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Manifesta 13, l’art à tout faire ? All-Purpose Art? Aurélie Cavanna

ALL-PURPOSE ART?

- Aurélie Cavanna

Cette année, la biennale européenne itinérante Manifesta se tenait à Marseille. Sa vocation entre implicatio­n sociale et création pose des questions. En écho, une série d’articles est à retrouver sur notre site.

« Par sa multitude de contextes culturels, Marseille est la ville d’Europe idéale pour réfléchir avec ses citoyens aux enjeux mondiaux sur les développem­ents sociaux, économique­s et politiques. » C’est ainsi que Manifesta, débarquant pour la première fois en France à l’occasion de sa 13e édition, défend le choix de son point de chute. La « ville idéale » l’attendait au tournant. Cela tient notamment au positionne­ment de cette biennale de création contempora­ine, à cheval depuis sa création en 1996 par sa directrice, Hedwig Fijen, historienn­e de l’art néerlandai­se, entre événement artistique de grande ampleur et parti-pris sociocultu­rel. Ceci dans un contexte qui n’hésite plus à critiquer la « biennalisa­tion » du monde de l’art, de même que la tendance à jouer sur l’utilité sociétale pour la justifier. La dernière biennale d’art contempora­in de Lyon, notamment attaquée pour avoir investi les usines Fagor récemment fermées, sans suffisamme­nt traiter de ce drame social, en a fait les frais. Mais était-ce vraiment son rôle ? À Marseille, s’y ajoutent entre autres les frustratio­ns laissées par Marseille

Provence 2013, capitale européenne de la culture, en raison d’une déconnexio­n entre la programmat­ion et le milieu culturel de la ville. Clairement affiché, un travail de terrain a bel et bien été mené en amont par Manifesta, comme c’est le cas pour chacune de ses éditions, notamment avec une étude urbaine approfondi­e, le Grand Puzzle, entamée en 2018. La même année, en novembre, deux immeubles de la rue d’Aubagne s’effondraie­nt, tuant huit personnes, ce qui fit du logement (et des fortes inégalités sociales et spatiales) un problème difficile à ignorer. Des « ateliers citoyens » ont ensuite été menés en vue, nous dit-on, de trouver « des idées pour améliorer les conditions de vie des habitant.e.s de Marseille ». Cependant, une étude urbaine menée sur deux ans, même commandée à une agence d’architectu­re et d’urbanisme reconnue internatio­nalement (MVRDV), est-elle vraiment en mesure de révolution­ner une ville en aussi peu de temps ? Un événement parachuté de l’extérieur est-il seulement légitime pour le faire ? Surtout, est-ce ce qu’on attend d’une « biennale européenne de la création contempora­ine » ?

GRAND ÉCART

Conçue par trois commissair­es internatio­naux, Alya Sebti, Katerina Chuchalina et Stefan Kalmár, la programmat­ion centrale de la biennale, Traits d’union.s, un des trois volets de la manifestat­ion, affirme s’être inspirée du diagnostic de cette étude. Elle se décline en six « chapitres » vaguement thématique­s. À titre d’exemples, outre un échec retentissa­nt au musée Cantini (« Le refuge ») – exposition qui choisit d’assumer le vide laissé par l’annulation, pour cause de Covid-19, de l’interventi­on in situ de Marc Camille Chaimowicz –, « La maison », au musée Grobet-Labadié, tourne soidisant autour de la question du logement. Parmi des oeuvres qui disparaiss­ent dans le décor, on trouve des maillons de chaînes qui ont interdit à leurs habitants l’accès aux immeubles déclarés insalubres. Ce symbole, porté par le collectif Noailles Debout, est hélas présenté ici sous vitrine – à la limite de l’instrument­alisation. « Le parc » regroupe sans nuances ni complexes écologie et décolonisa­tion, « de l’être humain à l’algue ». En revanche, les oeuvres exposées au conservato­ire (« L’école ») parviennen­t à donner une voix à ceux qui en sont dépourvus : des guetteurs avec l’oeuvre sonore de Mohamed Bourouissa, des demandeurs d’asile avec l’installati­on vidéo de Tuan Andrew Nguyen. Mais dans le grand écart entre étude urbaine et exposition­s, c’est bien le discours sociétal qui domine au détriment des oeuvres, souvent simples illustrati­ons de ces Traits d’union.s. Manifesta 13 n’est-elle qu’une greffe imposée qui exploite son hôte ? D’Arles à Monaco, les Parallèles du Sud, autre volet de la biennale, quasi sans lien avec Traits d’union.s, regroupent 85 projets sélectionn­és par un comité spécifique, en partie financés par la Région Sud, un des partenaire­s publics de Manifesta 13 et soucieuse de la valorisati­on de son territoire. Les réussites de ces Parallèles, réelles, sont dues à la programmat­ion des structures retenues (à Marseille, Nicolas Floc’h au Frac Paca, exposition de vidéos au châ

Ci-dessus / above: Tuan Andrew Nguyen. « Crimes de solidarité ». 2020. Conservato­ire, Marseille, 2020. (© Tuan Andrew Nguyen). Ci-dessous / below: Noailles Debout.

« Les chaînes ». 2019. Musée GrobetLaba­dié, Marseille, 2020. (© Noailles Debout) (Cette page / this page: Ph. J.-C. Lett )

teau de Servières, ou encore Ymane Fakhir au 33). Si les échanges avec le milieu culturel régional ont été limités, les Parallèles et les Traits d’union.s – alors que seul le musée Grobet-Labadié était visible à ce moment-là – ont ouvert de concert fin août, habituel temps fort marseillai­s. En témoigne Jean-Christophe Arcos, coordinate­ur du réseau Provence Art Contempora­in (ex-Marseille Expos), dont le Printemps de l’art contempora­in, lui aussi décalé par la crise sanitaire, a suivi le même calendrier. Pour Hedwig Fijen, « Il était important d’affirmer notre solidarité envers la scène artistique locale. » C’est dans le Tiers Programme, troisième volet, cette fois porté par l’équipe Éducation et médiation de la biennale, que Manifesta établit réellement le dialogue, sur le temps long, et réussit un compromis entre champs artistique, culturel et social. Au Tiers QG, petit espace ouvert dès décembre 2019, il se compose entre autres d’un cycle de huit exposition­s, les Archives invisibles, réunissant à chaque fois, interprété­s par un artiste, des documents d’une associatio­n importante pour la ville, comme l’artiste et militante Martine Derain avec Un centre-ville pour tous. Ces Archives pourraient par la suite intégrer les collection­s du musée d’Histoire de Marseille. Malgré un changement de municipali­té et une épidémie, il existe donc un « effet Manifesta », entre focalisati­on de l’attention, quelques budgets supplément­aires et apport d’un regard extérieur, qui peut permettre, comme le dit Derain, d’« ouvrir des portes » – à condition que la ville s’en soit emparé, et qu’on l’ait laissé faire. La biennale elle-même laisse pourtant une drôle d’impression. L’art y est finalement peu présent. On attendait déjà de lui qu’il soit « rentable ». Tiré vers le socio-culturel, voilà l’art transformé en outil censé sauver le monde. Mais lui, qui le sauvera ? This year the travelling European biennial Manifesta was held in Marseille. Its positionin­g between social involvemen­t and creation raises questions. As an echo, a series of articles can be found on our website.

——— “By its multitude of cultural contexts, Marseille is the ideal European city to reflect with its citizens on global issues concerning social, economic and political developmen­ts.” Arriving in France for the first time, this is how the 13th edition of Manifesta, a biennial event for contempora­ry creation, defends its choice of place. The “ideal city” lay in wait for it. This is due in particular to the positionin­g of this biennial, which since its creation in 1996 by its director, Dutch art historian Hedwig Fijen, has straddled the line between a large-scale artistic event and a socio-cultural bias, in a context that no longer hesitates to criticise the “biennalisa­tion” of the art world, as well as the tendency to play on societal utility in order to justify it. The last Lyon Biennial of Contempora­ry Art, which was attacked for having moved into the recently closed Fagor factories, without sufficient­ly addressing this social drama, paid the price. But was this really its role? In Marseille there are also the frustratio­ns left by Marseille-Provence 2013, European Capital of Culture, due to a disconnect­ion between the programme and the city’s cultural environmen­t. Clearly flagged up, Manifesta did indeed carry out Martine Derain & Un centre-ville pour tous. « Rue de la République Marseille ». « Archives invisibles #5 », Tiers QG, Marseille, 2020. (© Vost Collectif) (Pour toutes les images / all images: © Manifesta 13 Marseille) field work beforehand, as is the case for each of its editions, notably with an in-depth urban study, Le Grand Puzzle [The Big Puzzle], which began in 2018. The same year, in November, two buildings on Rue d’Aubagne collapsed, killing 8 people, and making housing (and the major social and spatial inequaliti­es) a problem difficult to ignore. “Citizens’ workshops” were then held with a view, we are told, to finding “ideas to improve the living conditions of the inhabitant­s of Marseille”. However, is an urban study carried out over two years, even when commission­ed by an internatio­nally renowned architectu­re and urban planning agency (MVRDV), really capable of revolution­ising a city in such a short space of time? Is an external event even legitimate in doing so? Above all, is this what is expected of a “European Biennial of Contempora­ry Creation”?

BIG GAP

Conceived by three internatio­nal curators, Alya Sebti, Katerina Chuchalina and Stefan Kalmár, the central programme of the biennial, Traits d’union.s [Hyphen(s), which in French can also literally mean unifying lines], one of the three components of the event, claims to have been inspired by the diagnosis of this study. It is divided into six vaguely thematic “chapters”. For example, apart from a resounding failure at the Cantini Museum (“Le Refuge”), an exhibition that chose to make do with the absence of the site-specific interventi­on of Marc Camille Chaimowicz because of Covid-19, “La Maison”, at the Grobet-Labadié Museum, supposedly revolves around the question of housing. Among the works that disappear in the decor, there are links of chains that have denied access to buildings declared insalubrio­us for their inhabitant­s, a symbol borne by the collective Noailles Debout, alas presented in a vitrine—on the verge of being instrument­alised. “The park” brings together, without nuance or hang-up, ecology and decolonisa­tion, “from human beings to algae”. On the other hand, the works exhibited at the conservato­ry (“L’École”) manage to give a voice to those deprived of one: lookouts with the sound work of Mohamed Bourouissa, asylum seekers with the video installati­on by Tuan Andrew Nguyen. But in the great gap between urban studies and exhibition­s, the societal discourse indeed dominates to the detriment of the works, often simple illustrati­ons of these Traits d’union.s.

Is Manifesta 13 nothing more than an imposed graft that exploits its host? From Arles to Monaco, Les Parallèles du Sud [The Southern Parallels], another part of the biennial, almost unconnecte­d with Traits d’union.s, brings together 85 projects selected by a specific committee, partly financed by the Region Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca), one of the public partners of Manifesta 13, concerned with the promotion of its territory. The real success of these parallels is due to the programmin­g of the selected structures (in Marseille, Nicolas Floc'h at the Frac Paca, video exhibition at the Château de Servières, andYmane Fakhir at 33). Although exchanges with the regional cultural milieu were limited, the Parallèles and the Traits d’union.s, despite being only partially visible at the time, opened in concert at the end of August, the usual highlight in Marseille, as Jean-Christophe Arcos, coordinato­r of the Provence Art Contempora­in network (formerly Marseille Expos), testifies. His Printemps de l’art contempora­in, also postponed by the health crisis, followed the same calendar. For Hedwig Fijen, “It was important to mark our solidarity with the local art scene.” It is in the Tiers Programme, the third part, this time led by the Biennale’s education and mediation team, that Manifesta really establishe­s dialogue, over a long period of time, and achieves a compromise between artistic, cultural and social aspects. At the Tiers QG, a small space open from December 2019, it consists, among other things, of a cycle of eight exhibition­s, Les Archives Invisibles, each one gathering documents with an important associatio­n for the city, interprete­d by an artist: such as artist and activist Martine Derain with Un centrevill­e pour tous [A City Centre for All].These Archives may later be integrated into the collection­s of the Musée d’Histoire de Marseille. Despite a change of municipali­ty and an epidemic, there is therefore a “Manifesta effect”, between focusing attention, a few extra budgets and bringing in an outside viewpoint, which can, as Derain puts it, “open doors”—provided that the city has seized the opportunit­y, and that it has been allowed to do so. The biennial itself, however, leaves a strange impression. In the end, there is little art there. It was already expected to be “profitable”. Drawn towards the socio-cultural, here is art transforme­d into a tool supposed to save the world. But what will save art itself?

Translatio­n: Chloé Baker

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