Photographie, capitalisme, démocratie Photography, Capitalism and Democracy Étienne Hatt
De quoi la photographie numérique est-elle le nom ? Du néolibéralisme, répond avec fermeté André Rouillé, historien de la photographie et directeur du site d’actualités artistiques paris-art.com, dans la Photo numérique, une force néolibérale (L’Échappée, 224 p., 17 euros). Sa réflexion est dense et riche en concepts voulant renouveler la théorie de la photographie. Mais elle manque aussi parfois de nuances. Elle tresse ces deux réalités contemporaines de la fin du 20e et du début du 21e siècle qui ont le numérique en commun. Au « capitalisme industriel des choses », le néolibéralisme a en effet substitué une économie numérique des « processus » et des « flux » dont la photographie est « un produit, un vecteur et un paradigme ». À tel point que chaque photographie est, selon Rouillé, « une micro-expérience néolibérale » et que l’auteur peut, parmi de très nombreux mots composés, fonder l’adjectif « photo-néolibéral ». Encore faut-il préciser ce que Rouillé entend par photographie numérique. Son approche est large puisqu’elle convoque la technique, l’esthétique, la sociologie, l’économie et la politique, mais elle débouche sur une conception de la photographie numérique restreinte à son usage actuel le plus massif : l’image prise au smartphone et partagée sur les réseaux sociaux. (Ainsi, une photographie imprimée dont des pixels trahiraient la nature numérique de la prise de vue ne serait pas numérique.) Cette photographie numérique s’oppose terme à terme à l’argentique. Elle est une « image-langage » (le binaire informatique), une « image-écran » et une « image-réseau ». Ses modes d’existence sont « le fluide », « le faux » (les images sont « toujours-déjà retouchées ») et « le flux ». Elle est le fait d’« infra-amateurs » dont le « dégainer-capter-partager » crée des « esthétiques aberrantes », au sens d’involontaires et d’irrationnelles. La photographie numérique n’est plus le produit de l’oeil ordonnateur qui cadre et compose. Le smartphone étant tenu à bout de bras ou au bout d’une perche, le champ de vision s’élargit, se dynamise et devient le « regard du corps ».
L’archétype de la photographie numérique est, selon Rouillé, le selfie. Ce dernier pourrait aussi être l’image du néolibéralisme tant, pour lui, cette nouvelle économie tire profit de « la vie des gens », qu’elle monétise. Elle repose en effet sur une offre gratuite de services en ligne dont les utilisateurs jouissent en laissant les entreprises du numérique accéder à leurs données personnelles et comportementales. Cet accord tacite correspond, toujours selon Rouillé, à « un pillage algorithmique, automatique, continu et implacable des intimités ». Liker ou commenter un post sur Facebook revient moins à exprimer un avis qu’à servir la logique néolibérale. Dans cette économie, les images ont une double fonction qui explique pourquoi, en 2012 et pour 1 milliard de dollars, Facebook avait racheté Instagram, apparemment simple application de partage de photographies en ligne. La première est de stimuler les échanges et, donc, la production de données monétisables. La seconde est de véhiculer des informations exploitables. C’est pourquoi, nous dit Rouillé, l’argent est dorénavant « intérieur » aux photographies.
PANOPTIQUE NUMÉRIQUE
On l’aura compris, le point de vue de Rouillé est des plus critiques. C’est bien normal pour un livre publié dans une collection intitulée « Pour en finir avec ». Pourtant, la Photo numérique, une force néolibérale n’est pas un pamphlet. L’ouvrage s’inscrit même dans le prolongement de la Photographie, entre document et art contemporain (Folio essais, 2005), précédent livre de Rouillé qui embrassait l’histoire de la photographie depuis ses origines et esquissait des concepts développés 15 ans plus tard. On y retrouvait aussi la volonté de corréler les images à l’économie de leur temps. De fait, l’apparition et l’essor de la photographie au milieu du 19e siècle furent inséparables des développements du capitalisme industriel. D’une part, à des fins documentaires ou publicitaires, la photographie en a fourni les images : mutations architecturales des grandes villes, construction des lignes de chemin de fer, chantiers navals, etc. D’autre part, le capitalisme industriel a dégagé des capitaux parfois réinvestis dans l’industrie moderne de la photographie au fonctionnement lui-même capitalistique. À titre d’exemple, d’abord installé à son compte, Nadar a ensuite pu constituer des sociétés par actions dans lesquelles étaient impliqués les banquiers Pereire. Mais, pour Rouillé, le passage du capitalisme industriel au capitalisme néolibéral correspond au passage du document au faux de la photographie numérique. Plus brutalement, il correspond au passage des autoportraits de Nadar aux selfies de Zuckerberg. Pourtant, revenir aux origines de la photographie implique de rappeler qu’en 1839, la France avait acheté le procédé du daguerréotype à son inventeur pour offrir la photographie à
l’humanité. Même s’il ne libéralisait que l’un des procédés inventés à l’époque, le geste était fondamental. Instaurant une gratuité alors sans contrepartie, il a favorisé le développement de la photographie et fondé son idéal démocratique. Ainsi, si l’histoire de la photographie permet de suivre les transformations de l’économie capitaliste, elle permet aussi de tirer le fil de cet idéal démocratique. C’est lui qu’André Gunthert, autre historien de la photographie, avait privilégié dans l’Image partagée, la photographie numérique (Textuel, 2015). Or, Rouillé ne cite jamais Gunthert. On aurait pourtant aimé qu’il discute ces thèses. Car, de toute évidence, ils ne sont pas d’accord. Pour Rouillé, la photographie numérique n’est pas un outil d’émancipation mais de pouvoir et de contrôle d’« individus addictifs » pris dans le « panoptique numérique néolibéral » que représentent les réseaux et soumis à « la sourde tyrannie du code ». Gunthert, quant à lui, voyait dans la photographie numérique l’accomplissement potentiel des promesses de l’invention de la photographie. Il parlait de la « république des images à l’égalité radicale » et du « nouvel état de l’image comme propriété commune ». L’un des textes de ce recueil était même titré « La culture du partage ou la revanche des foules ».
——— What is digital photography the name of? Neo-liberalism, answers firmly André Rouillé, historian of photography and director of the art news website , in la Photo numérique, une force néo-libérale [Digital photography, a neo-liberal force] (1). His reflections are dense and rich in concepts aimed at renewing the theory of photography. But they also sometimes lack nuance. It weaves together these two contemporary realities of the late 20th and early 21st centuries that have digital technology in common. Neo-liberalism has in fact substituted the “industrial capitalism of things” with a digital economy of “processes” in which photography is “a product, a vector and a paradigm”. So much so that each photograph is, according to Rouillé, “a neo-liberal micro-experiment” and that the author can, among a great many compound words, found the adjective “neoliberal photo”. But what does he mean by digital photography? His approach is broad since it brings together technique, aesthetics, sociology, economics and politics, but it leads to a conception of digital photography restricted to its most massive current use: the picture taken with a smartphone and shared on social networks. (Thus, a printed photograph, the pixels of which would indicate the digital nature of the shot, would not be digital). This digital photograph is ultimately opposed to the analogue one. It is an “image-language” (the computer binary), a “screen-image” and a “network-image”. Its modes of existence are “the fluid”,“the fake” (the images are “always-already retouched”) and “the flow”. It is the work of “infra-amateurs” whose “drawcapture-sharing” creates “aberrant aesthetics”, in the sense of involuntary and irrational. Digital photography is no longer the product of the ordering eye that frames and composes. With the smartphone held at arm's length or at the end of a pole, the field of vision is widened, energised and becomes the “gaze of the body”. The archetype of digital photography is, according to him, the selfie. The latter could also be the image of neo-liberalism, given how much, for Rouillé this new economy takes advantage of “people's lives”, and monetises them. Indeed, it is based on a free offer of online services, which users enjoy by letting digital companies access their personal and behavioural data. This tacit agreement amounts, again according to Rouillé, to “an algorithmic, automatic, continuous and implacable plundering of privacy”. Liking or commenting on a Facebook post is less a matter of expressing an opinion than of serving neo-liberal logic. In this economy images have a dual function, which explains why in 2012 for $1 billion Facebook bought Instagram, a seemingly simple online photo-sharing application. The former is to stimulate exchanges and, therefore, the production of monetisable data. The latter is to convey exploitable information.This is why, says Rouillé, money is now “inside” the photographs.
DIGITAL PANOPTIC
As you can see, Rouillé’s point of view is very critical. This is quite normal for a book published in a collection entitled “Pour en finir avec” (“To be done with”). However, Digital Photography, a neoliberal force, is not a pamphlet. The book is even a continuation of la Photographie, entre document et art contemporain (Gallimard, 2005), Rouillé’s previous book, which embraced the history of photography from its origins and sketched out concepts developed 15 years later. There was also a desire to correlate images with the economy of their Félix Nadar. « Autoportrait ». 1855 time. In fact, the appearance and development of photography in the mid-19th century was inseparable from the developments of industrial capitalism. On the one hand, for documentary or advertising purposes photography provided the images: architectural mutations in large cities, construction of railway lines, shipyards, etc., and on the other hand, for the purpose of documenting and advertising. Furthermore, industrial capitalism released capital that was sometimes reinvested in the modern photography industry, which was itself capitalist in its operation. As an example, Nadar was initially self-employed, but was later able to set up joint stock companies in which, for example, the Pereire bankers were involved. But for Rouillé, the transition from industrial capitalism to neo-liberal capitalism corresponds to the shift from document to forgery in digital photography. More bluntly, it corresponds to the transition from Nadar’s self-portraits to Zuckerberg’s selfies. And yet, going back to the origins of photography implies recalling that in 1839 France had purchased the daguerreotype process from its inventor in order to offer photography to humanity. Even though it liberalised only one of the processes invented at the time, the gesture was fundamental. By making photography free of charge at the time without any compensation, it encouraged the development of photography and founded its democratic ideal. It is this ideal that André Gunthert, another historian of photography, favoured in l’Image partagée, la photographie numérique (Textuel, 2015). But Rouillé never quotes Gunthert. One would however have liked him to discuss these theses rather than ignore them, for they obviously don’t agree. For Rouillé, digital photography isn’t a tool for emancipation, but for the power and control of “addicted individuals” caught in the “neoliberal digital panoptic” represented by networks, and subjected to the “deaf tyranny of code”. Gunthert, for his part, saw digital photography as the potential fulfilment of the promises of the invention of photography. He spoke of the “republic of radically equal images” and the “new state of the image as common property”. One of the texts in this collection was even entitled “La culture du partage ou la revanche des foules” [The culture of sharing or the revenge of crowd].
Translation: Chloé Baker
(1) L’Échappée, 224 p., 17 euros.