Zhenya Machneva Julie Chaizemartin
Les fils des tapisseries colorées de Zhenya Machneva tracent le chemin d’un voyage intime dans le temps, à la recherche d’éclairs retrouvés dans les restes d’usines abandonnées de la période soviétique. Ils sont à la fois les bribes d’une utopie collective et les « réminiscences » d’une mémoire personnelle – comme le titrait la dernière exposition de l’artiste à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois.
Les réminiscences contiennent toujours de l’affect et se confondent parfois avec le songe. C’est dans cet entre-deux, entre l’objet réel et l’objet rêvé, que se situent les oeuvres de la jeune Russe Zhenya Machneva qui a fait des ruines modernes de l’industrialisation soviétique son terrain d’observation et sa matière d’archives. Elle aime les vides et les camaïeux de couleurs qui habitent les anciens sites ouvriers, comme celui de la fabrique de téléphones, aujourd’hui un vestige, où son grand-père a travaillé pendant quarante ans. Elle le visite en 2012. Naît une première vision sombre, et même apocalyptique. Néanmoins, les séries de boulons, tubes, poulies, rails et autres mécanismes rouillés et sales lui apparaissent comme d’étranges sculptures peutêtre dotées d’une âme à réanimer. À partir de ce jour, elle reviendra sur les sites d’usines abandonnées, toujours seule, pour en collecter des images à travers lesquelles elle tente de déceler une « part de l’histoire humaine de l’époque soviétique à sauver », selon ses mots, comme un lointain mirage de ce que chantaient les artistes du réalisme socialiste. « Nous pouvons regarder et même critiquer cette période aujourd’hui », ajoute-t-elle. En Russie, ces vastes combinats oubliés sont nombreux dans la région de l’Oural, où elle en a visité à la faveur de résidences d’artistes de l’Ural Industrial Biennale of Contemporary Art de 2015 à 2017, puis à Norilsk, ville isolée en Sibérie, connue pour son ancien goulag et sa gloire ouvrière passée (aujourd’hui considérée comme la « cité du nickel » la plus polluée du Grand Nord). Elle en ressort la tête remplie de paysages mélancoliques, à la frontière de la mémoire intime de l’ouvrier et du sentiment historique.
« Totem ». 2020. Coton, lin et fibres synthétiques / cotton, linen and synthetic fibres. 187 x 192 x 4 cm. (Pour toutes les images / all images: Court. galerie G.-P. et N. Vallois ; Ph. Aurélien Mole)
FILS DU TEMPS Zhenya Machneva n’a opté ni pour l’instantané photographique ni pour le dessin sur le motif. Car plus qu’un témoignage, elle souhaite retranscrire une perception personnelle, quitte à s’engager sur le chemin de la déformation et de la rêverie. Elle a donc choisi la tapisserie pour la sensation du temps qui passe, pour le geste répété et solitaire, mais aussi pour la mission de réparation, de reconstruction. Les fils renouent, relient et guérissent. « Je veux que les gens sentent la ligne du temps à travers mes oeuvres, un peu à la manière d’une méditation », précise-t-elle. Peu de mots, mais une volonté qui l’a progressivement conduite à penser la tapisserie non comme objet de design ou d’ornement, mais comme oeuvre d’art à part entière, se détournant ainsi de l’enseignement plus classique de ce médium dans son pays. Formée en 2011 à l’Académie d’État des arts et du design Stieglitz à Saint
Pétersbourg, elle a ensuite suivi le programme éducatif de la School of Young Artists proposé par la fondation Pro Arte et la branche NordOuest du National Centre for Contemporary Art. Progressivement, au gré des archives collectées, elle a créé une imagerie rythmée par un vocabulaire de motifs répétitifs, proche d’un système de symboles.
ICÔNES Si le sujet est par essence nostalgique – le déclin d’une époque –, les couleurs rayonnantes de ses oeuvres leur confèrent un aspect joyeux, presque naïf. C’est cette tonalité satirique qui démarque son travail à la triennale du New Museum de New York en 2018. Dans ses paysages tissés, l’anecdote confine à l’ironie. La machine soviétique est réduite à un bouquet de câbles. Dans ses oeuvres récentes, le souffle esthétique s’amplifie. Dans Shell (2020), oeuvre baignée de jaune éclatant, quatre cadres de différentes tailles sont assemblés à la manière d’un polyptyque déroutant, grand paysage d’usine où l’on retrouve les motifs des boulons, des tubes métalliques et des câbles. Sur le cadre en hauteur le plus étroit, deux boulons ressemblent à deux yeux qui nous narguent. Cette révélation optique se retrouve dans les deux oeuvres anthropomorphes Portrait et Janus (2020), tandis que Totem évoque un petit robot humanoïde prêt à se mettre en marche et que Walker a définitivement pris la forme d’une sculpture campée sur quatre pattes, dont le corps, agrémenté d’un système de ventilation, lui procure l’aspect d’un animal vivant. Les machines, étrange bestiaire industriel, nous regardent tendrement, troublant notre oeil. Certains motifs sont même isolés sur une structure métallique : boulons et interrupteurs tissés acquièrent le statut d’icônes. Si l’artiste ne revendique aucune influence artistique, on pense néanmois à Dada, à Jean Tinguely ou aux peintures constructivistes des avant-gardes russes. L’archive réelle, figurative, devient un paysage presque abstrait qui contient une forme capable d’émotion. L’art de Machneva réside dans cette ambiguïté qui est aussi une revendication de la préservation du souvenir, de ce qui reste, de ce qui vibre encore. En 2016, lors de sa résidence à la Cité internationale des arts à Paris, elle réalise White Pavilion, installation textile presque transparente, évoquant la destruction puis la reconstruction du pavillon Kasli qui avait représenté la Russie à l’Exposition universelle de 1900. « En Russie, il n’y a pas de Ci-contre / opposite: « The Walker ». 2020. Coton, lin et fibres synthétiques sur structure en bois et piètement métal / cotton, linen and synthetic fibres on wooden frame and metal base. 30 x 50 x 20 cm.
Ci-dessus / above: « Portrait ». 2020. Coton, lin, fibres synthétiques, bois / cotton, linen, synthetic fibres, wood. 67,5 x 61,5 x 4 cm. (Coll. part.)
politique de conservation. C’est un problème. On ne se préoccupe pas de l’histoire. Il y a beaucoup de destructions historiques. Or l’époque soviétique est aussi notre histoire. Mes oeuvres sont aussi une protestation contre cela », explique-t-elle. Une galerie de songes tissés avec patience et minutie, gardiens d’une mémoire historique refoulée. Julie Chaizemartin est critique d’art. Elle contribue notamment à artpress et au Quotidien de l’art. Elle est la fondatrice de la webradio Art District Radio et du podcast Ekphrasis. Elle a notamment publié Ferrare, joyau de la
Renaissance italienne (Berg International, 2012).
ZHENYA MACHNEVA Née en / born 1988 à / in Léningrad (Saint-Pétersbourg). Vit et travaille à / lives and works in Saint-Pétersbourg Expositions personnelles / Solo shows: 2020 Réminiscences, Galerie G.-P. & N. Vallois, Paris ; Espace Vladey, Moscou 2018 Galerie G.-P. & N. Vallois, Paris 2016 ART re.FLEX Gallery, Saint-Pétersbourg Expositions collectives / Group shows: 2018 New Museum, New York ; Ivan Slovtsov Museum Complex, Tyumen 2016 Musée des arts modernes, Moscou 2015 Iset Hotel, Ekaterinbourg
The threads of Zhenya Machneva’s colourful tapestries trace the path of an intimate journey through time, in search of glimmers found in what remains of abandoned factories of the Soviet period. They are both fragments of a collective utopia and the “reminiscences” of a personal memory—as in the title of the artist’s last exhibition at the Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois.
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Reminiscences are always made up of emotional connections and are sometimes confused with dreams. It is in this interspace, between the real and the dreamed object, that are located the works of the young Russian artist Zhenya Machneva, who has made the modern ruins of Soviet industrialization her field of observation, her archival material. She likes the voids and chromatic shades in the former workers’ sites, such as that of the telephone factory, now a relic, where her grandfather worked for forty years. She visited it in 2012. A first dark and even apocalyptic vision was born. Nevertheless, the series of bolts, tubes, pulleys, rails and other dirty, rusty mechanisms appear to her as strange sculptures, perhaps endowed with a soul to be reanimated. From that day on, she would return to the sites of abandoned factories, always alone, to collect images of them, through which she tried to detect a “part of the human history of the Soviet era that needed to be saved”, in her words, like a distant mirage of what the artists of socialist realism were singing. “We can look at and even criticize this period today,” she adds. In Russia, there are many such forgotten vast industrial complexes in the Urals, which she visited during artist residencies at the Ural Industrial Biennale of Contemporary Art from 2015 to 2017, then on to Norilsk, an isolated Siberian city known for its former gulag and its past workers’ glory (today considered the most polluted “nickel city” of the Far North). She comes out of it with her head full of melancholy landscapes, on the frontier of the worker’s private memory and historical sentiment.
THREADS OF TIME
Machneva did not choose the snapshot or drawing on site, because more than a testimony, she wishes to transcribe a personal perception, even if it means going down the path of deformation and reverie. She has therefore chosen tapestry for the sensation of time passing, for the repeated, solitary gesture, but also for the mission of repairing and reconstructing. The threads renew, connect and heal. “I want people to feel the time line through my works, a bit like a meditation,” she says. Few words, but a will that has gradually led her to think of tapestry not as an object of design or ornament, but as a work of art in its own right, thus turning away from the more classical teaching of this medium in her country. Trained in 2011 at the Stieglitz State Academy of Art and Design in St Petersburg, she then followed the educational programme of the School of Young Artists offered by the PRO ARTE Foundation and the North-West branch of the National Centre for Contemporary Art. Gradually, according to the collected archives, she created an imagery punctuated by a vocabulary of repetitive patterns, close to a system of symbols.
ICONS Though the subject is inherently nostalgic— the decline of an era—the radiant colours of her works give them a joyful, almost naive aspect. It is this satirical tonality that made her work stand out at the Triennial of the New Museum in New York in 2018. In her woven landscapes, anecdote borders on irony. The Soviet machine is reduced to a bunch of cables. In her recent works, the aesthetic thrust is amplified. In Shell (2020), a work bathed in bright yellow, four frames of different sizes are assembled in the manner of a disconcerting polyptych, a large factory landscape with motifs of bolts, metal tubes and cables. At the top the narrowest, tall frame, two bolts look like two eyes taunting us. This optical revelation can be found in the two anthropomorphic works Portrait and Janus (2020), while Totem evokes a small humanoid robot ready to go into action, and Walker has definitely taken the form of a sculpture on four legs, the body of which, adorned with a ventilation system, gives it the appearance of a living animal. The machines, a strange industrial bestiary, look at us tenderly, disturbing our gaze. Some motifs are even isolated on a metal structure: bolts and woven switches acquire the status of icons. Although the artist claims no artistic influence, we nevertheless think of Dada, JeanTinguely or the constructivist paintings of the Russian avant-garde. The real, figurative archive becomes an almost abstract landscape that contains a form capable of emotion. Mashneva’s art lies in this ambiguity, which is also a demand for the preservation of memory, of what remains, of what still vibrates. In 2016, during her residency at the Cité Internationale des Arts in Paris, she created White
Pavilion, an almost transparent textile installation, evoking the destruction and then reconstruction of the Kasli Pavilion that had represented Russia at the 1900 Universal Exhibition. “In Russia, there is no conservation policy. That's a problem. We don’t care about history. There’s a lot of historical destruction, but the Soviet era is also our history. My works are also a protest against that,” she explains. A gallery of patiently and meticulously woven dreams, guardians of a repressed historical memory.
Translation: Chloé Baker Julie Chaizemartin is an art critic. She is a contributor of artpress and the Quotidien de l’art. She founded the webradio Art District Radio and the podcast Ekphrasis.
« Les yeux ne se peuvent arrêter longtemps & considérer un endroit, sans être aussitôt attirés par la Beauté des autres. Les spectateurs sont dans un transport, & dans une agitation continuelle qui procède du doute de ce qu’ils y doivent le plus admirer. Leur esprit suit le mouvement de leurs yeux, & après s'être tourné de tous côtés il demeure en quelque sorte en suspension. En voilà assez sur ce sujet. »
Description de Sainte-Sophie Procope de Césarée, vers 550 (1)
Procope de Césarée n’est pas architecte et son ouvrage Sur les monuments, panégyrique des grands chantiers de l’empereur Justinien, n’a pas la teneur d’un traité d’architecture. Pourtant, sa description dithyrambique de Sainte-Sophie rend compte, peu après son inauguration, d’une qualité qui caractérisera cette bâtisse emblématique pour les siècles à venir : son éclectisme. Aujourd’hui encore, comment trouver l’apaisement face à un tel ravissement des sens ? Comment atteindre la quiétude afin de prier dans ce clair-obscur savamment orchestré, où coexistent des mosaïques byzantines, des chérubins et les noms de prophètes soigneusement calligraphiés, le tout ordonné par l’aléatoire des diverses missions archéologiques qui s’y sont succédées ? Pour transformer Sainte-Sophie en lieu de culte, il a fallu installer des rideaux, des tapis et des paravents, afin de retrouver une atmosphère propice à la prière. Malgré l’effort d’aménagement, le caractère hautement éclectique du lieu demeure ; il est même, à certains égards, renforcé par la quête forcément vaine du croyant d’un message clair dans ce haut lieu de la polysémie culturelle. Bien avant que le père de la nation turque, Atatürk, n’ordonne, dans un élan progressiste et séculier, la transformation (2) de la mosquée en musée, Sainte-Sophie était déjà la somme éclectique des deux principales civilisations qui ont gouverné la ville depuis sa création. C’est ainsi qu’elle était perçue aux 16e et 17e siècles, quand se rendre à Constantinople prenait plusieurs semaines et constituait l’étape la plus avancée du Grand Tour, ou encore au 19e siècle, quand les frères Fossati, mandatés pour restaurer et consolider l’édifice, allaient égaliser les minarets et révéler au passage les mosaïques de la galerie.
FAILLE DANS LA COUPOLE La décision du président Erdoğan de reconvertir Sainte-Sophie en mosquée s’inscrit dans une série de transformations symboliques et politiques, constructives et archéologiques, qui, depuis le 6e siècle de notre ère, ont forgé l’identité du monument. Choisir pour SainteSophie un substantif – basilique, mosquée ou musée – ne peut qu’être réducteur puisque l’identité du lieu se trouve précisément dans son aptitude à basculer de l’un à l’autre, c’est-à-dire à faire preuve de résilience et d’adaptabilité.
On rapporte que l’acte de transformation initial de Sainte-Sophie en mosquée, en 1453, acte qui en préserve le nom, s’accompagne d’un récit d’appropriation symbolique qui élève la réparation au rang de fondation. La naissance de Mahomet correspond, à peu de chose près, à la première destruction de la coupole de la basilique, suite à une série de tremblements de terre en 553, 557 et 558. Selon ce récit mythique, c’est la naissance de Mahomet qui aurait généré la faille dans la coupole, et c’est, dit-on, grâce à sa salive mélangée à du sable de la Mecque qu’elle a pu être réparée, en prévision de sa future affectation. Cette réparation mythique s’avère d’une grande importance pour quiconque souhaite placer la valeur de l’édifice non pas dans une identité figée, celle des 900 ans où elle fut basilique, ou des 500 années où elle fut mosquée, mais dans son aptitude à glisser d’une civilisation à l’autre. L’appropriation ottomane se prête à une telle interprétation. Elle peut à juste titre être considérée comme salvatrice, sinon respectueuse de l’état antérieur, au moins capable d’en épargner les principaux attributs. L’iconoclasme qui qualifie le nouveau culte qui s’y instaure au 15e siècle n’empêche pas la préservation d’une bonne partie des mosaïques, recouvertes de plâtre au fil des siècles, et redécouvertes minutieusement par des missions archéologiques à partir du milieu du 19e siècle. Plus important, la culture ottomane et son modèle de gouvernance par millet se caractérisent par une disposition à l’autonomie administrative des communautés religieuses non musulmanes. Le culte chrétien persiste dans le nouvel empire, et la société ottomane se construit, de façon pragmatique, dans le brassage des cultures et des langues qui précédaient la conquête. Les Ottomans ne pouvaient pas faire autrement pour administrer des territoires, comme les Balkans où ils étaient minoritaires. Reste que cet islam tolérant, qui accueille les Juifs persécutés d’Espagne, qui laisse les Grecs et les Arméniens prospérer au point d’incarner au 19e siècle la bourgeoisie des principaux centres urbains, et qui érige en principe fondamental le droit à l’autogestion des communautés, mériterait une place dans le tableau du commun culturel européen. On ne peut pas dire que ce soit le cas. L'intégration de l’éclectisme ottoman dans le grand récit de l’Europe serait pourtant une façon d’ancrer le multi-culturalisme dans l’histoire du continent. Ce serait surtout un geste signifiant pour construire du commun, sur un plan pédagogique, culturel et politique avec les 16 millions de musulmans vivant dans les différents pays de l’Union européenne. Au lieu de cela, c’est le récit de la « forteresse chrétienne », chère à l’extrême droite, qui semble revenir en force. Le geste des islamistes au pouvoir en Turquie est-il autre chose qu’une réaction au refus de l’Europe de considérer la Turquie comme faisant partie de son héritage partagé ? En voilà assez sur ce sujet.
TRANSFORMATION FIGÉE Il y a dans l’image diachronique du monument, dans la forme même du bâti, quelque chose qui raconte sa transformation et l’élève au rang de qualité. L’acte essentiel de cette transformation, qui pourrait valoir pour un archétype de principe de reconversion, n’est autre que l’adjonction des minarets, réalisée en plusieurs étapes. Les quatre tours qui englobent la basilique dans un parallélépipède virtuel sont des ajouts externes et, à certains égards, des attributs manifestes de la reconversion. Ils cadrent la basilique, la contiennent et la restituent dans sa dimension iconique. Prothèses manifestes, les minarets constituent un geste quasi postmoderne, celui d’une captation par l’ajout d’un cadre permanent. Ce qui est moins manifeste, ce sont les innombrables actes de réparation qui s’y accomplissent au fil des siècles et qui expliquent la longévité du monument. Au 16e siècle, l’érection des minarets s’accompagne de l’adjonction de contreforts massifs, qui vont se révéler essentiels pour la résistance de l’édifice aux nombreux tremblements de terre de cette région sismique. Plus de seize secousses majeures depuis sa création n’en sont pas venues à bout. Cette longévité est certes le fait de ses qualités constructives, mais aussi, et surtout, de son entretien perpétuel et quasi obsessionnel au fil des siècles, tant par les Byzantins que par les Ottomans. En satisfaisant une demande de la frange la plus radicale de son électorat, Erdoğan s’attaque à l’héritage séculier de la Turquie moderne, telle qu’il fut dessiné par Atatürk il y a bientôt un siècle. Il participe ainsi à un renforcement du religieux qui s'observe dans la plupart des sociétés aux fortes inégalités sociales. La monté en puissance de l’islamisme politique en Turquie est du même ordre que le renforcement du nationalisme hindouiste ou que l’expansionnisme évangélique (et que son épiphénomène, le trumpisme). Sauf que, dans le
cas d’Erdoğan, ce geste politique a aussi une conséquence involontaire. En reliant l’expansion néo-ottomane à un monument symbole de polysémie culturelle, en refaisant de SainteSophie l’objet d’une conquête, il crée les conditions d’une contestation de la légitimité de ses aspirations. Qu’est-ce qui aujourd'hui contesterait le droit de la Turquie de disposer de cet héritage, si ce n’est l’acte d’Erdoğan lui-même ? Son geste remet en scène une prédation oubliée de tous, dans la seule intention de raviver une polarisation. Erdoğan invoque des ennemis et des menaces fantomatiques, avec le fol espoir de les voir peut-être sortir du caveau. Le journal Orthodox Times titrait, quelques jours après cette prière inaugurale, sur la mort mystérieuse (suite à une crise cardiaque) du muezzin qui avait officié la cérémonie symbolique. La pensée magique se délecte de ces occultes échos, de ces correspondances inexpliquées, d'autant plus précieuses qu'elles émanent du camp adverse. La reconversion en mosquée a pour ultime conséquence de maintenir Sainte-Sophie dans une position à la fois centrale et tragique de monument tiraillé, contesté. Elle suspend et perpétue indéfiniment un acte, la prise, qui habituellement ne dure qu’un instant, celui d’une conquête ou d’une révolution. Qu’elle puisse être le centre à la fois des mondes grec et turc échappe probablement à la sensibilité de la plupart des croyants, musulmans ou chrétiens qui, cantonnés dans leur foi, louent ou maudissent la reconversion en lieu de culte. Et pourtant leur obstination, leur ressentiment et leur satisfaction sont constitutives de l’attrait symbolique de l’édifice, peut-être même plus que toutes les beautés qu’on peut y admirer, que tous les selfies (voilés ou pas) qui y ont été faits, dans sa brève affectation muséale. La transformation en mosquée n’a rien d’un outrage. Elle ne fait en définitive qu’ajouter une couche à l’épais millefeuille millénaire que l’on appelle Sainte-Sophie. Elle n’en viendra pas à bout. Bien au contraire, elle ne peut que l’enrichir.
(1) Traduction française par Louis Cousin, 1685. (2) Robert G. Ousterhout, « From Hagia Sophia to Ayasofya: Architecture and The Persistence of Memory », İstanbul Araştırmaları Yıllığı / Annual of Istanbul Studies 2, 2013. Christophe Catsaros est critique d’art et d’architecture. Il tient un blog sur la ville, l’art et la politique sur le site du quotidien le Temps.