Pelechian, l’oeil dans le cyclone
The Eye in the Cyclone
Après un silence de plus de vingt ans, le cinéaste arménien Artavazd Pelechian sort un nouveau film, la Nature. Ce long métrage, son premier, est présenté à la fondation Cartier pour l’art contemporain jusqu’au 25 avril 2021. Il y est mis en relation avec une de ses oeuvres les plus marquantes, les Saisons (1975), célébration des paysages arméniens et de ses habitants.
En ces temps-là, presque tous les humains étaient déjà équipés de caméras plus ou moins sophistiquées insérées dans leurs smartphones. Ils filmaient sans relâche, enregistraient les faits anodins ou spectaculaires qui se déroulaient autour d’eux. Toutes ces images, fixes ou en mouvement, ne sont pas toujours d’une excellente qualité, mais préservent la mémoire des catastrophes qui ont été fatales à leurs auteurs.
Les plans orchestrés par Artavazd Pelechian dans son nouveau film et premier long métrage, la Nature, pourraient avoir été agencés par une humanité du futur, sans doute sidérée de l’insistance avec laquelle leurs lointains ancêtres ont chroniqué la façon dont les tornades, les tsunamis, les inondations pouvaient tout emporter sur leur passage, comme s’ils n’étaient que les spectateurs fascinés de forces qui les dépassent.
RARES FOURMIS
Mouvement des nuées, masse imposante des montagnes, force des éléments liquides, cycle des saisons, la nature chez Pelechian relève toujours d’une sève tellurique ancestrale, une force irrépressible face à laquelle les hommes résistent ou dont ils s’accommodent. Dans les Saisons, c’est cette manière qu’ont les paysans de profiter de pentes escarpées pour faire glisser des meules de foin ou descendre des moutons serrés dans leurs bras. Qu’importe que ces scènes relèvent plus de l’imagination du réalisateur que d’une réalité documentaire, cette confrontation entre les hommes et la nature, toute cette rêverie matérialiste autour des éléments – eau, air, terre, feu – demeure inoubliable.
Dans la Nature, elle prend la forme d’un magma de matières volcaniques en fusion, d’écoulements d’épais liquides brûlants, de déferlements de vagues, de pans de banquises qui s’effondrent, de nuages noirs d’encre, de foudres zébrant le ciel, de toits arrachés par le souffle de tempêtes, de fleuves et d’océans balayant tout, maisons qui se disloquent, bateaux qui se brisent entre eux comme de fragiles jouets d’enfant ou s’écrasent sous des ponts, voitures retournées comme des fétus de paille.
Alors que dans ses précédents films, le diptyque Fin (1992) et Vie (1993), Pelechian demeurait à hauteur d’individu, jamais l’homme n’a été aussi absent et aussi peu efficient que dans la Nature. Rares fourmis égarées dans un chaos dominé par des éléments incontrôlables, ils apparaissent parcimonieusement, emportés ou tentant d’échapper à ces déferlantes liquides ou cycloniques.
Dans les Saisons, les rapports entre la puissance d’une nature changeante et les habitants
de terres montagneuses relevaient d’une épreuve aux accents exaltants, un cycle de vie pas très éloigné d’une certaine harmonie, quand bien même l’humanité, chez Pelechian, apparaît vivre dans l’ombre d’une terre – au sens de planète et de matière nourricière –, de montagnes, qui règnent à une autre échelle, selon une temporalité bien plus ample.
À SA PERTE
Le cinéaste s’est ailleurs amusé du rêve icarien, de ce désir toujours recommencé des hommes d’échapper à l’attraction terrestre en entrechoquant, dans Notre siècle (1982), les modes de transport aérien qui ont jalonné le 20e siècle et fait courir les foules, des fragiles avions des débuts aux vols spatiaux, en passant par les montgolfières.
Ce souci d’échapper à la pesanteur anime aussi son cinéma, un chant de la terre nourri de la pâte du monde, sensible aux tentatives de conquêtes des hommes, à leurs efforts, à leurs bonheurs, leurs étreintes, mais pour mieux s’en extraire et les célébrer par l’entremise d’un montage à la cohérence essentiellement rythmique. Les images parlent aux images, les plans se répondent, s’opposent, sans parole ni commentaire autre que des envolées de musique classique. On a parlé d’élégie à propos du cinéma de Pelechian. Elle prend dans la Nature des accents funèbres, amplifiés par l’imposant Kyrie eleison de la Missa Solemnis de Beethoven. La beauté du monde peine à s’y frayer un chemin. Le parti pris de jouer d’une matière hétérogène, impure, puisée sur internet, gangrénée par des pixels apparents, ajoute de la fragilité à la fragilité, du chaos au chaos, tout en donnant au cinéma de Pelechian une dimension planétaire. On hésite à qualifier ce dernier film du cinéaste arménien : énième cri d’alarme, prière, testament désabusé. Un peu de tout cela sans doute.
On songe à la formule de Marguerite Duras lancée dans le Camion (1977) : « Que le monde aille à sa perte ! » Même à supposer que Pelechian ait d’abord imaginé son film, il n’a pas inventé les plans assemblés dans la Nature, traces et preuves indéniables d’un enchaînement de cataclysmes sans précédent, filmés, enregistrés ces dernières années. L’oeil était dans le cyclone et regardait sa fin.
Rédacteur en chef de Blink Blank, revue consacrée au cinéma d’animation, Jacques Kermabon est aussi programmateur à l’Institut audiovisuel de Monaco, sélectionneur courts métrages pour les Arcs film festival, correspondant de la revue québécoise 24 Images et chargé de cours à l'université Paris 1.
The Fondation Cartier pour l’art contemporain is presenting until April 25, 2021 the new film by Armenian filmmaker Artavazd Peleshian La Nature after a silence of more than twenty years. This feature film, his first, is linked to one of his most outstanding works, The Seasons (1975), a celebration of the Armenian landscape and its inhabitants.
In those days almost all humans were already equipped with more or less sophisticated cameras in their smartphones.They filmed relentlessly, recording the trivial or spectacular events that took place around them. All these images, still or moving, weren’t always of excellent quality, but they preserved the memory of the disasters that were fatal to them.
The shots orchestrated by Artavazd Peleshian in his new film and first feature La Nature might have been arranged by a humanity of the future, no doubt astonished by the insistence with which their distant ancestors chronicled the way tornadoes, tsunamis, floods could sweep away everything in their path, as if they were only fascinated spectators of forces beyond their control.
Cloud movement, the imposing mass of mountains, the force of liquid elements, the
cycle of the seasons: nature in Peleshian’s work always stems from an ancestral telluric sap, an irrepressible force that humanity resists or adapts to. In The Seasons, it is the way farmers take advantage of steep slopes to slide haystacks or bring down sheep huddled in their arms. It doesn’t matter that these scenes are more to do with the director’s imagination than a documentary reality, this confrontation between people and nature, all this materialistic reverie around the elements—earth, water, air, fire—remains unforgettable.
In La Nature, it takes the form of a magma of molten volcanic matter, of viscous, burning liquids flowing, of waves breaking, of swathes of ice floes collapsing, of ink-black clouds, of lightning streaking across the sky, roofs torn off by the blast of storms, rivers and oceans sweeping everything away, houses that disintegrate, boats that smash each other like fragile children’s toys, or are crushed under bridges, cars turned upside down like wisps of straw. While in his previous film, the diptych The
End (1992) and Life (1993), Peleshian remained at the level of individuals, never has humankind been as absent or as inefficient as in La Nature : rare ants lost in a chaos dominated by uncontrollable elements, they appear parsimoniously, swept away or trying to escape these cyclonic winds and combers.
The relationship between the power of a changing nature and the inhabitants of mountainous lands was a test of exhilarating overtones ( The Seasons), a life cycle not far from a certain harmony, even though humanity, in Peleshian’s case, appears to live in the shadow of an earth—in the sense of planet and nourishing matter—, of mountains, which reign on a different scale, according to a much broader temporality.
TO ITS RUIN
The filmmaker has toyed with the dream of Icarus elsewhere, with that ever-returning desire of humankind to escape the attraction of the earth, in Our Century (1982), by bringing together the modes of air transport that marked the 20th century and made the masses rush about, from the fragile aircraft of the early days to space flight via hot-air balloons. This desire to escape gravity also animates his cinema, a song of the earth nourished by the matter of the world, sensitive to the attempts of men to conquer, to their efforts, their happiness, their embraces, but to better extract and celebrate them through a montage with an essentially rhythmic coherence. Images speak to images, shots answer and oppose one another, without words or commentary beyond surges of classical music. There has been talk of elegy regarding Peleshian’s cinema. It takes on funereal accents in La Nature, amplified by the imposing Kyrie of Beethoven’s Missa
Solemnis. The beauty of the world struggles to find its way through. The decision to play with heterogeneous, impure material drawn from the internet, gangrened by visible pixels, adds fragility to fragility, chaos to chaos, while giving Peleshian’s cinema a planetary dimension. One hesitates to qualify this latest film by the Armenian filmmaker: umpteenth cry of alarm, prayer, disillusioned testament. A little of all that. One thinks of Marguerite Duras’ words in Le Camion [The Truck] (1977): “May the world go to its ruin!” Even supposing that Peleshian first imagined his film, he didn’t invent the shots assembled in La Nature, undeniable traces and proof of a chain of unprecedented cataclysms, filmed and recorded in recent years.
The eye was in the cyclone and looking at its end.
Jacques Kermabon is chief editor of Blink Blank, magazine dedicated to animated films. He is short film selector for the Arcs film festival, correspondent of the Quebec magazine 24 Images, programmer for the Institut audiovisuel de Monaco and teach at the University Paris 1.
Artavazd Pelechian
Né en / born 1938 à / in Gumri (ex-Léninakan), Arménie Vit et travaille à / lives and works in Erevan, Arménie Filmographie / Film work: 2020 La Nature (62 mins) ; 1993 Vie (7 mins) ; 1992 Fin (8 mins) ; 1982 Notre siècle (30 mins) ; 1975 Les Saisons (29 mins) ; 1970 Les Habitants (10 mins) ; 1969 Nous (26 mins) ; 1967 Au début (10 mins) ; 1966 La Terre des hommes (10 mins) ; 1964 La Patrouille de la montagne (10 mins)