Alain Biltereyst, l’abstraction sur le motif Abstraction on the Motif
Ab ac o o h Mo f
Le travail d’Alain Biltereyst est un de ceux où se manifestent les évolutions récentes de la peinture abstraite. En atteste sa participation à plusieurs expositions collectives sur ce thème : Subject to the Abstract (galerie Van der Mieden, Bruxelles, 2014), Linear Abstraction (galerie Barry Whistler, Dallas, États-Unis, 2018), A Short History of Abstraction (Rønnebæksholm, Danemark, 2018). Le caractère le plus remarquable de cet oeuvre – mais pas le plus évident – est qu’il se développe à partir de motifs prélevés dans l’environnement urbain. Biltereyst s’en explique ainsi : « Une ligne courbe d’un logo sur le côté d’un camion que je vois sur l’autoroute me procure un plus grand choc qu’une peinture abstraite dans un musée ! Pour être honnête, je ne suis pas tellement fou d’art abstrait. Je le trouve souvent trop surfait et artificiel (1). » Ce positionnement témoigne donc d’une vitalité et d’une efficacité des expériences esthétiques de la rue jugées supérieures à celles proposées par les musées. Il témoigne également d’une situation historique où l’espace urbain est profondément marqué par l’art abstrait du siècle écoulé (architecture moderniste et signes visuels issus du registre de l’art abstrait de la première moitié du 20e siècle : panneaux, logos, enseignes). Alors qu’il est de coutume de parler de l’« échec des avant-gardes », cette situation résulte de l’accomplissement paradoxal (formel mais pas politique) des programmes du constructivisme, du Bauhaus, de De Stijl et du néoplasticisme.
JEU DE TANGRAM Logiquement, Biltereyst pratique la photographie pour prélever les motifs qui l’intéressent dans la rue (logos, camions, bâches imprimées, publicités, enseignes, etc.) et constituer un répertoire de formes qu’il adapte et modifie ensuite, notamment par le recours
aux logiciels de retouche d’images. Sa peinture s’élabore donc à partir de ce contre quoi l’abstraction historique s’est construite : le réel extérieur, l’utilitaire et le décoratif. Les compositions sont une combinatoire de motifs géométriques simples, à l’instar d’un jeu de tangram, avec seulement deux ou trois couleurs en aplat, en constante reconfiguration pour partitionner et occuper le plan. L’occupation ne se limite d’ailleurs pas aux limites du tableau : Biltereyst accorde une attention particulière à la scénographie de ses expositions, disposant les tableaux sur une ligne unique qui joue comme un axe de composition dans l’espace, dans une démarche qui dépasse les simples questions d’accrochage. De même va-t-il jusqu’à réaliser des peintures murales in situ, réinscrivant dans le corps du bâti ce corpus formel issu de l’espace urbain. Un autre élément remarquable de cet oeuvre réside dans la nature matérielle des peintures et le plaisir évident pris à leur fabrication. L’artiste ne peint pas sur toile mais sur panneau de bois contreplaqué, souvent en petit format (beaucoup n’excèdent pas celui d’une feuille A4, même si de plus grandes dimensions sont apparues récemment). « Ces panneaux ont presque quelque chose de sculptural, déclare-t-il. J’aime les poncer et les retravailler (2). » Le ponçage de la peinture acrylique et les traces de rubans de masquage laissent ainsi transparaître par endroits des souscouches. La tranche des peintures, particulièrement, montre des accumulations fines de couleurs et des repentirs qui affirment la matérialité, le faire et le plaisir sensuel du travail manuel, en dépit d’un registre formel proche du design graphique. Pour gagner sa vie, Biltereyst a d’ailleurs été graphiste et a longtemps travaillé pour la publicité, notamment pour Saatchi & Saatchi. Sa pratique n’a rien à voir avec celle des Young
British Artists, mais on peut supposer que cette expérience, comme d’autres, a pu le sensibiliser aux relations aporétiques entre la création, l’efficacité visuelle, la promotion et l’économie. Quoi qu’il en soit, il prend acte du triomphe de l’esthétique capitaliste (théorisée par Yves Michaud, Jean-Marie Schaeffer, Gilles Lipovetsky [3]) qui conditionne en grande partie l’art du 21e siècle, mais en tire une position et, surtout, une pratique qui n’est ni catastrophiste, ni naïve, ni ironique, ni cynique, mais dans l’exigence de la peinture, toujours. n (1) Alain Biltereyst, cité par Sam Steverlynck, in « Street wise abstraction », DAMN Magazine, 2014, p. 78. Nous traduisons. (2) Ibid., p. 77. (3) Yves Michaud, l’Art à l’état
gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003,
réed. Hachette, 2004, et Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020 ; Jean-Marie
Schaeffer, les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, 1996, Adieu à l’esthétique, PUF, 2000, réed. Mimesis, 2016, et l’Expérience esthétique,
Gallimard, 2015 ; Gilles Lipovetsky, le Luxe éternel. De l’âge du sacré au temps des marques, avec Elyette Roux, Gallimard, 2003, réed. Folio, 2015, et l’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, avec Jean Ser
roy, Gallimard, 2013, réed. Folio, 2016.
——— Alain Biltereyst’s work is one in which recent developments in abstract painting are manifested. This is evidenced by his participation in several group exhibitions on this theme:
Subject to the Abstract (Van der Mieden Gallery, Brussels, 2014), Linear Abstraction (Barry Whistler Gallery, Dallas, USA, 2018), A
Short History of Abstraction (Rønnebæksholm, Denmark, 2018). The most remarkable—but not the most obvious—feature of this work is that it develops from motifs taken from the urban environment. Biltereyst explains this as follows: “A curved line on a logo on the side of a truck I see on the motorway, gives me a bigger kick than an abstract painting in a museum!To be honest, I am not so crazy about abstract art. I often find it too overworked and artificial.”(1) This stance therefore testifies to the vitality and effectiveness of the aesthetic experiences of the street, considered superior to those offered by museums. It also bears witness to a historical situation in which urban space is deeply marked by the abs
tract art of the past century (modernist architecture and visual signs from the register of abstract art of the first half of the 20th century: panels, logos, shop signs, etc.). While it is customary to speak of the “failure of the avant-garde”, this situation is the result of the paradoxical (formal but not political) fulfilment of the programmes of Constructivism, the Bauhaus, De Stijl and Neoplasticism.
TANGRAM GAME Logically, Biltereyst uses photography to gather the motifs that interest him in the street (logos, trucks, printed tarpaulins, advertisements, signs, etc.) and build up a repertoire of shapes that he then adapts and modifies, notably through the use of image editing software. His painting is thus elaborated from what historical abstraction was built against: the exterior reality, the utilitarian and the decorative. The compositions are a combination of simple geometrical patterns, like a tangram game, with only two or three solid colours, constantly reconfigured to partition and occupy the plane. Moreover, the occupation isn’t limited to the limits of painting: Biltereyst pays particular attention to the scenography of his exhibitions, arranging the paintings on a single line that acts as a compositional axis in the space, in an approach that goes beyond simple questions of hanging. Similarly, he goes so far as to produce murals in situ, re-inscribing this formal corpus from the urban space into the body of the building. Another remarkable element of this work lies in the material nature of the paintings and the obvious pleasure taken in their production. The artist doesn’t paint on canvas « Sans titre / A-852-3 ». 2020. Acrylique sur
contreplaqué / acrylic on plywood. 23 x 17,4 x 2 cm but on plywood panels, often in small format (many don’t exceed the size of an A4 sheet, although larger formats have recently appeared). “These panels are almost sculptural,” he says. “I like to sand them down and rework them. (2) “The sanding of the acrylic paint and the traces of masking tape show through the undercoat in places. The edges of the paintings, in particular, show fine accumulations of colour and painting-over that assert the materiality, making and sensual pleasure of manual work, despite a formal register close to graphic design. To earn a living Biltereyst was also a graphic designer and worked for a long time in advertising, notably for Saatchi & Saatchi. His practice has nothing in common with that of the Young British Artists, but it can be assumed that this experience, like others, made him aware of the aporetic relationships between creation, visual effectiveness, promotion and economy. Be that as it may, he acknowledges the triumph of the capitalist aesthetic (theorised by Yves Michaud, JeanMarie Schaeffer, Gilles Lipovetsky [3]), which largely conditions 21st century art, but draws from it a position and, above all, a practice that is neither catastrophist, nor naive, nor ironic, nor cynical, but in the demands of painting, always.
Translation: Chloé Baker
(1) Alain Biltereyst, quoted by Sam Steverlynck,
“Street wise abstraction”, DAMN Magazine, 2014, p. 78. (2) Ibid., p. 77. (3) Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris: Stock,
2003 ; Id., Ceci n’est pas une tulipe . Art, luxe et enlaidissement des villes, Paris: Fayard, 2020 ; Jean-Marie
Schaeffer, Beyond Speculation: Art and Aesthetics without Myths (1996), translated by Daffyd Roberts, London-New York: Seagull Books, 2015; Id., Adieu à
l’esthétique, Paris: PUF, 2000; Id., L’Expérience esthétique, Paris: Gallimard, 2015 ; Gilles Lipovetsky, Le Luxe éternel. De l’âge du sacré au temps des marques
(with Elyette Roux), Paris: Gallimard, 2003; Id., L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste
(with Jean Serroy), Paris: Gallimard, 2013.
Alain Biltereyst Né en / born 1965 / in Anderlecht (Belgique) Vit et travaille à / lives and works in Eligen (Belgique) Représenté par / represented by galerie Xippas Expositions personnelles récentes / Recent solo shows: 2020 Goings-On, galerie Xippas, Paris 2019 Jack Hanley Gallery, New York ; galerie Albert Baronian, Bruxelles 2018 Paceline, dr. julius l ap, Berlin ; Nap #2, Ellen De Bruijne Projects, Amsterdam ; Urban Landscape, Geukens & De Vil, Belgique
2017 How and About What, Hagiwara Projects, Tokyo ; Oh My Days, Jack Hanley Gallery, New York Expositions collectives (sélection) / Group shows: 2020 Adhoc, adhoc, Bochum ; MinMalism, Mini Galerie, Amsterdam 2019 PS 1999-2019, PS Projectspace, Amsterdam ; Dialogues #1, galerie Xippas, Paris
2018 Linear Abstraction, galerie Barry Whistler, Dallas ; A Short History of Abstraction, Rønnebæksholm 2014 Subject to the Abstract, galerie Van der Mieden, Bruxelles