MAURICE OLENDER
– SINGULIER PLURIEL
Maurice Olender Singulier pluriel Seuil, 240 p., 19 euros
Les entretiens de Maurice Olender recomposent la figure d’un penseur de premier plan, témoin vigilant de son époque et éditeur d’exception de « la Librairie du 21e siècle » , au Seuil.
Des entretiens ? Plutôt des « conversations », selon Maurice Olender, sous-titrant ainsi son livre Singulier pluriel. Conversations au cours desquelles l’auteur, après son beau livre autobiographique Un fantôme dans la bibliothèque, à nouveau « s’expose plutôt qu’il n’expose » – précisions rapportées par Christine Mercandier dans sa préface « la Fabrique du funambule », d’après des propos tenus devant elle au cours d’un entretien pour Diacritik en juin 2017. Cette fois, aucun fantôme ne suscite chez Maurice Olender le désir de s’exposer. Ce sont des êtres bien en chair, connaisseurs de son oeuvre, qui souhaitent en savoir plus sur sa très singulière aventure intellectuelle et humaine, et appellent le « funambule » à se risquer sur la corde d’une parole qui exige qu’en soit mesurée à tout instant la tension. À lire l’impressionnante liste de ses titres universitaires, on se dit qu’en effet, singulière, elle l’a été, et continue de l’être sacrément, sa vie. Comment le très jeune enfant Maurice, né au sein d’une famille cultivée, dont on apprend qu’il « n’avait envie de rien », ne semblait habité par aucun désir, ne manifestait aucune conviction – sauf une, apparemment inébranlable : ne jamais apprendre à lire et à écrire –, comment ce même enfant, analphabète, a-t-il pu devenir, ô paradoxe, un grand érudit qui ne lisait pas ? Plus probablement : qui ne lisait pas… comme les autres lisent. Dès lors, faut-il s’étonner qu’il devînt aussi un éditeur hors-norme ? Il est dans le monde un nombre effarant de nos frères humains qui sont porteurs d’une terrible spécificité, d’un commun destin : avoir vu disparaître, au mitan du siècle passé, dans les camps d’extermination nazis, les membres de leurs familles. Six millions de juifs ont été exterminés au nom d’une innommable folie. Innommable mais cependant ayant été mise en mots par des hommes, parfois de haute culture, philosophes, législateurs, juristes, médecins, économistes. Que le tout jeune Maurice, né en 1946 de parents juifs, ait été marqué, comme il le dit dans un entretien télévisé avec Laure Adler, par le fait que les lettres de l’alphabet pouvaient donner naissance aussi bien à des chefs-d’oeuvre de la littérature qu’à des actes juridiques prescrivant un génocide, aide à comprendre l’extrême méfiance qu’il a tôt manifesté à l’endroit de la lecture et de l’écriture. Méfiance qui perdure et qu’il exprime excellemment dans plusieurs de ces « conversations » : « Quand je lis un mot, je le regarde, je le touche, je prends des lexiques, je le vérifie, je le traduis en plusieurs langues pour voir si vraiment il veut dire ce qu’on pense qu’il pourrait vouloir dire. » C’est cette méticuleuse attention à la matérialité des mots et aux couches de sens qu’ils recèlent qui a conduit Maurice Olender, notamment dans ses deux essais les Langues du paradis (1989) et Race sans histoire (2009), à réexaminer l’histoire de certains mots lourds d’un dangereux potentiel de sens ; ainsi le mot « race ». « Ces dernières années, précise-t-il, tout ce que l’on a pu dire et penser de la “race” est à rapprocher (et à comparer) de ce qu’on a pu dire et penser du sexe. » Pour ce qui était à dire et à penser du sexe, Maurice Olender a rempli au mieux la tâche dans son livre consacré au dieu Priape, où l’on rencontre maints dieux et déesses de l’Olympe, dont la merveilleuse Baubô, la déesse à « la vulve souriante » ; occasion donnée au savant mythologue qu’est Olender de pourfendre les discours « stigmatisant le sexe féminin » et toutes les forme d’homophobie ; occasion également de rendre hommage à tous ses prédécesseurs, ces penseurs qui le formèrent et qui, pour beaucoup, peuplèrent ses « Librairies » du 20e et 21e siècles.
PRENDRE LES MOTS AU SÉRIEUX « Prendre les mots au sérieux », c’est bien entendu prendre les textes au sérieux, prendre les discours au sérieux et prendre au sérieux ceux qui les tiennent ; dénoncer ce qu’ils ont éventuellement de virulent et de néfaste. Maurice Olender fut, dès le début des années 1980, résolument au rendez-vous quand la Nouvelle Droite occupa le terrain médiatique et, plus gravement, trompa la vigilance de nombreux intellectuels renommés, y compris de gauche, qui lui apportèrent, sinon leur soutien, du moins leur cautionnement, en publiant dans les revues de cette droite extrême. Je me rappelle que Maurice fut en première ligne dans le combat qu’artpress mena contre Alain de Benoist et son paganisme anti-judaïque et anti-chrétien, nourri alors d’un ragoût à base de vieux mythes aryens mal décongelés (1). En juillet 1993, Maurice Olender récidivera en lançant dans le Monde, avec l’appui de quarante intellectuels amis dont Yves Bonnefoy, Umberto Eco ou encore Michel Deguy, un « Appel à la vigilance ». Pour finir, voici quelques livres que j’ai aimés et dont je recommande la lecture, publiés par Maurice Olender, éditeur qui, selon ses dires, n’en est pas un (à cela près qu’il a à son catalogue pas loin de 250 livres) : Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui ; Jean Starobinski, l’Encre de la mélancolie ; Lydia Flem, Casanova ou l’exercice du bonheur et la Voix des amants ; Giorgio Agamben, la Communauté qui vient ; la correspondance de Paul Celan et Ingeborg Bachmann ; Nicanor Parra, Poèmes et antipoèmes ; Denis Roche, Dans la maison du sphinx ; Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne. Tous livres de « demande », non de « commande », selon Maurice Olender. Son souhait de non-éditeur : « Inscrire de l’inactuel pour assurer de l’avenir. »
(1) Voir artpress n°223, avril 1997, ainsi que ma chronique, p. 130 de ce numéro.