La dernière photo ? The Last Photo?
La question de la fin de la peinture hante l’histoire de l’abstraction picturale. L’un des premiers à l’avoir formulée est Nicolas Taraboukine. Revenant, dans Du chevalet à la machine (1923), sur Pur rouge d’Alexandre Rodtchenko qu’accompagnaient dans l’exposition 5x5=25 (1921) deux autres monochromes, l’historien et critique d’art russe parla de « dernier tableau », de « dernier pas sur une longue route », de « dernier mot après lequel la parole du peintre doit se taire ». « Dernier tableau » : la formule valait en tout cas pour Rodtchenko qui délaissa ensuite la peinture et se consacra notamment à la photographie pour réaliser l’oeuvre exemplaire de la Nouvelle Vision que l’on connaît. Mais qu’aurait dit Taraboukine face à Schwartz auf Schwartz, photogramme entièrement noir réalisé par Rodtchenko en 1944-45 ? Aurait-il parlé de « dernière photo » ? Rien n’est moins sûr. Car l’histoire de l’abstraction photographique, qui apparaît avec la photographie, dès les premiers essais de William Henry Fox Talbot, semble dépourvue de toute téléologie. Au contraire, le mouvement serait même inverse puisque la photographie, lorsqu’elle tend à l’abstraction, semble toute tournée vers ses origines. C’est, du moins, ce que prouverait l’exposition la Photographie à l’épreuve de l’abstraction consacrée à la résurgence actuelle de la photographie abstraite et présentée simultanément au Frac Normandie Rouen, au Centre photographique d’Île-deFrance (CPIF) et au centre d’art Micro Onde. Ces pratiques contemporaines sont parfois réunies sous l’appellation de Nouvelle Abstraction qui, paradoxale, dissimule mal ce qu’elles doivent aux fondements et aux développements historiques de la photographie. L’exposition, son catalogue et la journée d’étude qui l’a accompagnée sont sur ce point, comme bien d’autres, des plus éclairants (1). En effet, explicite au Frac où elle prend le nom d’« archéologie », l’impulsion historienne de l’abstraction photographique traverse les trois expositions. Réagissant vraisemblablement au tournant numérique des années 1990-2000, elle réunit, d’une part, des pratiques qui renouent avec les fondamentaux originels du processus photographique. En premier lieu la lumière, plus précisément celle du soleil vers lequel, au risque de l’éblouissement, Zoe Leonard et Sébastien Reuzé pointent leur appareil et Ignasi Aballí sa caméra. Mais aussi le support photosensible, à l’instar des papiers périmés que révèle Alison Rossiter. À la recherche des conditions d’apparition de la photographie s’ajoute, d’autre part, un intérêt pour les techniques et les images du passé. Mustapha Azeroual explore les possibilités de la gomme bichromatée tandis qu’avec The First Successful Permanent Photographs (2011), Pauline Beaudemont rend hommage aux icônes primitives de l’histoire du médium en rephotographiant au Polaroid leur apparition sur internet. La photographie abstraite contemporaine redécouvre le médium en produisant de nouvelles images. Mais elle court aussi le risque de redoubler les recherches du passé dont elle se démarque alors avec difficulté. Cela vaut surtout pour les travaux les plus formels, par exemple ceux qui exploitent les agencements de plans translucides ou de volumes opaques qui, depuis les Vortographs d’Alvin Langdon Coburn (1917) et les expérimentations constructives des années 1920-30, ponctuent l’histoire de l’abstraction photographique. Les artistes exposés ne renouvellent pas des formules, certes, déjà largement éprouvées – ou alors par l’usage de la couleur. Certains, par exemple Zin Taylor et ses petits tirages noir et blanc, lorgnent même vers une esthétique d’hier, laissant à penser que l’historicisme de l’abstraction contemporaine rime parfois avec passéisme.
ÉTAT D’URGENCE
C’est pourquoi il faudra chercher ailleurs la nouveauté de la Nouvelle Abstraction. La première piste poursuit les effets des technologies numériques de production des images, dont les artistes exploitent les qualités ou les limites. Au Frac, « L’esthétique de l’impression » souligne la matérialité des imperfections et des accidents recherchés par Pierre-Olivier Arnaud ou Wade Guyton mais Zycles
3090 (2008) de Thomas Ruff, inspiré par des représentations de champs magnétiques et produit par un programme informatique, sans source lumineuse ni référent tangible, bascule dans l’« abstraction pure ». Les renouvellements entrouverts par la seconde piste sont plus larges puisqu’ils résident dans un rapprochement de l’abstraction et du documentaire. On peut être surpris de la présence de Karim Kal, documentariste social, au CPIF. Mais on comprend, notamment en écoutant l’historienne Julie Martin lors de la journée d’étude, que le documentaire peut tirer profit de l’abstraction. De fait, les aplats et halos colorés striés de lignes parallèles ou concentriques du corpus The Other Night Sky, commencé en 2007 par Trevor Paglen, prouvent l’existence de satellites américains de reconnaissance. Quant aux grands champs de couleur de la série The Day Nobody Died (2008) de Broomberg et Chanarin, obtenus en exposant des feuilles de papier argentique à la lumière et à la chaleur de l’Afghanistan, ils ont été réalisés aux côtés de l’armée britannique que les deux artistes prétendaient accompagner comme photographes de guerre. Sans doute peut-on en déduire qu’entre révélation de réalités désormais invisibles ou immatérielles et critique de la fabrique de l’information, l’abstraction photographique donne au documentaire les moyens de son renouvellement, tout en l’obligeant à reconnaître l’obsolescence de ses usages conventionnels. En d’autres termes, si l’abstraction est porteuse d’une fin, ce serait celle du documentaire au sens historique du terme. Ce n’est, ni plus ni moins, ce qu’indiquent les trois écrans vidéo rouges de Red Alert (2007) d’Hito Steyerl. Ils renvoient à la couleur de l’état d’urgence aux États-Unis mais aussi à Pur rouge, le « dernier tableau ».
L’exposition est prolongée au Frac Normandie Rouen et au CPIF jusqu’au 21 février 2021. Catalogue bilingue français/anglais (Hatje Cantz, 40 euros) avec des contributions des commissaires Nathalie Giraudeau, Audrey Illouz, Véronique Souben, et des historiens Kathrin Schönegg et Erik Verhagen. Journée d’étude organisée avec l’ESADHaR, le 28 octobre 2020, enregistrée et prochainement restituée par la revue Radial.