres fois, le cinéaste cherche à l’évidence un point de rupture afin de rester fidèle à son désir absolu de cinéma : l’ample fresque politico-historique Novecento (1976) est comme sertie entre deux films résolument contemporains, le drame sexuel du Dernier Tango à Paris et l’exploration analytique de la Luna (1979). Cette question de la tension créatrice au coeur de l’oeuvre de Bernardo Bertolucci est complètement assimilée par Piero Spila qui fait notamment de la manière dont le cinéaste ne cesse d’interroger sa propre cinéphilie un principe actif et un obstacle. Le contrepoint léger voire dérisoire qu’insuffle le jeune cinéaste Tom (Jean-Pierre Léaud) dans le Dernier Tango à Paris n’est qu’un exemple de la capacité d’autodérision dialectique de Bertolucci ; plus récemment, Innocents: The Dreamers (2003) interroge encore l’enfermement dans la cinéphilie comme sa confrontation avec le politique. Autre élément de tension : la capacité de Bertolucci à changer d’échelle logistique à partir des années 1970, qui lui conféra une aura internationale. Après le théâtre intime du Dernier Tango à Paris, Bertolucci tourne Novecento au gré des saisons, au point d’en dépasser, de manière hyperbolique, à la fois le budget et la durée initiale, ce qui lui fit avouer : « Le film était devenu notre vie-même. » La lecture de ce beau livre de cinéma incite à revisiter la filmographie de Bertolucci, des films les plus reconnus en leur temps (notamment le multi-oscarisé et toujours magnifique Dernier Empereur, 1987) mais aussi d’autres, trop vite jaugés par la critique, comme la Tragédie d’un homme ridicule (1981) ou Un thé au Sahara (1990), qui apparaissent, avec le recul, de grands films à la fois incarnés et visionnaires, voire ignorés, comme les films intimistes de la dernière période, qui méritent une réévaluation. Comme l’écrit Spila dans l’épilogue : « Le fait est qu’avec Bernardo, il n’y a jamais de passé mais seulement l’infini présent du cinéma dans lequel tout se lie. »