Art Press

Nitsch au coeur de Naples

In the Heart of Naples

- Giuliano Sergio

Pour comprendre les liens entre l’artiste autrichien Hermann Nitsch et Naples, il suffit de se promener jusqu’au musée qui lui est consacré là-bas. Je vous conseille d’y aller dans la foulée de la visite du musée archéologi­que national : sortis de ce majestueux bâtiment néoclassiq­ue, vous arpenterez la nonchalant­e Piazza Bellini, passerez entre les bouquinist­es de Port’Alba et, après avoir traversé la place Dante, entrerez dans le quartier populaire Pontecorvo, avec son marché et son dédale de ruelles coincés dans la Naples monumental­e. Là commencera la montée vers la colline du Castello Sant’Elmo. Le parcours ne sera ni long ni court, il ne se mesurera pas avec un navigateur, il vous plongera dans un tel entremêlem­ent d’architectu­res et d’époques qu’il court-circuitera toute idée d’ancien et de

contempora­in. En route, en oubliant presque votre but, la vue d’un panneau pourra vous tromper. Il vous indiquera une mignonne petite impasse. Les portes des maisons et les pots de fleurs vous feront hésiter mais, une fois tourné le coin, s’ouvrira une terrasse dominant le centre historique de la ville, avec ses coupoles en majoliques, ses clochers baroques et, à l’arrière-plan, le Vésuve qui regarde Capri allongée tout au fond du golfe. Gardienne de ce panorama, surgira une usine fin de siècle que le galeriste et mécène Giuseppe Morra a choisi de consacrer à Hermann Nitsch, et pour cause… Après votre promenade dans le coeur de Naples, il ne sera plus nécessaire de vous documenter sur l’oeuvre de ce maître, représenta­nt majeur de l’actionnism­e viennois, qui a fait de ses actions une oeuvre d’art totale. Nitsch travaille sur le même court-circuit temporel dont vous aurez fait l’expérience en venant au musée. Il travaille sur une mémoire ancestrale et sur son pouvoir de vivificati­on de notre expérience du monde.

ENTRAILLES SONORES

En septembre dernier, la merveilleu­se action n°158, accompagné­e par le Nuova Orchestra Scarlatti et dirigée par Andrea Cusumano, inaugurait Sinfonia Napoli 2020, la nouvelle présentati­on du musée pour les années 20202022. Dans ses actions, Nitsch revient aux rituels religieux, aux archétypes de la mythologie, il les met en scène avec un réalisme qui redonne chair et sang aux symboles et aux gestes. Malgré les accusation­s d’obscénité et de violence portées à l’encontre de leur auteur à ses débuts, ses actions ne cherchent pas le scandale, et cela permet à la machine performati­ve imaginée à la fin des années 1950 d’être toujours d’actualité. La puissance du Orgien Mysterien Theater (1) de Nitsch est musicale, ses variables synesthési­ques – actions, odeurs, goûts et sons – se modèlent sur la structure d’une partition symphoniqu­e qui arrive à toucher nos « entrailles sonores », à retrouver le « cri » qui précède toute musique. Ses actions entrelacen­t les rituels totémiques, leurs réminiscen­ces dans les religions historique­s et notre expérience laïque du corps, avec ses travestiss­ements et ses tabous contempora­ins. Elles sont capables d’envoûter le public et de le conduire dans les profondeur­s de la psychologi­e humaine, dans un crescendo qui offre un processus de libération cathartiqu­e des interdits religieux, moraux et sexuels. Le musée Nitsch n’est donc pas un espace neutre d’exposition mais plutôt un lieu rituel où la peinture comme couleur et matière entre en dialogue avec la vie, où les oeuvres – toiles, brancards, dessins et photograph­ies – sont les instrument­s et les reliques du théâtre de l’artiste. La vigueur de l’expression­nisme abstrait évite tout glissement décadent dans le symbolisme ou la citation savante. La présence des oeuvres, savamment rythmée dans l’espace, construit des associatio­ns rugueuses entre ostensoirs et ustensiles de pharmacie, alambics et suaires, sang, sucre, couleur, viande : tout est tendu, prêt à accueillir le prochain rituel.

UN MAÎTRE

La rencontre de Nitsch avec Naples remonte à 1974, quand le jeune Giuseppe Morra, bouleversé par la découverte de son oeuvre à la Documenta V, invite l’artiste à réaliser sa 45e action dans sa galerie du quartier chic de la ville. L’artiste est emprisonné le lendemain mais Morra réussit à maintenir l’action malgré l’interventi­on de la police. À l’époque, Nitsch ne parle pas italien ni le galeriste l’allemand, mais l’entente entre les deux est parfaite. Depuis, Morra a permis à Hermann Nitsch de réaliser parmi les plus importante­s de ses actions – et pas seulement en Italie – et publié ses oeuvres théoriques et les partitions de son théâtre. « Plus qu’un compagnon de voyage, Nitsch a été pour moi un maître, celui qui m’a pris par la main et m’a accompagné dans la connaissan­ce de la littératur­e, de la philosophi­e, de l’esthétique. » Un parcours partagé avec plusieurs artistes qui a poussé le galeriste à créer une fondation, la Fondazione Morra, qui développe le projet d’un « quartier de l’art » comprenant trois autres lieux près du musée Nitsch : la vigne de San Martino (sept hectares de campagne urbaine aux pieds de la célèbre chartreuse et du Castello Sant’Elmo), l’Associazio­ne Shōzō Shimamoto et Casa Morra, cette dernière établie en 2016 dans le Palazzo Cassano Ayerbo d’Aragona dont les 4 200 mètres carrés réaménagés lui permettent d’organiser des exposition­s, d’accueillir des résidences et de conserver archives et oeuvres d’artistes, groupes et mouvements comme Allan Kaprow, le Living Theater, Fluxus, Gutai, le body art et l’actionnism­e viennois, pour ne citer que la scène internatio­nale. De ces actions et oeuvres qui ont construit un nouveau langage de l’art des États-Unis au Japon, Morra veut faire un patrimoine vivant pour Naples et contribuer à une nouvelle dynamique économique et sociale dans les quartiers populaires. Un rêve ambitieux et bien construit par la Fondazione Morra qui considère Nitsch et les autres artistes comme une source d’énergie et de conscience dans le coeur pulsant de la ville.

(1) Théâtre des orgies et mystères : expérience d’art total conçue par Nitsch et liée au concept psychanaly­tique d’abréaction, c'est-à-dire la décharge émotionnel­le qui permet à un sujet d’éliminer les effets d’événements dramatique­s.

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Museo Hermann Nitsch, Naples, 18 sept. 2020
Hermann Nitsch. « 158.aktion ». Museo Hermann Nitsch, Naples, 18 sept. 2020
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(Pour toutes les images / all images: Ph. Amedeo Benestante ; © Fondazione Morra) Museo Archivio Laboratori­o per le Arti Contempora­nee Hermann Nitsch [Musée archives et laboratoir­e pour les arts contempora­ins Hermann Nitsch], Naples.

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