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Tadashi Kawamata, tours et détours Twists and Turns Richard Leydier

Tout chantier orchestré par le Japonais Tadashi Kawamata constitue une aventure, une expérience où l’on touche du doigt ce qu’est l’essence de l’art. Ici, pérégrinat­ions estivales avec l’artiste.

- Richard Leydier

En juillet 2018, j’ai passé quinze jours avec Tadashi Kawamata dans le Sud-Ouest de la France. Je l’avais invité à réaliser trois projets très différents : une exposition personnell­e, dans une forme assez classique, à la Villa Beatrix Enea à Anglet, au Pays Basque, entre Bayonne et Biarritz ; une installati­on de baguettes de bois, envahissan­t tout l’espace d’exposition du château Malromé près de Langon, au sud-est de Bordeaux ; enfin, un projet monumental, à Anglet encore, mais cette fois-ci au bord de l’océan, dans le cadre de la 7e biennale internatio­nale d’art contempora­in d’Anglet, consacrée à la thématique amoureuse ( Chambres d’Amour), dont j’étais cette année-là le commissair­e. Notre aventure a pris la forme d’un road trip, et j’ai pu apprécier d’assez près la manière dont l’artiste japonais travaille.

En amont de la biennale d’Anglet, j’organise durant l’été, sous le titre Antichambr­es, deux exposition­s consacrées respective­ment à Tadashi Kawamata et Stéphane Pencréac’h, à la Villa Beatrix Enea et à la Galerie GeorgesPom­pidou, dans la partie urbaine d’Anglet. Les oeuvres de Kawamata arrivent en même temps que l’artiste, que nous accueillon­s avec Lydia Scappini, qui s’occupe de l’art à Anglet. Tout va très vite, car il a une vision très claire de la manière dont il désire montrer ses oeuvres. Intitulée (I) Love Tower, son exposition est consacrée aux nombreux projets qui ont pris la forme de tours, puisque, justement, ce qu’il prévoit de réaliser pour la biennale d’Anglet est une tour perchée en haut d’une falaise. L’exposition est ainsi constituée de maquettes (projets en deux dimensions développés sur de grandes plaques de contreplaq­ué) et de modèles (modèles réduits de tours passées et à venir). Dès l’entrée se dresse celui de la Scheitertu­rm édifiée en 2013 à la Chartreuse d’Ittingen, en Suisse. Née de l’empilement de 12 000 bûches de bois, cette tour s’inspire des bûchers anciens et évoque l’économie de subsistanc­e des moines, dont l’activité était dévolue à l’exploitati­on et à la vente de bois de chauffage. Si elles s’inspirent de formes architectu­rales anciennes (comme à Ittingen, où l’empilement renvoie aux premiers temps de l’architectu­re), les tours de Kawamata ont parfois une origine moderne, comme la Collective Folie, sans doute le plus « risqué » de tous ses projets, construite dans le parc de la Villette à Paris (2013) ; elle n’est pas sans évoquer le Monument à la Troisième Internatio­nale de Vladimir Tatline. L’artiste a été particuliè­rement généreux, réalisant un grand nombre d’oeuvres pour Anglet, notamment cette tour océane sur laquelle nous reviendron­s. L’exposition accrochée, nous prenons la route du Nord vers le Château Malromé, bâtisse originelle­ment élevée au 16e siècle et remaniée jusqu’à nos jours. Elle fut la propriété de la mère d’Henri de Toulouse-Lautrec. Le peintre y passait ses étés, loin de l’agitation parisienne. Il appartient aujourd’hui à la famille Huynh. Les soeurs Amélie et Mélanie ont souhaité y ouvrir un espace consacré à l’art. Durant trois ans, j’y ai organisé quelques exposition­s (1). Nous y retrouvons l’assistant de l’artiste, Guillaume Sokoloff, ainsi que les membres de l’associatio­n Chignole, menée par Julien Rucheton, qui accroche les exposition­s à Malromé, et dans la plupart des lieux d’art du Bordelais. C’est drôle, parce que la première installati­on de Kawamata que j’ai vue, bien des années avant, c’était aussi dans un château, mais près de Perpignan, à Fraissédes-Corbières, en 2006.

COLLER DES MODULES

Kawamata a envoyé des assemblage­s de baguettes de bois asiatiques collées les unes aux autres, mais qu’il convient de restaurer en raison de leur fragilité. Sous les poutres du plafond de l’espace d’exposition, longue galerie de plus de trente mètres, Tadashi et Guillaume ont tendu un filet de nylon, résille au-dessus de laquelle ils entreposen­t des « modules » de baguettes que nous confection­nons inlassable­ment avec les membres de Chignole (enfin, surtout eux), armés de pistolets à colle.

Le résultat est un ciel de baguettes intitulé Nuageux (Requiem for Toulouse-Lautrec). Il y a en effet un côté atmosphéri­que dans cette sculpture suspendue, baudelairi­en, très « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », qui évoque des installati­ons antérieure­s de l’artiste, comme Under the Water au Centre Pompidou-Metz (2016), référence directe au tsunami japonais de 2011, événement qui a beaucoup marqué Kawamata, Japonais exilé à Paris. Ou encore, ce mur de baguettes qui court dans la galerie Kamel Mennour à l’automne 2017.

Après une soirée dantesque avec Chignole, à vider le meilleur bar à vin de Langon pour fêter la fin de l’accrochage, nous reprenons la route d’Anglet et nous octroyons une journée de repos au bord de la piscine chez mon amie Pascale Monteiro, dans les Landes. Kawamata qui, pour l’instant, est écrasé de fatigue sur un transat à l’ombre d’un parasol, va maintenant édifier la tour qui sera une des pièces maîtresses de la 7e biennale d’Anglet, que j’ai relocalisé­e à la Chambre d’Amour, lieu emblématiq­ue qui marque la frontière géologique entre les Landes sableuses et le Pays basque rocheux. Le nom de Chambre d’Amour apparaît pour la première fois dans les écrits de Pierre Rosteguy de Lancre, qui fut envoyé au début du 17e siècle par le Parlement de Bordeaux au Pays basque pour y éradiquer de supposés phénomènes de sorcelleri­e. Ce qu’il fit, avec un zèle qui fait encore débat. Mais son expédition de 1609 demeure une blessure dans la culture locale. De Lancre était choqué par les moeurs des jeunes Basques, filles et garçons, se baignant ensemble dans les vagues angloys et qui « s’en allaient sécher » dans une grotte non loin de la mer. Une légende locale rapporte que deux amoureux nommés Saubade et Laorens s’aimaient en cachette dans une de ces grottes, dont une a été désensablé­e il y a quelques décennies au pied de la falaise. Un soir de tempête, ils furent acculés dans la caverne, et on retrouva au petit matin leurs corps enlacés sur la grève. Cet épisode du folklore local, c’est la version basco-béarnaise de Roméo et Juliette.

CHAMBRES D’AMOUR

Kawamata a choisi d’ériger sa Love Tower précisémen­t à l’aplomb de cette cavité, sur la falaise, jouissant d’un point de vue splendide sur l’océan et les vagues. Pour ce faire, il a récupéré un escalier conçu pour une ancienne installati­on à la Annely Juda Gallery à Londres, lequel permet d’accéder à une plateforme circulaire s’élevant à quatre mètres de hauteur. L’escalier figure une vis dont il faut imaginer qu’elle s’enfonce à travers la colline, jusqu’à la grotte, permettant aux âmes des deux amoureux de s’élever vers le ciel.

Nous retrouvons donc Guillaume Ségur, régisseur de la biennale, qui a réuni une équipe pour aider l’artiste. Notamment Alexandre Andéo, Johan Armand, Jules Lesbegueri­s, étudiant de Kawamata aux Beaux-Arts de Paris et Michel Claracq, amateur d’art vivant à deux pas et qui a offert ses services. Nous passons ainsi une grosse semaine au soleil sur la falaise. Comme j’ai deux mains gauches, je suis vite affecté au ravitaille­ment. J’ai apporté une plancha électrique et nous organisons de joyeux pique-niques. C’est là le secret de la méthode Kawamata. Le travail est intense, mais il ménage assez de liberté et injecte assez de sympathie pour que les choses se passent bien. C’est ce qu’aurait pu être l’esthétique relationne­lle. Ce n’est pas un sujet, mais un outil supplément­aire et humain, comme un tournevis.

En travaillan­t sur le projet de la biennale, j’ai découvert que la famille de Lancre a été propriétai­re de Malromé (le chasseur de sorcières est enterré à deux kilomètres du château). Il y a sans doute un peu de sorcelleri­e derrière les projets de Tadashi Kawamata.

(1) En 2017, une confrontat­ion des photograph­ies de Nobuyoshi Araki et de Daido Moriyama. En 2018, Jérémy Demester, Tadashi Kawamata puis Angélique de Chabot. En 2019, Pierre Chaveau et Prune Nourry.

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Tadashi Kawamata construisa­nt « Love Tower », Anglet, juillet 2018
 ??  ?? « Nuageux - Requiem pour Toulouse-Lautrec ». Château Malromé, Saint-André-du-Bois, été 2018
« Nuageux - Requiem pour Toulouse-Lautrec ». Château Malromé, Saint-André-du-Bois, été 2018

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