GEORGE ORWELL
– OEUVRES – 1984
George Orwell OEuvres Traduit de l'anglais par Véronique Béghain, Marc Chénetier, Philippe Jaworski et Patrice Repusseau Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1664 p., 66 euros
George Orwell
1984
Traduit de l’anglais par Celia Izoard Agone, 450 p., 15 euros
70 ans après la mort de George Orwell, son oeuvre continue de susciter le débat. Paradoxalement, c’est dans une traduction approximative et lacunaire que le public francophone s’était approprié son oeuvre la plus célèbre, le roman 1984. En 2018, les éditions Gallimard en ont proposé une nouvelle traduction par Josée Kamoun, surtout attachée à sa dimension littéraire ; l’édition de la Pléiade, qui lui succède sous la direction de Philippe Jaworski, étend cette lecture aux autres classiques d’Orwell, d’Hommage à la Catalogne à la Ferme des animaux. En ces temps orwelliens, nous avons souhaité interroger Celia Izoard, dont la traduction de 1984, parue en janvier aux éditions Agone, s’appuie au contraire sur la pensée politique d’Orwell, telle qu’elle s’exprime dans les sept volumes d’essais déjà traduits en français. LP
Lorsqu’en 1947, Orwell entame la rédaction de 1984, il n’a pas publié de roman depuis dix ans et consacre l’essentiel de son activité à la rédaction d’essais politiques. Pourquoi ce retour au roman ? Dans sa biographie d’Orwell, qui vient de paraître en français (1), George Woodcock analyse la frustration et la difficulté d’Orwell à séparer l’essai du roman. Orwell avait peut-être l’impression que le roman n’était pas un travail assez politique ; d’un autre côté, le roman lui permet d’approfondir ses idées. Orwell se considère comme un mauvais romancier, mais il ressent aussi le besoin d’exprimer ce qu’il sent quant à l’organisation économique et sociale des États dans l’après-guerre, et qui était difficile à mettre en mots avec le vocabulaire existant. Il s’agit d’éprouver le totalitarisme dans la vie quotidienne, d’explorer ses conséquences intellectuelles et sensibles.
Dans 1984, le monde sensible et la vie quotidienne ont une importance déterminante. Le savon gratte, on boit un très mauvais gin dont Orwell décrit très précisément l’effet sur le corps, les aliments sont horribles… La vie sensible et la vie intellectuelle ne sont jamais séparées l’une de l’autre.
INTIMITÉ, AMOUR, AMITIÉ
Les plaisirs des personnages de 1984 sont souvent en rapport avec le passé. Pourquoi ? C’est en partie en recherchant d’autres plaisirs que le personnage principal, Winston Smith, mène son enquête sur le monde d’avant. Car il porte encore en lui l’intuition d’une vie différente, qui resurgit dans ses sensations physiques et dans ses rêves. Orwell dit : «Toujours, dans l’estomac ou sur la peau, vous ressentiez une sorte de révolte, le sentiment d’avoir été floué de quelque chose auquel vous aviez droit. » Winston Smith rencontre l’érotisme, il rêve d’une « campagne radieuse » puis redécouvre le plaisir de contempler les oiseaux ou le feuillage des arbres. Il découvre dans une brocante un pressepapier de verre surgi du passé qui ne sert à rien, sinon à être beau. Dans 1984, le Parti est en passe d’asservir le langage à ses fins grâce à la novlangue, en même temps qu’il a fait disparaître tous les objets du passé qui matérialisaient une vie différente. La plupart des objets dont disposent les membres du Parti sont chargés de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils cristallisent une intention instrumentale, qui procure un sentiment d’étouffement, de laideur, de vie terne. Les relations humaines sont, elles aussi, devenues purement instrumentales, et Winston devine qu’il a dû ou qu’il doit exister d’autres formes de rituels et d’attachements qui échappent aux finalités du Parti. Il se rappelle le chagrin de sa mère à la mort de son mari, comme d’« un moment de tragédie et de deuil qui n’auraient plus été possibles aujourd’hui. La tragédie appartenait à l’ancien temps, à un temps où l’intimité, l’amour et l’amitié existaient encore, et où les membres d’une même famille se soutenaient mutuellement sans avoir besoin de savoir pourquoi. » Il relie ce souvenir aux formes de relations qu’il devine ou projette chez les prolétaires : « C’étaient les relations personnelles qui comptaient, des relations dans lesquelles un geste totalement désespéré, une étreinte, une larme, un mot adressé à un mourant pouvaient receler une valeur intrinsèque. Les proles [...] ne s’en remettaient pas à un parti, un pays ou une idée, mais les uns aux autres. » Ce passage est assez saisissant, à un moment où l’État organise les rapports autorisés dans le contexte sanitaire, et où la parole donnée à un mourant, les larmes, la dernière étreinte sont officiellement considérées comme inutiles.
AMÉRICANISME À 100 %
Quelle est la cible d’Orwell au moment de la rédaction de 1984 ? À la parution de son roman en 1949, Orwell est gêné de l’accueil qui lui est fait et dicte une mise au point à son éditeur, où il écrit : « Le nom [du parti] suggéré dans 1984 est “angsoc” ; mais, dans la pratique, un large éventail de choix est ouvert. Aux États-Unis, l’expression “américanisme” ou “américanisme à 100 %” est appropriée, et l’adjectif qualificatif est aussi totalitaire qu’il se peut. » Certes, Orwell est habité par une profonde inquiétude sur l’URSS mais il identifie une tendance totalitaire de part et d’autre du rideau de fer. Elle est liée selon lui à ce
qu’on pourrait appeler un complexe militaroindustriel, à l’existence de nouvelles armes – notamment la bombe atomique – et à l’industrialisation des formes de vie. Sa cible est donc clairement la technocratie. Il est très inquiet à la perspective de la société managériale décrite par James Burnham dans l’Ère des organisateurs (1941), où une poignée de technocrates, qu’ils soient issus de la sphère privée ou publique, disposent du pouvoir d’administrer la vie de très grandes masses de population. S’il peut procurer le confort matériel auquel aspirent la plupart des gens à l’après-guerre,« l’industrialisme, écrit Orwell, a pour effet d’empêcher l’individu de se suffire à lui-même, ne serait-ce qu’un bref moment ». La vie d’Orwell est d’ailleurs cohérente avec cette méfiance à l’égard des administrations de masse. Au moment où il écrit 1984, il vit sur l’île de Jura, à deux jours de voyage de Londres, où il loue un cottage, avec un jardin et des poules… Dans sa correspondance, il s’excuse par exemple de ne pas avoir pu rendre un article parce qu’il a récolté les foins avec ses voisins.
Le roman met en scène un certain nombre d’inventions techniques, comme le télécran, qui, à l’époque, relèvent de la sciencefiction. Quel rapport Orwell entretient-il à la technique ? À la fin du Quai de Wigan (1937), Orwell mène une charge très sévère contre la religion du progrès portée par les socialistes et réfléchit, plus profondément, à la machine et au type de monde où elle nous emmène. « L’objectif vers lequel nous nous acheminons déjà, l’aboutissement logique du progrès mécanique, est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau dans un bocal », écrit-il. Dans la société de 1984, malgré le caractère brinquebalant et sordide de la vie quotidienne, les membres du Parti intérieur vivent dans un bocal. Rien ne surgit d’autre que des images programmées pour servir l’idéologie dominante. L’idée est d’enfermer les individus dans des milieux tellement artificialisés qu’ils en deviennent extrêmement vulnérables à la manipulation. En ce qui concerne l’automatisation du contrôle social, le roman est bien en-deçà de ce que nous connaissons actuellement. Détail frappant : dans 1984, les romans sont écrits par des machines. On voit aujourd’hui les premiers romans écrits par des algorithmes, et The Guardian a publié en septembre dernier une tribune écrite par un système d’intelligence artificielle développé par la société d’Elon Musk, sur le thème : « N’ayez pas peur des robots » (2).
ABRUTISSEMENT
Dans la société de 1984, la liberté est incarnée par les prolétaires, les « proles » . Est-ce que cela rejoint le concept orwellien de « décence ordinaire » ? Les proles sont d’abord une description de l’Angleterre telle qu’il la découvre à son retour de Birmanie en 1927, lorsqu’il comprend que les classes dirigeantes ont aussi peu de rapports avec le monde ouvrier qu’en Birmanie les colons anglais avec les indigènes. Toute sa vie, Orwell cherchera ensuite dans les milieux populaires des formes de liberté, de solidarité et de communication qui n’existent pas dans les milieux bourgeois auxquels il est habitué. Dans 1984, les proles ne disposent d’aucun pouvoir politique et sont artificiellement maintenus dans une forme d’abrutissement narcotique. Mais, malgré la surveillance, ils jouissent d’une relative autonomie matérielle et d’un espace public. De ce fait, ils ne sont pas prêts à accepter n’importe quoi ; ils conservent un héritage moral. Au tout premier chapitre du roman, Winston Smith raconte dans son journal intime comment, au cinéma, une femme prolétaire est évacuée de la salle parce qu’elle a protesté devant les actualités qui montrent la violence inouïe de la chasse aux migrants en Méditerranée, en disant : «Vous n’avez pas le droit de montrer ça aux enfants ! » C’est un instantané de la décence ordinaire.
LE SENS DES MOTS
Pourquoi Winston Smith échoue-t-il ? L’appareil du Parti a eu raison de ses sentiments et de sa pensée. Dans les prisons du ministère de l’Amour, Winston Smith découvre que même son « for intérieur » est une illusion. L’autre aspect de sa déchéance est la perte de son travail. Le seul plaisir de Winston Smith, dans la vie, c’est son travail. Alors même qu’il est employé à fabriquer des mensonges pour l’appareil de propagande, il a néanmoins le privilège de pouvoir s’exercer, ironiquement, à un processus créatif en inventant des histoires assez complexes pour rendre le passé conforme aux exigences du Parti. Au dernier chapitre, cette activité créative, qui charpentait son estime de lui-même, lui a été retirée, si bien qu’il s’effondre. Et il y a une scène terrible où Orwell décrit la sinécure dans laquelle il a été recasé, où tout le monde fait parfois semblant de travailler dans un effort désespéré pour sauver la face, mais où il n’y a absolument rien à faire. Pour Orwell, « l’homme est un animal travaillant », c’est la raison pour laquelle il conteste l’idéal de la mécanisation totale et son corollaire, la société de loisirs.
Dans leurs traductions, Josée Kamoun remplace « novlangue » par « néoparler », Philippe Jaworski traduit « Big Brother » par « Grand Frère ». Pourquoi as-tu choisi de revenir à la première version ? Les concepts de 1984 font partie du paysage intellectuel depuis soixante-dix ans. La plupart des gens utilisent les termes « novlangue » ou « Big Brother ». La condition minimale pour que les débats publics et le pluralisme existent, c’est l’existence d’une entente minimale sur le sens des mots. C’est très précisément de cela que parle 1984 : on peut débattre à partir du moment où il reste des faits objectifs et une langue commune. Retraduire un concept comme « novlangue » va pour moi dans le sens de l’actualisation permanente de l’histoire et de la langue par le pouvoir. J’ai fait le choix inverse : au lieu du novlangue de la traduction de 1950, j’ai simplement suivi l’usage courant et passé le mot au féminin. Même dans l’exercice de la traduction, il est tout simplement impossible de dissocier l’oeuvre d’Orwell de son contenu politique et de son histoire éditoriale, elle aussi politique.
(1) George Woodcock, Orwell, à sa guise (1966), traduit par Nicolas Calvé, Lux, 424 p., 20 euros. (2) GPT-3, « A robot wrote this entire article. Are you scared yet, human? », The Guardian, 8 sept. 2020.