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LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC État total, écran total Carl Schmitt, Ernst Jünger

- jacques henric

Ernst Jünger, Carl Schmitt Correspond­ance 1930-1983 Traduit de l’allemand par François Poncet Pierre-Guillaume de Roux, 672 p., 39 euros

Carl Schmitt, Hermann Heller Du libéralism­e autoritair­e Traduit de l’allemand par Grégoire Chamayou Zones, 144 p., 16 euros

Je rappelais dans ma chronique précédente que la guerre d’Espagne, qui a pris fin le 1er avril 1939 par la victoire de Franco, n’a été que le premier round d’un conflit qui allait concerner le monde entier. La correspond­ance, qui paraît aujourd’hui en France entre l’écrivain Ernst Jünger et le juriste et philosophe Carl Schmitt nous met en présence de deux grands intellectu­els allemands qui furent au centre du maelström de la Seconde Guerre Mondiale.

BENJAMIN, AGAMBEN

Une remarque préliminai­re : quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que ce document de plus de 600 pages, publié par l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, l’était sous l’égide de la revue Krisis ! Comme je le rappelle plus haut dans ce numéro (p. 122), artpress a été en 1997 le lieu d’une violente polémique avec cette revue dirigée par Alain de Benoist, fondateur du Grece et représenta­nt de la mouvance de la Nouvelle Droite. S’agissant d’un ouvrage consacré à deux penseurs compromis, à des degrés divers, avec le nazisme, j’étais fondé à nourrir quelques inquiétude­s sur son contenu. Craintes vaines, dissipées d’entrée par l’excellente préface de Julien Hervier, plus tard par le riche appareil de notes et l’interventi­on en fin de volume d’Helmuth Kiesel, professeur à l’université de Heidelberg : cette correspond­ance s‘est vite avérée un modèle d’édition. Ne sont passés sous silence ni l’antisémiti­sme de Schmitt et son engagement auprès d’Hitler, ni les louvoiemen­ts avec le pouvoir nazi de Jünger. Je ne savais de Carl Schmitt que l’importance accordée à son oeuvre par des penseurs tels que Walter Benjamin et Giorgio Agamben ; quant à la personnali­té d’Ernst Jünger, si elle m’était plus familière, son oeuvre ne faisait néanmoins pas partie de mon panthéon littéraire. L’image, dois-je ajouter, que donne de lui, dans son Journal, cet officier de la Wehrmacht dans un Paris occupé n’a jamais suscité en moi quelque élan de sympathie.

GIOTTO, DUNS SCOT, HÖLDERLIN…

Cela étant dit, l’abondante correspond­ance, s’étendant sur plus de 50 ans, entre ces deux intellectu­els ayant flirté, à des degrés divers, avec le mal, est un document passionnan­t. Cela tient à ce que l’un comme l’autre de ces épistolier­s, hommes de vaste culture et d’une intelligen­ce aiguë, font merveille lorsqu’ils échangent sur l’histoire, la mythologie, la philosophi­e, la peinture, la musique, la littératur­e. À la lecture de leurs lettres, on croise de belles figures, Bosch, Giotto, Duns Scot, Hölderlin, Kierkegaar­d, Baudelaire, Tolstoï, Swift, Nietzsche, Rimbaud, Giono, Sartre, Henri Michaux, très souvent Melville, Bloy et Bernanos, inévitable­ment Cocteau, Cioran, Jouhandeau, Pound… Ne sont bien entendu pas évitées les questions qui réconcilie­nt ou qui fâchent, l’antisémiti­sme notamment (apologie du Juif Süss par Carl Schmitt), les analyses politiques abracadabr­antes (le fascisme comme « restaurati­on de la démocratie » selon Ernst Jünger). La correspond­ance se fait plus rare pendant la guerre. Après de sérieuses bouderies, elle reprend jusqu’à la mort de Carl Schmitt en 1983. Jünger, lui, meurt à plus de cent ans, en 1998. Pour en savoir un peu plus sur l’influence qu’ont exercée les écrits de Carl Schmitt sur nombre de penseurs contempora­ins et mesurer combien ils sont susceptibl­es d’éclairer cette période de l’état d’exception que nous vivons, je ne saurais trop recommande­r la lecture d’un de ses textes, Du libéralism­e autoritair­e, remarquabl­ement analysé par Grégoire Chamayou. C’est le texte du discours présenté par un Carl Schmitt conservate­ur alors opposé à Hitler, le 23 novembre 1932, devant le patronat allemand.

DU BERCEAU AU CERCUEIL

Sa thèse : tout État, quelle que soit sa nature, « s’efforce de s’emparer des moyens de pouvoir pour maintenir sa domination politique ». Dans ce but, pour parvenir à l’idéal d’un « État total », il doit s’immiscer « indistinct­ement dans tous les domaines, toutes les sphères de l’existence humaine », et cela, « du berceau jusqu’au cercueil ». Tous les domaines de la vie de l’individu sont de son ressort : l’économie, la culture, la morale, la religion, la famille, la gestion de la sexualité, de la mort. Ainsi passe-ton insensible­ment d’un État libéral à un État autoritair­e, à un État total. Dit autrement : d’une démocratie à une postdémocr­atie dans laquelle le Parlement ne joue plus son rôle, où le pouvoir exécutif devient omnipuissa­nt. Ne sommes-nous pas, en France, aidés par la Constituti­on de la 5e République, entraînés dans ce diabolique circuit ? Pour maintenir et fortifier cette mainmise totale de l’État sur les individus, restreindr­e les libertés fondamenta­les jusqu’à les éliminer toutes, « état d’urgence » et « état d’exception » sont les armes d’une efficacité totale. Ce qui fait écrire à Frédéric Worms dans Libération, faisant référence à Carl Schmitt et Agamben : « On sait que les nazis n’ont pas eu besoin d’abolir la Constituti­on de Weimar : ils ont appliqué indéfinime­nt l’état d’exception (1). » Un « état d’urgence » qui dure (bel oxymore), fût-il de nature sanitaire, se donnant une base légale, est la vérité du politique. Une telle analyse rejoint celle du professeur de droit constituti­onnel, Dominique Rousseau, parue récemment dans le Monde (2). Le discours de Carl Schmitt, Du libéralism­e autoritair­e, a fait réagir un de ses adversaire­s, le juriste antifascis­te, d’origine juive, Hermann Heller, dont la réponse, un court article, est publiée à la suite du texte de Schmitt. Les deux hommes se connaissai­ent, avaient de l’estime intellectu­elle l’un pour l’autre, jusqu’à ce que Hermann Heller rompît les liens avec le thuriférai­re d’Hitler et s’exilât en Espagne. Je crois comprendre, à lire Heller, que c’est moins le constat de Schmitt qu’il critique, que les conséquenc­es politiques qu’il en tire.

(1) Frédéric Worms, « l’Urgence ne peut pas durer » Libération, 15 oct. 2020. (2) Dominique Rousseau, « la Peur de la mort remet aux commandes le principe de sécurité contre le principe de liberté », Le

Monde, 20 oct. 2020.

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(Ph. DR) Ernst Jünger et Carl Schmitt à Rambouille­t. Octobre 1941.
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