1980 : la photographie « affranchie » Photography Emancipated Michel Poivert
L’exposition Ils se disent peintres, ils se disent photographes, qui s’est tenue à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris du 22 novembre 1980 au 4 janvier 1981, laisse un témoignage modeste : un catalogue à la reliure collée d’une quarantaine de pages à peine, un classement des artistes par ordre alphabétique assorti de brèves notices et une iconographie en noir et blanc pour le moins frustre. En introduction, Suzanne Pagé, alors directrice de l’ARC, reconnaît que l’un des intérêts de l’exposition est de « jeter le flou sur une situation ». Elle en pointe pourtant clairement les enjeux : c’est d’une photographie « affranchie » dont il sera question, et non de la sempiternelle interrogation sur son statut artistique ou même sur ses rapports à la peinture, comme son titre le laisserait d’abord supposer. Selon elle, la photographie a trouvé dans le musée un « lieu » lui permettant d’expérimenter une autre relation à l’espace. L’essai du critique d’art et commissaire de l’exposition Michel Nuridsany, qu’il faut contextualiser pour en mesurer la portée, propose de repérer dans les pratiques artistiques de la décennie écoulée, un moment historique pour la photographie, à la hauteur des avantgardes tels la Nouvelle Objectivité ou le pop art : Ils se disent peintres, ils se disent photographes ressemble à un coup de pied dans la fourmilière photographique de la fin des années 1970 en France.
EXPOSITION MYTHIQUE ? L’historiographie a fait de l’exposition Ils se disent peintres, ils se disent photographes un marqueur historique. Dans le contexte d’une relative improvisation et de moyens financiers réduits, Nuridsany réussit le tour de force de réunir 35 artistes pour la plupart internationalement reconnus, dont les noms d’Ed Ruscha, Jan Dibbets, Gilbert & George, Jochen Gerz, Bernd et Hilla Becher, Hamish Fulton ou encore Victor Burgin et Cindy Sherman suffisent à signaler l’envergure. Encore aujourd’hui, la majeure partie des artistes de l’exposition occupe une place de choix sur la scène artistique comme dans l’histoire de l’art. S’est-il alors agi d’une rupture avec ce que l’actualité culturelle comptait d’expositions photographiques (1980 est la naissance du Mois de la Photo à Paris), ou bien cette « manifestation » (terme revendiqué par son commissaire) s’inscrit-elle dans la continuité de débats sur la place de la photographie dans l’art contemporain ? Une chose est sûre, l’exposition offre une traversée de l’art contemporain par le biais photographique, et peu importe le caractère hétérogène des démarches et des intentions de chaque artiste : le « photographique » fait apparaître une histoire et une esthétique, quelque chose d’un récit commun de l’art via la photographie et non plus l’affirmation d’une spécificité de la photographie. Mais de quelle photographie parle-t-on alors en France ? Certainement pas de photographie « contemporaine » telle qu’on l’entend désormais. En 1980, cela fait dix ans que la photographie française cherche à se situer face à la photographie américaine, tentant désespérément d’affirmer son identité artistique en même temps que sa singularité nationale. C’est en 1971 que l’exposition Photographie « Ils se disent peintres, ils se disent photographes ». ARC / Mam-VP, 1980. Catalogue. Double page /
spread William Wegman. (Coll. part.)
nouvelle des États-Unis est accueillie par la Bibliothèque nationale. Le corpus des photographes américains sélectionnés par le MoMA (Diane Arbus, Lee Friedlander, Garry Winogrand…) ressemble à un plan Marshall photographique imposant une marque américaine qui suscite deux réactions quelque peu contradictoires. La première est celle d’une France jugée en retard en matière de reconnaissance artistique de la photographie. La seconde, celle de la nécessité de se distinguer du canon artistique défini par les ÉtatsUnis. En effet, si ces derniers sont un modèle, ce n’est que pour une photographie fine art étrangère aux expérimentations en tous genres menées par les artistes conceptuels et apparentés. Nuridsany, alors pionnier de la critique photographique au quotidien le Figaro depuis une dizaine d’années, est l’un des plus virulents pour dénoncer cette photographie américaine trop classique dont les Français feraient bien de s’affranchir. Une autre voix tire, elle, le débat sur la scène de l’art contemporain : celle de Jean Clair, rédacteur en chef des Chroniques de l’art vivant, qui met la France en demeure de sortir la photographie de son milieu de photo-clubs et déplace les enjeux dans un numéro spécial en 1974 (1). Au sommaire, un premier article sur l’inventeur de la chronophotographie Étienne-Jules Marey qui sera exposé pour l’ouverture du Centre Pompidou en 1977 (et dont Nuridsany fera une référence historique dans son essai), mais aussi des papiers sur Jean Le Gac, Didier Bay ou encore Jochen Gerz.
MÉTAMORPHOSE Aux États-Unis, le regard se déporte également. Artforum sort en 1976 un numéro spécial sur la photographie (2) qui compte deux contributions majeures : l’article de Nancy Foote sur les « antiphotographes » (Vito Acconci, Eleanor Antin, John Baldessari, Lewis Baltz, Jared Bark, les Becher, Walter De Maria, Jan Dibbets, Hamish Fulton, Michael Heizer, Douglas Huebler, Denis Oppenheim, Ed Ruscha, Robert Smithson) montrant l’ambivalence d’une photographie au coeur de l’art conceptuel, et l’article de A. D. Coleman sur le « directorial mode », qu’il baptise un peu plus tard « grotesque photography » (3), pensée à partir de la mise en scène et de la fictionnalisation. C’est peu dire que la question photographique et les différentes pratiques sont devenues bien autre chose que de sages épreuves pour collectionneurs d’arts graphiques. En ce milieu des années 1970, l’affaire est donc entendue : pour Jean Clair, qui signe en 1977 Duchamp et la photographie (4), comme pour la critique américaine Rosalind Krauss, qui rédige la même année le fameux article « Note on the Index » (5) dans la revue October, le moment théorique de la photographie a sonné. On n’écrit plus sur la photographie mais à partir d’elle et des notions qu’elle a mises en jeu et qui s’avèrent susceptibles de réviser l’idée même de moderne. Dans la foulée, les articles de Susan Sontag sont regroupés dans Sur la photographie (1977), Roland Barthes publie la Chambre claire (1980) et Philippe Dubois fera bientôt paraître l’Acte photographique (1983). Comment s’articulent cette fièvre théorique et les productions conceptualistes ? L’alliance providentielle de la valeur documentaire et de l’aura du ready-made se retrouve dans la photographie qui peut s’acquitter de sa tâche de reproduction tout en bénéficiant du quotient d’art potentiellement atteint par l’entité la plus triviale qui soit. La photographie semble ainsi pouvoir occuper tous les postes : une alternative faisant réapparaître l’image clandestinement dans un univers iconophobique, un ersatz d’oeuvre d’art dans un climat rétif au marché, une quittance dans le cas d’oeuvres éphémères et, au-delà de l’information, un ready-made capable de dialoguer avec l’espace de la galerie tout en s’adaptant à la forme édition. L’« humble servante » de l’art conceptuel fait mine de s’affranchir, la photographie est devenue un « objet théorique » tout autant qu’une pratique expressive.
Mais la scène photographique nationale se cherche une identité. En 1977, Nuridsany organise, déjà à l’ARC, Tendances actuelles de la photographie en France (6). C’est pour lui un « manifeste » d’une sensibilité nouvelle, avec notamment Bernard Plossu, Daniel Boudinet, John Batho. Pourtant, ce contre-feu censé combattre l’hégémonie de la photographie américaine ne semble plus d’une grande actualité. Trois ans plus tard, alors que la place de la photographie augmente dans le débat critique, Ils se disent peintres, ils se disent photographes vient confirmer à un public plus large que la photographie est en train de changer d’univers. Cette exposition est bien différente encore de celle que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris propose en 1982 avec l’Association française d’action artistique (AFAA), Photographie France Aujourd’hui (7), où l’esprit de synthèse réunit les tendances de la photographie hexagonale et ses critiques. À cette occasion, Nuridsany se fait d’ailleurs plutôt ironique, ne croyant plus désormais qu’à une conception élargie de la photographie étendue aux arts plastiques. En quelque années, le champ photographique se métamorphose, provincialisant la photographie traditionnelle pour mettre au centre une photographie « affranchie » qui a le mérite d’unifier des pratiques artistiques pour le moins hétérogènes. Ils se disent peintres, ils se disent photographes, de façon aussi intuitive que rétrospective, sans parvenir à le nommer mais identifiant néanmoins un processus en cours, lance un signal fort qu’une autre manifestation d’ampleur, cette fois intitulée Une autre photographie (8), organisée par Christian
Gattinoni et Alin Avila en 1982 à la Maison des arts de Créteil, vient amplifier avec pas moins d’une centaine d’artistes et 350 oeuvres.
RUSE DE L’HISTOIRE Alors quid d’Ils se disent peintres, ils se disent photographes ? Une manifestation fait-elle un manifeste ? Certes, le commissaire critique dans son texte la volonté de « respectabilité de la photo », car pour lui l’aventure est ailleurs que dans la légitimité artistique de la belle épreuve. La photographie aurait beaucoup plus à voir avec l’obsession de la mort de l’art qui mine la génération conceptuelle. Elle permet précisément de sortir de l’aporie qui consiste pour les artistes à vouloir abattre l’art tout en le produisant : un art sans art, voici la martingale qu’offre la photographie aux artistes les plus iconoclastes. Mais Nuridsany comprend tout aussi bien qu’elle est un moyen de sortir d’une impasse plus prosaïque, en étant le « moyen de ramener un courant artistique qui tentait d’échapper au système dans des limites tolérables pour le marché de l’art »… Les galeries peuvent en effet vendre quelque vestige d’une action ou d’une expérience éphémère grâce au « document d’expression » photographique. L’essai de Nuridsany semble également identifier une ruse de l’histoire. À servir les intérêts d’un art dématérialisé, la photographie colonise l’espace rendu disponible : la photographie désormais conjuguée au présent de l’art doit repenser son rapport au mur. Depuis quelques années se dessine ce que l’on peut appeler une « tableaumanie » photographique dans les propos de Pierre de Fenoÿl qui organise 10 Ans de photojournalisme (1977), de François Hers qui, à cette occasion, agrandit ses tirages de presse à un format monumental pour conjurer le modèle du reportage, ou JeanMarc Bustamante qui baptise « tableaux » ses grands tirages couleur affirmant ses ambitions d’exposer en galerie d’art. Avec cette idée que l’épreuve photographique doit passer de la tradition des arts graphiques à une occupation de l’espace, mais sans revenir aux recettes scénographiques trop marquées par une muséographie de propagande (comme celle, historique, de Family of Man, en 1955, au MoMA), il s’agit bien de penser la photographie comme un travail plastique. Nuridsany constate : « Les photographes de plus en plus se sont demandés : comment faire pour avoir une photo qui serait mieux au mur que dans un catalogue ? Ils ont réfléchi et ils ont agrandi leurs format, rejoignant ainsi les peintres utilisant la photographie pour la première fois dans les années 1920 […] nous assistons donc, avec le “retour à la peinture” chez les artistes, avec l’abandon de la belle épreuve noir et blanc 30 x 30, c’est-à-dire de l’artisanat d’art chez les photographes, à un changement d’attitude essentiel par rapport à la photographie. Au mur, la photographie devient presqu’obligatoirement un tableau. Ou elle ne tient pas au mur… » Presque dix plus tard, la notion de « forme tableau » énoncée par Jean-François Chevrier lors de l’exposition Une autre objectivité (9) viendra comme achever à son tour un processus qui s’était amorcé dans les alentours de l’art conceptuel et qui trouve à nouveau, avec l’allusion à la Nouvelle Objectivité dans ce titre, un moyen d’identifier l’époque à une avant-garde historique.
(1) Chroniques de l’art vivant, n°44, nov. 1973. (2) Artforum, vol. 15, n°1, sept. 1976. (3) A. D. Coleman, The Gro
tesque in Photography, Summit Books, 1977. (4) Jean Clair, Duchamp et la photographie, Chêne, « L’OEil absolu », 1977. (5) Rosalind Krauss, « Notes on the Index: Seventies Art in America » (Part I), October, n° 3, printemps 1977, p. 68-81 ; id., « Notes on the Index: Seventies Art in America » (Part II), October, n° 4, automne 1977, p. 70-79. (6) Michel Nuridsany, Tendances actuelles de la
photographie en France, cat. exp., Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1977. (7) Photographie France Au
jourd’hui, cat. expo. ARC / Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1982. (8) L’exposition a donné lieu à un dépliant où figure notamment la liste des artistes parmi lesquels Sophie Calle, François Hers, Denis Roche, Tania Mouraud, Alix Cléo Roubaud, Hervé Guibert, etc. (9) Jean-François Chevrier, James Lingwood, Une autre objectivité, exposition au Centre national des arts plastiques, Paris, 14 mars30 avril 1989.