La dé-définition de l’abstraction
The De-Definition of Abstraction
Couleurs pures, pure présence de la forme : tout au long du 20e siècle, la peinture abstraite s’est accompagnée d’un discours sur la réduction de la peinture à ses moyens, une quête vers le moins, synonyme d’une recherche de pureté avec, pour pendant, la répétition du « dernier tableau ». La peinture s’est ainsi survécue à elle-même, au risque d’une forme d’épuisement. La pureté moderne se manifeste dès l’exposition 0.10 (1), où il s’agit bien d’atteindre un degré zéro au sein de chaque pratique. Le Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch (1879-1935) y apparaît comme l’expression la plus radicale. Cette pureté s’exprime également chez Mondrian (1872-1944). On pourrait aussi la déceler dans le design du Bauhaus. Par-delà ces quelques exemples des premières avant-gardes abstraites, la pureté moderne trouve son expression théorique la plus aboutie dans l’approche critique de Clement Greenberg. Malgré la force de sa cohérence, cette vision ne put que partiellement masquer les multiples écarts vis-à-vis de cette aspiration à la pureté dans bon nombre de démarches – et même au sein des oeuvres qui semblent les plus enclines à la rechercher. L’histoire de l’art ne cesse, depuis quelques décennies, de relire ce récit pour se ressaisir de ces oblitérations.
Aujourd’hui, du côté des artistes, la difficulté ou la défiance à revendiquer le terme d’« abstraction » au sujet d’oeuvres qui, pour le néophyte, correspondent pourtant à ce champ, peut être directement reliée à l’abandon de cette quête de pureté. En témoignent les propos de Claire Colin-Collin (1973) et Claire Chesnier (1986) dans ce dossier. L’éclatement des formes et de la notion de médium, la diversité des gestes ont renversé le processus de réduction moderniste. Simultanément, on assiste chez ces artistes à un engagement assumé dans la peinture, dans sa matérialité, dans la sensibilité, voire la sensualité, qu’elle transmet. Claire Chesnier travaille exclusivement à l’encre sur papier de grande taille. La surface est entièrement recouverte par les encres diluées dont le passage répété entremêle les couleurs en de subtiles variations. L’oeil glisse dessus sans que rien ne l’arrête, tandis que le corps se sent englobé par la luminosité de ces voiles diaphanes. Claire Colin-Collin peint, quant à elle, par recouvrements successifs. Une forme émerge comme une sédimentation que la peinture ramène au premier plan. La lumière semble sourdre d’une profondeur cachée. Dans cette épaisseur plate, il est question d’apparition et de disparition, d’enfouissement et de désenfouissement à travers les strates physiques, organiques et psychiques de la peinture.
TRANSFORMATION DU REGARD
Rien de naïf dans ces oeuvres, bien au contraire, mais une relation à l’opposé de la distanciation postmoderne pour une génération qui a perçu les limites de la discursivité et des dispositifs citationnels. L’exposition Milléniales, au Frac Nouvelle-Aquitaine, montrait cet écart entre des démarches constituées au cours des années 1980 – comme Peter Halley (2), Blair Thurman (1961), Francis Baudevin (1964) – et les artistes plus jeunes – tels Gerald Petit (1973) ou Hugo Schüwer-Boss (1981). Dans Obsolescence déprogrammée, au musée des Sables d’Olonne, le détour par le numérique dans le processus d’émergence des formes n’éloigne pas de la peinture mais, à l’inverse, reconduit vers elle, que cela se produise par ratage ou détournement, comme chez Daniel Lefcourt (1975), ou par une confrontation des moyens de la peinture avec l’image numérique dans les oeuvres de Rémy Hysbergue (1967).
Il n’est pas possible ici de dresser une généalogie de cette évolution mais quelques noms peuvent être cités. La reconnaissance tardive d’Eugène Leroy (3) est assez emblématique d’une transformation du regard. Optique et tactile, figurative et abstraite, l’oeuvre de Leroy, avec ses concrétions, est fondamentalement impure eu égard à la pureté moderniste. En 1983, Mary Heilmann (1940) réalise une peinture intitulée Rosebud. Les points rouges répétés à intervalles réguliers ne sont pas les formes premières d’un langage abstrait mais résonnent avec ses souvenirs, indiqués par la référence à Orson Welles. L’artiste associe ces points au martyre de saint Sébastien pour exprimer une douleur personnelle. Cette oeuvre de l’artiste américaine est comparable à la démarche de Marie-Claude Bugeaud (1941) dont le vocabulaire de points et de lignes convoque une mémoire, un jeu d’allusions d’où surgit parfois un motif figuratif. Enfin, Solo for Spectrum (2001), l’oeuvre d’Albert Oehlen (1954) choisie pour Obsolescence déprogrammée, est une impression numérique qui montre son processus d’hybridation entre les médiums et une accumulation de formes qui s’apparente à une cacophonie décorative.
Chacune de ces oeuvres transgresse à sa manière une pureté abstraite. Cette peinture impure trouve aujourd’hui de nombreux échos chez des artistes qui, se situant après l’abstraction, opèrent dans des champs ambigus ou refoulés de la modernité. On peut relever certaines orientations qui caractérisent cette
« impureté » en s’appuyant sur l’actualité des expositions et quelques autres exemples, parmi de nombreuses démarches qui ne se limitent pas à la France.
PATTERN
Le décoratif, qui constitue un refoulé évident de la modernité (4), se trouve ainsi réactivé dans la création contemporaine, qu’il soit convoqué comme référence formelle ou comme contextualisation de l’oeuvre. Les réalisations de Stéphane Calais (1967) coordonnent ces deux aspects avec une expansion de la peinture au sein de l’espace d’exposition, souvent avec une utilisation de motifs faits de tâches et de fleurs répétées qui convoquent une histoire de l’ornement. Les peintures in situ de Flora Moscovici (1985) procèdent d’un dialogue avec le lieu qui détermine les gestes du peintre, mais qui se trouve aussi transformé par un processus pictural nourri de diverses expériences, comme, pour Milléniales, le souvenir d’un cimetière juif en Roumanie. De manière différente, c’est la répétition d’un motif à l’intérieur de ses tableaux qui relie au décoratif la peinture de Simon Rayssac (1983).
Cet effet de pattern, à l’inverse d’une réduction, permet à l’artiste de s’approprier une diversité de formes, de gestes et de sensations colorées. Ce parti pris du décoratif, au sens le plus large, ne signifie pas la dissolution de l’oeuvre ou la simple valorisation du lieu. Il correspond à une remise en cause de l’autonomie de la forme abstraite et relie la peinture à une extériorité qui la nourrit, l’accompagne ou la sollicite.
L’aspect le plus saillant des démarches actuelles que l’on peut associer à ce terme d’impureté réside dans le dépassement de l’opposition entre abstraction et figuration. Obsolescence déprogrammée montre l’intégration de l’image numérique dans la peinture, non pas comme une reproduction mais en se situant au point de bascule où elle accède à l’existence. Jugnet + Clairet (respectivement 1958 et 1950), dans la série des Switch (200204), peignent l’extinction de l’image télévisuelle ou, dans celle des Tapes (2001-03), sa formation et sa déformation à l’extrémité de la bande vidéo. Cette mise en question de l’image portée à sa limite peut être située après l’abstraction. Cependant, elle renoue aussi avec une origine des pratiques abstraites où l’interrogation du visible s’accompagnait d’un goût pour des images issues du spiritisme ou de perceptions transformées par la science. Frayer avec l’image pour se situer dans l’entre-deux de son apparition et de sa disparition peut également se traduire par une proximité du processus pictural avec celui de l’impression photographique. Après avoir réalisé une série d’oeuvres à partir du test de Rorschach, manifestant cette circulation entre abstraction et figuration, Gilles Balmet (1979) utilise des cuves de trempage pour des peintures à l’encre qui évoquent à la fois une dimension gestuelle et le rendu distancié de paysages photographiques. Dans Milléniales, on peut aussi découvrir une oeuvre de Jacob Kassay (1984) où le dépôt d’une pellicule argentée sur la toile, obtenu en plongeant le support dans un bain, est comparé par l’artiste à la révélation de l’image photographique. Il en résulte une surface irrégulière, variant avec la lumière et légèrement réfléchissante, captant une image spectrale du regardeur. De manière différente, les oeuvres de Rémy Hysbergue nous mettent face à un trouble perceptif, la croyance en l’image photographique se trouve confrontée aux sensations de la peinture. Dans une sorte de renversement, cette dernière convoque l’abstraction propre à la photographie pour se réapproprier ses effets spécifiques de lumière, de profondeur et de texture.
MÉTAMORPHOSES DE LA MATIÈRE
C’est à partir du volume que les peintures de Maude Maris (1980) restituent une étrangeté de l’image. L’artiste réalise des moulages d’objets qu’elle met en scène sous forme de maquettes, puis elle les photographie et les reproduit en peinture, de manière à la fois réaliste et virtuelle. Ces oeuvres présentent un monde étonnant et silencieux. Elles sont également des sortes de scénographies de la peinture elle-même, comme une manifestation de ses moyens et de son espace propre, entre figuration et abstraction, mais aussi entre réalité et fiction.
Il s’agit d’un autre aspect remarquable, partagé par plusieurs démarches contemporaines : l’accumulation des couleurs et des formes s’échappe de la littéralité et convoque l’imaginaire. Un jeu de visions à la limite de l’image devient « le support de voyages féériques » (5).
Les Odyssées (2009-15) d’Armelle de Sainte Marie (1968) s’élaborent sans projet, par superposition de strates, de gestes qui se répondent, mais les méandres de la matière picturale ne sont pas sans évoquer un paysage onirique. L’image se fait, se défait et bascule dans l’étrangeté. De même, le foisonnement des formes dans les tableaux de Christophe Robe (1966) construit un paysage qui n’est autre que celui de la peinture. Cette réappropriation des gestes de la modernité sous la forme de fragments hétérogènes qui s’entrechoquent, se superposent et cohabitent, se transforme en une vision où se trouvent convoqués, selon les mots de l’artiste, « des choses très profondes, les archétypes, les contes pour enfants et les mythes ». Dans les aquarelles de Gabriel Chiari (1978), l’expansion de la couleur en tache sur le papier fait naître, de manière aléatoire et sans le dessin de la main, un monde qui semble organique. La métamorphose de la matière informe se confond avec le vivant. Face à ces oeuvres, où l’identification est mise en défaut, il est donc question de passages et de libres circulations – entre abstraction et figuration, mais également entre des sensations, des émotions, ainsi qu’entre les formes – par lesquels se formulent une complexité et une épaisseur mystérieuse de notre rapport au monde.
DEUIL JUBILATOIRE
Ces démarches manifestent différents registres d’impuretés en regard de l’absolu moderniste. Néanmoins, il ne s’agit pas de vouloir les cerner dans une définition ou un mouvement mais de les rapprocher dans un espace aux frontières indécidables, dans un entre-deux, un creux au sein des catégories qu’elles récusent. On pourrait objecter que la notion d’impureté est facilement étirable, au point de pouvoir se diluer dans la variété des pratiques contemporaines et perdre ainsi toute pertinence. Elle ne peut se comprendre que relativement à la notion même de pureté. Elle est donc l’activation d’une mémoire de la modernité confrontée à une mémoire étendue de la peinture. Elle est en quelque sorte une autre manière d’appréhender ce devoir de deuil que repérait Yve-Alain Bois dans un article fameux des années 1980 (6) : un deuil devenu jubilatoire et irrespectueux, un brin carnavalesque. Ainsi, l’affirmation de la peinture qui procède de ces démarches ne se réfère pas à une essence mais se place toute entière du côté du devenir, selon la vieille dichotomie philosophique entre l’être et l’apparence. La vérité de cette peinture ne peut être que fragmentaire, changeante et circonscrite. Le désir de vérité s’accompagne de la conscience de son impossibilité et de l’échec à s’en saisir autrement que de manière transitoire.
Il est difficile de ne pas mettre en regard ces approches avec le vacillement contemporain des différents repères sociaux ou politiques, tandis que tendent à s’affirmer de nouvelles formes de pureté identitaire et un manichéisme des relations individuelles, pour saisir toute l’actualité de ces « impuretés » picturales. Impures, ces démarches nous présentent une vérité transitoire qui se fonde dans une intelligence sensible, convoquant notre perception en dehors des modèles et des grilles de lecture prédéfinies. Elles apparaissent alors comme une respiration essentielle pour appréhender le monde qui nous entoure.
(1) L’exposition 0.10 se déroula à Saint-Pétersbourg en 1915. Son titre proclame le regroupement de dix artistes – en réalité quatorze, dont Malevitch et Tatline – qui ont atteint le degré zéro de leur art, c’est-à-dire une destruction de l’art ancien et le début d’un art nouveau. (2) Peter Halley (1953) est la principale figure américaine du mouvement Néo-Géo qui apparaît au début des années 1980. Son oeuvre manifeste un renouvellement de l’abstraction géométrique dont il associe néanmoins les formes à des images de prisons et d’un système social sclérosé. (3) La peinture d’Eugène Leroy (1910-2000) est progressivement reconnue au cours des années 1980, notamment grâce à l’intérêt que lui porte Georg Baselitz. (4) Cette relation problématique au décoratif connut de nombreux épisodes au cours de la modernité. Néanmoins, le mouvement Pattern and Decoration (voir notre dossier « Pattern, decoration and crafts », artpress n°462, janvier 2019), né aux ÉtatsUnis au cours des années 1970, fut celui qui affirma, de la manière la plus directe, une aspiration au renouvellement de la peinture en se rapportant aux pratiques décoratives les plus diverses. (5) Cette expression est utilisée par Jean Messagier au sujet de sa série des Gels. (6) YveAlain Bois, «The Task of Mourning », Endgame. Reference and Simulation in Recent Painting and Sculpture, cat. expo., ICA, 1986. Traduit dans la Peinture comme modèle, Les Presses du réel, 2017.
Romain Mathieu est critique d’art et enseignant à l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne. Il a été le cocommissaire d’Après l’école – Biennale artpress des jeunes artistes – Saint-Étienne 2020.