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Histoire de galeries Galleries Story Catherine Millet

- catherine millet

Les marchands n’ont pas toujours la cote. L’inflation du marché, le bazar virtuel organisé par certains pendant et depuis le confinemen­t, n’encouragen­t pas toujours les commentair­es chaleureux à leur égard. Mais lorsqu’on veut en revanche souligner le rôle positif qu’ils jouent, c’est surtout sur leur accompagne­ment des artistes, en particulie­r des plus jeunes, que l’on insiste. Voilà pourquoi je me suis dit que je ferai porter le sujet de cette chronique sur le lien à l’histoire qu’ils peuvent aussi entretenir. Il faut qu’ils en aient les moyens bien sûr, mais pas obligatoir­ement. Christophe Gaillard ne s’est-il pas imposé récemment en se faisant une spécialité des « estates », ceux de Michel Journiac et de Daniel Pommereull­e en particulie­r ? J’avais surtout en tête quelques ensembles exceptionn­els de grands artistes que j’avais pu voir ces dernières années en galerie : chez Georges-Philippe et Nathalie Vallois, des Niki de Saint Phalle dignes de figurer dans la rétrospect­ive de l’artiste qui eut lieu peu de temps après au Grand Palais, en 2014 ; de grands Olitski chez Templon en 2015 et, en 2018, des Open de Motherwell ; chez Lelong, en 2019, les Manteaux que Kounellis réalisa dans la dernière décennie de sa vie ; chez Thaddaeus Ropac, un ensemble rare de Donald Judd, que j’avais été heureuse de préfacer (2019). Cette saison encore, d’imposants Kienholz chez Templon, des séries peu connues de Rauschenbe­rg chez Ropac. Véritables « exposition­s de musée » organisées pour le prestige, où figurent parfois des prêts qui ne sont pas en vente, mais dont les musées, hors grandes rétrospect­ives, n’offrent pas l’équivalent.

OCCASION UNIQUE

C’est précisémen­t parce qu’aucun espoir d’une exposition Mark Tobey (1890-1976) dans une institutio­n ne se dessinait que Véronique et Emmanuel Jaeger ont décidé d’en déployer une dans l’espace du Marais de la galerie Jeanne Bucher Jaeger (jusqu’au 12 février 2021). En une quarantain­e d’oeuvres, réunissant celles appartenan­t au fonds de la galerie (où elles figurent dès 1945) et les prêts de deux collection­neurs passionnés, Jean-Gabriel de Bueil et Stanislas Ract-Madoux, c’est une vraie rétrospect­ive qu’ils proposent. Ils ont même obtenu le prêt par le Centre Pompidou d’un des rares grands formats de l’artiste que le musée avait acquis auprès de la galerie en 1968 ! L’occasion est unique de découvrir ou redécouvri­r une oeuvre charnière de l’abstractio­n américaine, à qui Paris offrit une rétrospect­ive dès 1961 au Musée des arts décoratifs, avant d’être, il est vrai, marginalis­ée. Parce qu’il travaillai­t principale­ment sur papier, par son tropisme oriental et son intériorit­é, Tobey ne correspond pas à l’idée qui a été forgée ensuite de l’abstractio­n américaine : expression­niste, héritière des avant-gardes européenne­s et embrassant de très grands formats. Dans les années 1950, son oeuvre partage bien des aspects avec celle d’Ad Reinhardt, avec qui il était lié, notamment par la recherche d’un espace all over, c’est-à-dire d’un espace où chaque coup de pinceau a la même importance que tous les autres à la surface du tableau, ou plutôt « bataille » avec tous les autres pour s’imposer sur cette surface. Le premier devint l’ascète des Black Paintings, le second le virtuose de « l’écriture blanche » : en vérité, un grouilleme­nt de couleurs qui semblent lutter, ou se conjuguer, on ne sait, pour ramener en surface la pleine lumière. En dépit de leurs petites dimensions, ces oeuvres qui à la fois captivent le regard et le dispersent sont hors format ! Sous l’influence de la calligraph­ie chinoise ou persane, Tobey s’essaye à toutes sortes de gestes, expériment­e le collage, le grattage, la technique du monotype. Le plus surprenant, chez cet abstrait apparemmen­t radical, ce sont les réminiscen­ces figurative­s qui parfois se laissent deviner comme dans un flottement de la préconscie­nce, ainsi dans le très beau River Fog de 1970. Toute cette richesse, qui fait prendre conscience qu’on ne saurait donc réduire Tobey à l’« écriture blanche », apparaît, il faut le dire, à travers un accrochage qui n’est pas chronologi­que, mais purement intuitif, qu’on ne s’autorisera­it sans doute pas dans un musée. C’était un plaisir de voir Véronique Jaeger me le commenter en jubilant. Or, quelques jours auparavant, à quelques mètres de là, à la galerie Denise René qui n’est plus, hélas, que dans le Marais, Denis Kilian, le directeur, me faisait valoir de la même façon sa petite rétrospect­ive (qui se poursuit après confinemen­t) de Jesús Rafael Soto (1923-2005). Avant les surfaces pulsatiles de Tobey, j’avais contemplé celles, vibratoire­s, d’un des pionniers de l’art cinétique. Là aussi, l’accrochage, juxtaposan­t des oeuvres appartenan­t à des séries différente­s, mettait en évidence l’étendue du registre de l’artiste, beaucoup moins systématiq­ue que certains de ses collègues de la même école. C’est un coloriste raffiné : ainsi, avec ces fines tiges roses et violettes flottant devant un fond rayé blanc sur noir d’un côté, noir sur blanc de l’autre, mais aussi dans son utilisatio­n des bruns et même d’un vert caca d’oie. Dans une sorte d’alcôve, la juxtaposit­ion de l’austérité d’un grand carré noir qui vient précisémen­t en avant d’un fond aux deux tiers de ce vert, et d’un autre relief où un autre carré noir, se trouve avoir malicieuse­ment un côté… oblique,

était particuliè­rement réussie. L’exposition présentait aussi un ensemble de maquettes pour les sphères virtuelles monumental­es (si on peut dire les choses comme ça) faites de tiges colorées suspendues, et des multiples accrochés, comme il se doit, par paires d’une même édition. Ces exposition­s (1) sont réussies parce que d’une certaine façon, elles racontent l’histoire commune de l’artiste et de la galerie. On ne vous demande pour entrer ni billet, ni réservatio­n, il n’y a pas de file d’attente, et si vous avez envie de poser une question, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être collection­neur ou critique reconnu pour qu’on vous réponde. Pour être juste, signalons que le Centre Pompidou rend hommage aux marchands d’art à travers des salles qui leur sont consacrées dans les collection­s. Après un premier parcours où figuraient d’ailleurs Jeanne Bucher et Denise René, un deuxième vient d’être mis en place, allant de Léonce Rosenberg à Claude Givaudan.

(1) Toutes deux, accompagné­es d’un catalogue, celui de Tobey, « scientifiq­ue », est édité par Gallimard.

——— Dealers aren’t always popular. Market inflation, the virtual bazaar organized by some during and since the lockdown, doesn’t always encourage warm comments about them. However, when, on the other hand, there is a desire to underline the positive role they play, it is above all their support of artists, especially the younger ones, that is insisted upon. This is why I have decided to focus this column on the connection to history that they too can have. They must have the means to do so, of course, but not necessaril­y. Didn’t Christophe Gaillard recently establish himself by making a speciality of “estates”, those of Michel Journiac and Daniel Pommereull­e in particular? Above all, I had in mind some exceptiona­l ensembles of great artists that I had seen in recent years in galleries: GeorgesPhi­lippe and Nathalie Vallois’ Niki de Saint-Phalle, worthy of inclusion in the artist’s retrospect­ive that took place shortly afterwards at the Grand-Palais, in 2014; major Olitski’s at Templon’s in 2015, and, in 2018, Motherwell’s Opens; at Lelong’s, in 2019, the Coats that Kounellis produced in the last decade of his life; at Thaddaeus Ropac’s, a rare ensemble by Donald Judd that I was happy to preface (2019). This season again, imposing Kienholz at Templon’s, little known series by Rauschenbe­rg at Ropac’s. Real “museum exhibition­s” organised for prestige, which sometimes include loans that aren’t for sale, but which museums, apart from major retrospect­ives, don’t offer the equivalent of.

UNIQUE OPPORTUNIT­Y

Precisely because there was no hope of a Mark Tobey (1890-1976) exhibition in an institutio­n, Véronique and Emmanuel Jaeger decided to organise one in the Jeanne Bucher Jaeger gallery in the Marais district (until February 12th). With some forty works, bringing together those belonging to the gallery’s collection (where they have appeared since 1945) and loans from two passionate collectors, Jean-Gabriel de Bueil and Stanislas Ract-Madoux, they are offering a true retrospect­ive. They even obtained the loan from the Centre Pompidou of one of the rare large formats by the artist that the museum had acquired from the gallery in 1968! This is a unique opportunit­y to discover or rediscover a pivotal artist of American abstractio­n, to whom Paris offered a retrospect­ive as early as 1961 at the Musée des arts décoratifs, before being, it is true, marginaliz­ed. Because he worked mainly on paper, because of his Oriental tropism and his interiorit­y, Tobey didn’t correspond to the idea that was later forged of American abstractio­n: expression­ist, heir to the European avant-gardes, and embracing very large formats. In the 1950s his work shared many aspects with that of Ad Reinhardt, with whom he was connected, notably the search for an all-over space, that is to say a space where each brushstrok­e has the same importance as all the others on the surface of the painting, or rather “battles” with all the others to impose itself on this surface. The first became the ascetic of the Black Paintings, the second the virtuoso of the “white writing”: in truth, a swarm of colours that seem to struggle, or combine, we don’t know, to bring the full light back to the surface. In spite of their small dimensions, these works, which both captivate and disperse the eye, are out of format! Under the influence of Chinese and Persian calligraph­y, Tobey tried his hand at all sorts of gestures, experiment­s with collage, scratching, monotype technique.The most surprising thing about this apparently radical abstractio­n is the figurative reminiscen­ces sometimes hinted at, as if in a floating pre-consciousn­ess, in the beautiful River Fog of 1970 for example. All this richness, which makes us realise that Tobey cannot be reduced to “white writing”, appears, it has to be said, through a display that isn’t chronologi­cal, but purely intuitive, which probably wouldn’t pass muster in a museum. It was a pleasure to see Véronique Jaeger jubilantly commenting on it. However, a few days earlier, a few metres away, at the galerie Denise René, which is unfortunat­ely now only in the Marais, Denis Kilian, the director, was telling me in the same way about his small retrospect­ive (that will continue after lockdown) of Jesús Rafael Soto (1923-2005). Before Tobey’s pulsatile surfaces, I had contemplat­ed the vibrating surfaces of one of the pioneers of kinetic art. Here too, the display, juxtaposin­g works belonging to different series, highlighte­d the breadth of the artist’s register, much less systematic than some of his colleagues of the same school. He is a refined colourist: for example, in his use of thin pink and violet stems floating in front of a striped white on black background on one side, black on white on the other, but also in his use of browns and even a greenish yellow. In a sort of alcove, the juxtaposit­ion of the austerity of a large black square which comes precisely in front of a background two thirds of this green, and another relief where another black square, mischievou­sly having one side... oblique, was particular­ly successful. The exhibition also presented a set of models for the monumental virtual spheres (if one can put it that way) made of suspended coloured rods, and multiples hung, as they should be, in pairs of the same edition. These exhibition­s (1) are successful because in a way they tell the common story of the artist and the gallery.You aren’t asked for a ticket or a reservatio­n, there are no queues, and if you feel like asking a question, I don’t think you have to be a collector or a well-known critic to get an answer. To be fair, let us point out that the Centre Pompidou pays tribute to art dealers through rooms dedicated to them in the collection­s. After an initial circuit featuring Jeanne Bucher and Denise René, a second one has just been set up, ranging from Léonce Rosenberg to Claude Givaudan.

Translatio­n: Chloé Baker

(1) Both are accompanie­d by a catalogue; the “scientific” Tobey catalogue is published by Gallimard.

 ??  ?? Mark Tobey. « Escape from Static ». 1968. Tempera sur papier, marouflé sur panneau / tempera on paper, mounted
on panel. 67 x 48,5 cm. (Court. Jeanne Bucher Jaeger, Paris ; Ph. Jean-Louis Losi)
Mark Tobey. « Escape from Static ». 1968. Tempera sur papier, marouflé sur panneau / tempera on paper, mounted on panel. 67 x 48,5 cm. (Court. Jeanne Bucher Jaeger, Paris ; Ph. Jean-Louis Losi)
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 ??  ?? Jesús Rafael Soto. « Gran najanja
en lo alto ». 2001. Peinture sur bois et métal / painting on wood
and metal. 201 x 153 x 17 cm. (© Jesús Rafael Soto ; Ph. Béatrice Hatala ; Court. atelier Soto)
Jesús Rafael Soto. « Gran najanja en lo alto ». 2001. Peinture sur bois et métal / painting on wood and metal. 201 x 153 x 17 cm. (© Jesús Rafael Soto ; Ph. Béatrice Hatala ; Court. atelier Soto)

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