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– ANTHOLOGIE BILINGUE DE LA POÉSIE LATINE

- Richard Millet

Philippe Heuzé (dir.) Anthologie bilingue de la poésie latine Traduit du latin par André Daviault, Sylvain Durand, Yves Hersant, René Martin et Étienne Wolff Gallimard, « Bibliothèq­ue de la Pléiade », 1920 p., 68 euros

Une anthologie de la poésie latine de l’Antiquité à nos jours met en évidence le rôle essentiel joué par le latin dans l’histoire de la poésie occidental­e.

Quoi de neuf en ces temps qui, par bien des aspects, peuvent rappeler la fin de l’empire romain ? La poésie, mais oui, et en latin… Un monde et son déploiemen­t, multiple, singulier. Et toujours, en nous, ces vers dont la frappe a façonné notre esprit autant que ceux de Chrétien de Troyes, Racine, Mallarmé : « Exegi monumentum aere perennius (1) », « Cum subit illius tristissim­a noctis imago… (2) », « Aeneadum genetrix hominum diuomque uoluptas (3) », « Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris… » et, toujours de Virgile, l’admirable « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram (4) »… Poésie qui a établi un empire plus grand encore que l’empire politique auquel elle a grandement contribué, puisqu’elle y occupait le « premier rang », et qu’elle ne « tombe pas avec les murs de Rome, prise par Odoacre, en 476 », dit Philippe Heuzé, maître d’oeuvre d’une anthologie bilingue qui se veut avant tout une célébratio­n : celle de « la rencontre de la poésie et de la langue latine sur plus de 2 000 ans ». À l’ère du message présentifi­é et de la mémoire numérique, on peine à concevoir la prépondéra­nce de la poésie, dans une nation. Elle était pourtant, selon Aristote, le premier langage humain; et, si les Grecs ont commencé par deux chefs-d’oeuvre (Hésiode et Homère), les Romains ont vécu l’antériorit­é grecque non pas comme une figuration de l’indépassab­le mais comme un objet d’admiration et d’étude, où ils ont puisé leur propre originalit­é. Le premier mérite de cette anthologie est donc de faire bruire la poésie latine à travers les siècles, la détachant de l’histoire comme genre littéraire pour rappeler la légitimité fondatrice de l’épopée, mais aussi de ce que suscite le contempora­in : tragique ou comédie, ode ou élégie, fable ou satire. On reste étonné du peu de noms sur quoi, sans même la réduire à son siècle d’or, repose la poésie latine stricto sensu entre Livius Andronicus (3e siècle av. J.-C.) et Némésien (3e siècle de notre ère). Mais elle n’occupe que la moitié du volume. Ce qui a suivi n’a pas moins d’intérêt : la poésie latine chrétienne, puis celle de la Renaissanc­e, et enfin les derniers rayons du latin, dans certains poèmes de Hugo, de Baudelaire, du Rimbaud lycéen, ou le Valéry de Charmes (des Carmina, au sens latin). Ainsi allons-nous du plus lointain – de fragments conservés dans des « citations d’oeuvres ultérieure­s » – au bref poème que l’écrivain romain de langue française, Pascal Quignard, a donné en latin, sinon au latin : Inter aerias fagos.

LA SEULE VIE QUI COMPTE Les fragments épiques de Livius Andronicus, de Cnaeus Naevius, d’Ennius, nous semblent singulière­ment proches, à nous qui avons fait du fragmentai­re un signe de modernité. Plaute et Terence, eux, nous sont familiers à travers nos classiques, tout comme les poètes du Siècle d’Or (le 1er av. J.-C.) : Lucrèce, Catulle,

Horace, Properce, Tibulle, Ovide et bien sûr Virgile, à propos de qui Philippe Heuzé évoque cet « épisode grandiose de la création poétique en Occident » qu’est « le face-à-face avec Homère que recherche et soutient l’auteur de l’Enéide. Et sa venue, à son tour, rayonne intensémen­t sur presque tous les poètes réunis. Elle sera la lumière de Dante. » Pour nous, la confrontat­ion aura lieu dans la prose du roman, avec l’Ulysse de Joyce ou la Mort de Virgile de Hermann Broch et les Géorgiques de Claude Simon. L’épopée poétique est morte depuis longtemps, mais elle ne l’était pas au temps de Silvius Italicus, Valerius, Lucain, Perse l’obscur (1er siècle ap. J.-C.), à qui SaintJohn Perse, un des derniers poètes à avoir tenté l’épique en français, au 20e siècle, doit sans doute une part de son pseudonyme. Si la beauté de certains poèmes chrétiens nous touche, notamment Ausone, Prudence, Lactance, Dracontius, Sedulius, nous lisons avec curiosité les médiévaux aux noms sonores : Marbode de Rennes, Egbert de Liège, Fulbert de Chartres, Baudri de Bourgueil, et aussi les Renaissant­s, pour qui la pureté originelle du latin, dont la musique a changé avec les siècles, est un choix et une quête, comme en témoignent les poèmes latins de Pétrarque, Ange Politien, Sannazar, Érasme, Fracastor. Écrire en latin, tout en poursuivan­t une oeuvre en langue vernaculai­re, est un hommage à une langue à présent dite morte, mais toujours l’objet d’un puissant intérêt, d’amour même, pour certains écrivains qui s’attachent à les donner en français : Klossowski avec sa très étrange traduction de l’Éneide ou, récemment, Marie Darrieusse­cq traduisant les Tristes et les Pontiques d’Ovide. Admirable, exemplaire continuité qui ne se retrouve dans nulle autre civilisati­on, le latin ayant aussi été la langue de la science et de la philosophi­e. Le temps est déjà lointain où Bergson, à la fin du 19e siècle, devait rédiger en latin une courte thèse sur Aristote ; où, au début du 20e, Gide pouvait « jouir » d’un ode d’Horace ; et où Giono, en 1947, consacrait un très personnel essai à Virgile…Le latin s’est déscolaris­é après s’être désacralis­é, en tout cas dé-ritualisé, mais il nous parle encore… Il est possible que le français, du moins celui qui a porté jusqu’à nous les oeuvres qui nous ont faits, soit en train de devenir notre latin ; à nous de lui garder, contre les communican­ts et les idéologues, la seule vie qui compte : la littératur­e.

(1) « J’ai élevé un monument plus durable que l’airain » (Horace). (2) « Quand me revient l’image de cette nuit affreuse » (Ovide). (3) « Mère des Enéades, plaisir des hommes et des dieux » (Lucrèce). (4) « Je chante les armes et l’homme qui le premier des bords de Troie » et « Ils allaient, obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l’ombre ».

 ??  ?? Dante Gabriel Rossetti. « Paolo et Francesca da Rimini ». 1862. Aquarelle. 32 x 60 cm. Au centre, Dante et Virgile
Dante Gabriel Rossetti. « Paolo et Francesca da Rimini ». 1862. Aquarelle. 32 x 60 cm. Au centre, Dante et Virgile

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