Armelle de Sainte Marie, les métamorphoses Metamorphoses
La peinture d’Armelle de Sainte Marie est en constante mutation (ce qui est un oxymore) : entre les séries ( Plages [2004-10], Concrétions [2008-15], Traverses [2011-19], Odyssée [2009-15], Vanités hybrides [201619]), entre les techniques (huile, acrylique, gouache ou encre, sur toile ou sur papier), entre les périodes, entre l’image et les purs effets picturaux. La ressemblance n’est pas évacuée, on pourrait même considérer que c’est le véritable sujet de cette peinture : non pas le modèle, auquel la peinture s’efforcerait de ressembler, mais l’opération de ressemblance elle-même, par-delà l’identification d’un modèle. Outre les couleurs et les textures qui renvoient à des sensations éprouvées dans l’expérience sensible quotidienne, cette opération s’appuie sur des rendus de volume. On ne sait pas bien ce que les tableaux représentent – ni même s’ils représentent quelque chose –, mais on voit le modelé, les ombres, les entrelacs. C’est ( structuré et texturé) comme (un nuage, une chair, un rocher, une étendue d’eau...), mais cela ne le représente pas. C’est donc une peinture que l’on pourrait qualifier d’abstraite, mais qui ne rejoue pas de manière tautologique la planéité du tableau ni un corpus de formes déterminé. Plus que d’analogie, il faudrait parler d’anamorphose, au sens d’une matière labile, à l’image d’une image, un rapport ou un dénominateur commun entre des expériences visuelles différentes. Le pouvoir imageant est préservé, tout en se tenant à distance de l’image.
TOUCHE TRANSITIVE Comme le déclare l’artiste, les sources de sa peinture sont innombrables et tourbillonnaires : « Je suis nourrie par mes lectures, la photographie, le travail d’artistes anciens ou contemporains, l’observation de la nature, par ce qui m’entoure et se présente : le réel est matière sans fin à ressentir et à interpréter (1). » L’ouvert et l’absence de finalité de la matière du réel – quel qu’il soit – est donc une invitation à l’immersion et à la dérive dans un sentiment océanique authentiquement romantique. Dans cette conception, la nature est synonyme de l’ensemble des perceptions. C’est le contraire d’un spectacle qui se déroulerait devant les yeux ; c’est le flux débordant de ce que nous éprouvons, dans lequel nous baignons et qui nous traverse. À l’étendue des sources répond l’illimitation de la pein
ture : « Il m’est difficile de m’arrêter […]. J’ai un espace, je le remplis (2). » La peinture d’Armelle de Sainte Marie est en effet pleine de macules, de linéaments, de nappes colorées et de volutes dessinées qui se recouvrent et semblent s’engendrer les uns les autres, en une prolifération débordante. « Ce côté viral m’intéresse beaucoup, explique-t-elle. Je parlais d’organique, de nature, de mutations. Il y a là quelque chose qui résonne pour moi, de l’ordre de la naissance, de la reproduction, des racines (3). » La question du corps ne réside donc pas seulement dans l’iconographie organique. L’autographie du geste agit ainsi comme signature : ce n’est pas seulement ce qui est inscrit qui importe, c’est aussi – et indissociablement – la façon propre à ce corps de l’inscrire. La touche est doublement tran« Crue ». 2020. Acrylique sur toile / acrylic
on canvas. 200 x 160 cm sitive en ce qu’elle renvoie aux nombreuses évocations suscitées par la peinture et à la présence d’un corps en acte. La série des Vanités hybrides circonscrit cependant les effets picturaux dans des contours stricts sur des fonds en aplat monochrome. Ce travail de silhouette ou de découpe produit l’image de pierres. C’est le coup d’arrêt ainsi porté à l’expansion par la circonscription qui provoque la représentation. Dans la série des Tram (2011-20), le principe est poussé à son comble : c’est la ligne – en tant que séparation – qui est démultipliée en un dense réseau orthogonal jusqu’à construire une résille (plutôt qu’une grille moderniste) qui produit, par les variations de densité et de couleurs, des effets de moire. Trop de frontières tue la frontière et le contour devient surface. Bien qu’éloignée de toute illustration et de tout programme, la peinture d’Armelle de Sainte Marie charrie souterrainement des notions profondément liées à notre rapport au monde actuel : la croissance et l’excroissance, la nature, la mutation, la contamination, le corps, la frontière… Sa contemporanéité ne se définit ni par l’imagerie ni par des slogans, mais par les opérations picturales qu’elle mobilise. (1) Armelle de Sainte Marie, entretien avec Marion Berrin, publié sur le site freundevonfreunden.com, 2 décembre 2013. (2) Id., Cahier n°65 de l’artothèque Antonin Artaud, Marseille, 2017, p. 3. (3) Ibid., p. 5. Karim Ghaddab est critique d'art et enseignant d'histoire et théorie des arts à l’École supérieure d'art et design de Saint-Étienne, où il a co-fondé le LEM (Laboratoire d'expérimentation des modernités). Il a été directeur artistique de l’Art dans les chapelles (Morbihan) de 2011 à 2016 et a conçu News of the Fake (Orangerie du château, Sucy-enBrie, 2018). Il est l'auteur du texte d’une rétrospective Denis Laget (2019-20) et prépare actuellement une monographie sur Elmar Trenkwalder.