Henri, Georges et quelques maîtres Henri, Georges and some Masters
L’année écoulée m’aura au moins appris ceci : quand frappe la confinure, les images deviennent virtuelles. Sans ajouter un grain de sel inutile aux prophéties multipliées ici ou là, il est patent que la révolution que tant de critiques avaient vue arriver avec le tournage numérique – lequel avait, en gros, laissé le cinéma intact – est maintenant en train de s’accomplir. Le grand vainqueur de la crise sera Netflix, qui aura bénéficié d’un coup d’accélérateur formidable. Et pourquoi non : on n’y trouve pas, à mon goût, ce que la production actuelle offre de plus passionnant, mais on y trouve beaucoup, et même de petites perles, parfois. Slow West (John McLean, 2014) ou I’m Thinking of Ending Things (Charlie Kaufman, 2020) sont déjantés à souhait, désinvoltes, pas idiots, et même franchement astucieux. Simplement, comme avec le gros du catalogue de la plateforme, on reste dans un univers et un seul, celui du cinéma « international », c’est-à-dire étasunien (dont l’inventivité est principalement affaire de scénario).
PETITS SPECTACLES
J’ai donc, sagement, consacré du temps, durant ce mois né confit, à explorer enfin une ressource ancienne, celle des documents divers qu’offrent de grandes institutions cinéphiliques.
Je ne parlerai que des deux plus visibles en France : le Centre Georges Pompidou et la Cinémathèque française – dont la branche expérimentale en ligne a été dénommée Henri, en hommage à saint Langlois (1). Sur le site de la CiFran, on peut faire son marché et revenir avec un bouquet garni : films restaurés, conférences, tables rondes, hommages divers, affiches de films, revues de presse, dessins et, bien sûr, entretiens, réalisés pour la plupart en présence du public, lors de l’inauguration des grandes rétrospectives. L’entretien est une formule éprouvée ; en public, et oral, il a l’avantage de se dérouler « en présentiel » ; il a l’inconvénient de ne pas être modifiable, quand l’entretien écrit permet de relire, d’amender, de compléter, et surtout d’éviter la divagation. J’ai donc pris ces entretiens pour ce qu’ils sont : de petits spectacles, avec bons élèves travailleurs (Jia Zhang-ke), intellos décontractés (James Ivory), bêtes de foire ramenardes (Jerzy Skolimowski), chacun imposant son style. Au total, on passe une soirée de bon ton. Le site du CGP est un peu moins bariolé. Dans tous les cas de figure, on a au centre un ou une cinéaste (là comme ailleurs, de plus en plus de filles, et tant mieux). Il ou elle peuvent être absents, dans deux ou trois « tables rondes sur » (qui ressemblent à des tables-rondes-sur), mais en général il ou elle sont présents, et parlent eux-mêmes d’eux-mêmes. En public ou devant la caméra seule, l’entretien, long ou bref, est toujours terriblement révélateur. Parlant une heure et demie de Shoah sans être interrompu, Claude Lanzmann fait un numéro d’obsessionnel parfait (quoique, en 2009, déjà beaucoup entendu). Barbet Schroeder ne se départit pas du sourire charmeur qu’on lui connaît ; aussi prétend-il n’avoir jamais rien fait que par plaisir (il faut le voir, l’air gourmand, parler de sa « trilogie du Mal » ou raconter sa rencontre arrosée avec Bukowski). Naomi Kawase mêle dans son discours, exactement comme dans ses films, la fiction et le document ; en un quart d’heure, on comprend que toute son activité filmante a été décidée par les aléas de son enfance. Jafar Panahi raconte avec verve sa condition de confiné éternel, et les merveilleux moyens qu’il a trouvés pour y échapper un peu. Quant à Sharunas Bartas, dans le rôle de l’homme qui ne sourit jamais et dont le ton jamais ne varie, il est parfait (et lui aussi, homogène à ses films). Le discours est un peu différent lorsque, à la rétrospective, l’institution a ajouté une installation. Agnès Varda, vive et pétillante, commente avec virtuosité ses allers et retours entre photo et cinéma (à Cuba en 1962), tandis que Bertrand Bonello, devant sa petite exposition, parle au second degré de son oeuvre. Se demandant à haute voix pourquoi il fait des films, il trouve deux réponses : « pour ne pas tuer des gens » et « je ne veux pas savoir ». Difficile de pousser plus loin le dandysme ou la sprezzatura : voilà un artiste qui sait poser.
CLASSES IMAGINAIRES
Soirée après soirée, j’ai appris certaines choses (bien souvent, pas celles qui étaient prévues par le dispositif) ; j’ai rencontré des personnalités, chaleureuses ou pisse-froid, convaincantes ou indifférentes ; surtout, j’ai eu le sentiment rassurant qu’il existait quelque part un bain de culture cinéphilique où, les jours de nostalgie, je pourrais faire trempette. La seule chose qui m’a laissé vraiment perplexe, c’est l’obstination avec laquelle Henri, Georges et leurs serviteurs zélés ont tenu à baptiser tant de ces performances du titre de masterclass. Une masterclass, en anglais, c’est un cours donné par un maître, devant des gens qui sont là pour apprendre et en tirer un bénéfice personnel, voire professionnel. Le premier à donner de ces classes de maîtres (comme on dit avec raison au Québec) aurait été Franz Liszt : on en a vu les résultats. Aujourd’hui, le site masterclass.com a pour slogan : « Learn from the world’s best minds » (lisez : US best minds, of course). On y trouve pêle-mêle Scorsese, Lynch, Herzog avec Itzhak Perlman et Herbie Hancock, Margaret Atwood et Diane von Fürstenberg, Frank Gehry et RuPaul, et un merveilleux professeur de Texas style BBQ. On y peut tout apprendre sur tout, en vingt séances de dix minutes et de la bouche de superpros. Les événements diffusés par les deux sites parisiens sont loin du compte. Je vois mal qui pourrait apprendre à filmer comme James Ivory, Richard Linklater ou Jia Zhangke en les écoutant développer leur philosophie spontanée.
Sharunas Bartas. « Cinéastes au Centre », Centre Pompidou, Paris, 2016
Pourquoi cet attachement contre nature au terme de masterclass ? La réponse est, je crois, très simple. D’abord, ça fait chic, en permettant de ne pas présenter ces rencontres comme le énième entretien avec la personne en question (qui parfois reprend ce qu’il ou elle a déjà dit ailleurs). Peut-être aussi cela flatte-t-il un certain désir du public, de ne pas se déplacer pour rien : d’une masterclass, je sortirai éduqué, quand un entretien m’aura juste entretenu. Mais, puisqu’il faut bien constater qu’en fait, il n’y a pas de formation dans tout cela, que la class est imaginaire, que reste-t-il ? Le master, bien sûr. Ce que signifie cette étiquette, c’est que vous avez devant vous des maîtres. Des vedettes, des étoiles. Des people aussi, parfois, Isabella Rossellini, Michel Piccoli. On ne va pas jusqu’à vous former l’esprit, mais on vous donne, sur un plateau, un peu de parole de ces personnages importants, connus (pas toujours de tout le monde), consacrés par le fait de réaliser des films. Bref, c’est une des ultimes manifestations du culte du créateur, dans sa variante française de la politique des auteurs. Au prochain confinement, je me programme l’intégrale des Cinéastes de notre temps de Bazin & Labarthe, tiens.
Respectivement https://www.centrepompidou.fr/fr/videos/rubrique/cinema et https://www.cinematheque.fr/decouvrir.html.