PETER HANDKE
– LES CABANES DU NARRATEUR – CONFÉRENCE DU NOBEL – LA VOLEUSE DE FRUITS
Peter Handke Les Cabanes du narrateur. OEuvres choisies Traduit de l’allemand (Autriche) par A. Gaudu, G.-A. Goldschmidt, M. de Launay, O. Le Lay et C. Porcell. Gallimard, « Quarto », 1152 p., 26 euros Conférence du Nobel Traduit de l’allemand (Autriche) par G.-A. Goldschmidt Gallimard, 32 p., 6 euros La Voleuse de fruits Traduit de l’allemand (Autriche) par Pierre Deshusses Gallimard, 400 p., 23 euros
Une anthologie et un nouveau roman affirment l’étrangeté ontologique au monde qu’entretient Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019.
Demandez autour de vous, comme La Fontaine à propos du prophète Baruch : « Avezvous lu Handke ? » Silence quasi général. Certains ont peut-être vu une des pièces qui ont fait sa gloire et dont les titres sont entrés dans l’imaginaire collectif, la Chevauchée sur le lac de Constance ou les Gens déraisonnables sont en voie de disparition. Quelquesuns ont autrefois lu l’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty, la Courte lettre pour un long adieu, ou encore la célèbre Femme gauchère, roman dont l’auteur a tiré un film, et qui est souvent adaptée au théâtre. Les cinéphiles rappellent sa collaboration avec Wim Wenders ( Faux mouvement, les Ailes du désir) ; d’autres, la polémique à propos de la guerre de Yougoslavie. Mais le reste, qui est considérable ? Les romanssommes tels que Mon année dans la baie de Personne, la Perte de l’image, la Nuit morave, dont l’écriture a pris, à partir des années 1990, une ampleur que n’avaient pas les premiers romans ? Les inclassables essais en forme de récit, notamment l’Essai sur la fatigue ou l’Après- midi d’un écrivain ? Et les volumes tels que le Poids du monde, À ma fenêtre le matin, Hier en chemin, notes de travail ou épiphanies minuscules où s’invente une poétique quasi spirituelle du regard ? Et le Poème à la durée ? Des livres qu’il faut lire, ce qu’on ne fait guère, sans doute parce que leur temporalité exige beaucoup du lecteur – lire, dans un monde en proie aux simulacres, devenant une activité asociale, éloignée des mots d’ordre généraux. Quant au récent prix Nobel attribué à l’écrivain, n’est-il pas une manière de le célébrer alors qu’il n’a toujours pas été lu ? Le volume anthologique qui paraît sous un titre modeste, la Cabane du narrateur (et non de l’« écrivain », comme si la vérité narrative était un enjeu toujours nouveau), va des Frelons, roman inaugural, marqué par le Nouveau Roman, et dans lequel Handke évoque son enfance rurale en Carinthie, jusqu’au discours prononcé à Stockholm, où Handke suscite une nouvelle fois sa mère, à qui il avait élevé un tombeau dans le bouleversant Malheur indifférent, ici repris ; il y ajoute un long extrait de Par les villages, poème dramatique dont on peut extraire ceci : « La joie est la seule jouissance légitime » et encore : « Allez éternellement à la rencontre ». Formules qui, tout comme celle-ci, tirée du Recommencement : « C’est ainsi que mon foyer devint à cette époque le déplacement », semblent guider l’oeuvre de Handke, notamment à partir du roman Lent retour, tout en définissant un art poétique qui soit aussi une leçon de vie. Beaucoup de voyages ou de déplacements chez Handke, mais sans la pose commerciale de l’écrivain-voyageur. Handke a voyagé au Japon, aux États-Unis, dans l’exYougoslavie, en Grèce, en Autriche, dans la Provence de Cézanne ( la Leçon de la SainteVictoire), avec pour seule mesure l’étrangeté quasi ontologique que lui donne le monde, la langue étant plus une quête d’incarnation que de grâce scripturaire.
AU PLUS PRÈS DU SILENCE
Plus singuliers encore, les départs, comme dans Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, la Grande Chute et, bien sûr, dans la Voleuse de fruits, le roman qui paraît en même temps que l’anthologie : il s’agit, là, de quitter la maison de la banlieue parisienne (quoi de plus stratégique que la position du banlieusard : manière d’atteindre le centre du cercle par la périphérie et de montrer qu’il est partout où il y a du vivant, dans un monde enténébré par le bruit…) pour aller en Picardie, à la rencontre de la jeune et étrange Alexia, la voleuse de fruits, qui ne trouve pas de place dans la société actuelle. « Ainsi attendait-elle qu’on vienne la chercher. Vue de loin, elle pouvait passer pour quelqu’un qui, au cours d’une randonnée, se reposait et semblait avoir tout le temps sur terre ? Aucun signe d’une emmurée, d’une enterrée vivante. Et en effet : doucement sa patience commençait à agir. À sa faiblesse intérieure venait s’adjoindre une entente… » Beau portrait de femme, dont l’énigme est inséparable du paysage picard et de ses résonances innombrables dans le narrateur, dont les cabanes ne sont pas un bunker mais ces huttes autrefois élevées en pleins champs, où les moissonneurs s’abritaient pour déjeuner. Un lieu aussi « tranquille » que les toilettes – si propices à la lecture, donc à la pensée. Lieu humble, paradoxal, solitaire, où l’écrivain peut cependant s’adresser au monde entier. J’ignore si Handke est volontiers causeur et la musique qu’il aime n’est pas la mienne ( Essai sur le juke-box) ; mais son regard est unique en ceci qu’il requiert le silence de l’ego : celui de l’écrivain comme celui-ci que l’écriture établit dans le lecteur, pour s’ouvrir à la sensation vraie (comme l’indiquait le titre d’un roman de 1975, l’Heure de la sensation vraie, ici repris). L’ouverture du regard a valeur d’innocence, a-t-on envie de dire. Handke, ou l’histoire d’un regard qui maintient le sonore au plus près du silence : telle est la basse continue de cette oeuvre qu’il faut lire en son entier, par résistance à la libéralisation idéologique du monde, du paysage, des langues – dans l’ouvert et le secret, pour trouver dans une forme d’errance, loin des « sagesses » référentielles, la sédentarité nécessaire à la primauté du vivant.
Richard Millet