LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC
L’action se passe en France Vladimir Pozner
Vladimir Pozner Un pays de barbelés. Dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939 Claire Paulhan, 288 p., 33 euros
Thèmes de mes chroniques précédentes : la guerre d’Espagne (les engagements des intellectuels français dans ce conflit), la Seconde Guerre mondiale (centrée sur les figures de deux grands intellectuels allemands). Entre ces deux événements majeurs du 20e siècle, il en est un, conséquence du premier et avant-coureur du second, qui pendant longtemps n’a guère retenu l’attention des politiques et des historiens : la Retirada. On appelle ainsi l’exode des réfugiés républicains de la guerre civile espagnole. À partir de 1939, près de 500 000 hommes, femmes, vieillards et enfants ont franchi la frontière franco-espagnole, pour l’essentiel du côté Pyrénées-Orientales. Ce fut, selon Elias Canetti, en l’espace de quelques semaines, la plus grande migration du siècle. Les conditions inhumaines dans lesquelles furent reçus en France ces réfugiés restent un des sombres moments de notre proche histoire, avant l’Occupation et le régime de Vichy ; elles marquent d’une tache indélébile l’histoire de la République et de la gauche françaises. Parmi ces réfugiés, des milliers d’intellectuels espagnols furent ainsi regroupés dans ce qu’on appela « les camps de la honte ». Il s’agissait, au sens propre du mot, de camps de « concentration », des espaces entourés de barbelés, gardés par des hommes en armes, gardes mobiles, policiers, tirailleurs sénégalais et spahis (heureux souvenir pour les républicains séquestrés qui eurent à combattre les spahis marocains, fers de lance des colonnes franquistes ?). Quelques livres ont paru ces dernières années sur le calvaire vécu dans ces camps par des humains. Manquait un témoignage de première main. Eh bien, ce témoignage le voici, publié par Claire Paulhan, et la main, si je puis dire, est celle d’un écrivain, Vladimir Pozner, appelé dès le 23 mars 1939 à apporter dans la presse, notamment dans le journal communiste Ce soir, dirigé par Aragon, son soutien à un Comité d’accueil aux intellectuels espagnols.
ABRIS ET TOMBES
L’homme missionné pour cette tâche, Vladimir Pozner, est né à Paris en 1905 dans une famille de Russes juifs émigrés anti-tsaristes. Enfant et adolescent, il est en Russie où il assiste à la Révolution. Poète précoce, il est soutenu par Gorki, se lie aux écrivains et artistes d’avant-garde, dont Maïakovski. Il rejoint la France au début des années 1920, s’inscrit au parti communiste avec lequel il est souvent en conflit, milite contre la guerre d’Algérie, ce qui lui vaut d’être grièvement blessé à la tête le 7 février 1962 par l’explosion d’une bombe déposée par l’OAS sur le palier de son appartement parisien. C’est dans ce contexte politique que je le rencontre au début des années 1960. Je garde de lui le souvenir d’un courageux militant politique anti-stalinien, d’un écrivain de grand talent, à redécouvrir aujourd’hui. De Perpignan, Vladimir Pozner sillonne la région, visite les camps d’internement installés à la hâte par l’administration française dans les Pyrénées-Orientales, sur les plages du Barcarès, d’Argelès, de Saint-Cyprien, rencontre les détenus, écoute et consigne les récits de leur détention. Qui sont-ils, ces humains qu’on a groupés sur des plages battues par les pluies ou par une tramontane d’hiver, malades du scorbut et de la malaria, affamés, buvant une eau de mer polluée par les cadavres et les excréments, malmenés par leurs gardiens, contraints de se protéger en creusant des abris dans le sable, abris qui furent des tombes pour beaucoup d’entre eux ?
QUI SONT-ILS ?
Qui sont-ils, ces réfugiés parqués comme des bêtes (une Société, anglaise, pour… la protection des animaux les visite pour leur venir en aide), à qui on autorise parfois une sortie à condition qu’ils soient munis de ce qu’on appellerait aujourd’hui une attestation de déplacement dérogatoire, ou sous l’Occupation un Ausweis, à défaut desquels leur sont promis arrestations, tribunaux, retour à des camps plus durs, ceux d’Agde et de Gurs. Qui sont-ils, ces clochards couverts de vermine, vêtus de loques, aux chaussures trouées, lacées par des ficelles, réduits à ramasser des mégots, humiliés par les petits scribes menant les interrogatoires et établissant les fiches anthropométriques ? Qui sont-ils ? Ils sont : un inspecteur général de l’enseignement primaire, un soussecrétaire d’État au commerce, un procureur de la République à Barcelone, le rédacteur en chef d’un grand quotidien, un professeur d’université, des instituteurs, des avocats, des médecins, des peintres, des poètes, des musiciens… Pozner réussira, aidé par son comité, à diriger un certain nombre d’entre eux vers des centres d’hébergement ou des pays d’accueil, le Mexique notamment. Les notes, coupures de presse, lettres, cartes postales, photographies, conservées par Pozner et réunies dans ce livre au titre éloquent, Un pays de barbelés, sont de précieux documents sur ce que des hommes appartenant à l’aile progressiste d’un peuple, mais sous la coupe de quelque esprit malin, ont fait subir à d’autres hommes. Pozner rappelle que le gouvernement responsable des « camps de la honte » était celui du Front populaire, aussi responsable de la « non-intervention » de la France dans l’Espagne en guerre et responsable, ladite chambre, née des législatives de 1936 mais qui dura jusqu’au 10 juillet 1940, des pleins pouvoirs donnés à Pétain au cours d’un vote où une majorité de gauche, faite de socialistes, de radicaux et de quelques communistes, fit chorus avec la droite et l’extrême droite. Un mémorial souterrain, conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, rend hommage aujourd’hui aux victimes des camps : il est situé sur les restes d’un des plus vastes de la région, celui de Rivesaltes (étrangement non cité par Pozner, l’a-t-il visité ?), camp où, après les réfugiés espagnols, ont été internés, sous Vichy, juifs et Gitans avant leur départ pour Auschwitz.
Vladimir Pozner. 1939. (Ph. DR)