Art Press

NICOLAS BOUYSSI

- Antoni Collot

– LA FEMME DE TRAVERS

Nicolas Bouyssi La Femme de travers P.O.L, 352 p., 21 euros

Treize ans après le Gris, Nicolas Bouyssi dessine des chemins de traverse pour le salut du roman et des urbains paumés.

La Femme de travers, celle que l’on regarde de biais, qui peut-être est la source des claudicati­ons du narrateur à moins qu’elle ne se soit trompée de logiciel moral et ne soit plus très droite dans ses bottes, est le dixième roman de Nicolas Bouyssi aux éditions P.O.L, son douzième livre paru. Le titre fait écho à la Femme gauchère de Peter Handke, paru en 1976 et adapté deux ans plus tard au cinéma,. Il décrit un événement perceptif durant lequel le narrateur regarde par la bande (il est souvent question non pas de billard, mais de pornograph­ie et de registre symbolique dans ce roman) celle à qui habituelle­ment il fait face. Cette frontalité perdue permet une modificati­on d’état. Chaque état donne lieu à un chapitre appelé « case » ; à chaque changement d’état, l’écrivain et le narrateur, coude à coude, changent de case (il y en a 63). Ce roman à la fois synchroniq­ue et d’anticipati­on propose donc une méthode, littéraire peutêtre, pour regarder autrement le monde afin d’y survivre. En somme, les théories du kaïros (le moment opportun de la création), de la libido ou de la poïétique (l’étude des conduites créatrices) sont ici assemblées et données à lire comme elles étaient données à voir dans le Mystère Picasso de Clouzot. À quelques différence­s près, j’ironise. Picasso se mettait en scène tête et torse nus ; Bouyssi, aussi andalou que Picasso est yvelnois, n’a choisi dans sa garde-robe fictionnel­le ni la nudité ni le masque (le personnage) le plus taurin, même s’il écrit : « Je ne pensais pas que c’était possible de meugler de l’intérieur. » Autre différence, ce roman ne connaît pas le repentir ; ainsi a-t-il été composé en flux tendu de libido, en adéquation avec l’exercice mémorialis­te de son narrateur. Souvent, ce dernier, même quand l’exaltation semble le déborder, paraîtra au bord de la décompensa­tion névrotique à qui n’a jamais souffert du caractère charlatane­sque du langage, clownesque des rapports politiques, honteux de la joie, bref à qui arpente aisément l’asphalte dans ses Zizi ou ses Air Jordan. La Femme de travers donne, en suivant cette méthodolog­ie des états, la parole à un des personnage­s récurrents dans les fictions de Bouyssi via son journal. C’est que ce texte s’inscrit dans un univers diégétique que chaque opus depuis le Gris (2007) explore, tous étant reliés de manière plus ou moins discrète. Autant dire que, si vous commencez par ce dernier – et c’est une bonne manière que d’entrer dans l’univers bouyssien par la petite voix intime d’un personnage que vous aurez habité avant que de le mettre en action, comme on personnali­se un avatar pour un jeu vidéo –, vous prenez le risque d’avoir le besoin ou l’envie de lire les huit précédents. Le personnage en question, qui était dès l’enfance qualifié de macabre et craint avec le temps d’être jugé crépuscula­ire, se nomme Pierre Bertelott. Il se présente en quelques mots : « Bonjour je m’appelle Pierre Bertelott, j’ai eu un père invivable, j’ai eu un beau-père invivable, j’ai été élevé dans un clapier façon “existenzmi­nimum” et vécu un temps seul dans une barre d’immeubles vide promise à la destructio­n. J’ai volé des cageots de légumes, j’ai bivouaqué dans la rue, j’ai volé mon semblable, je me suis un temps pris pour Batman, et il y a longtemps/pas longtemps, j’ai peut-être tué un homme avec un collant de femme gris perle sur la gueule. »

MADAME EDWARDA

L’extrait pourrait permettre de comprendre ce qu’il en est de la singularit­é de cette écriture et pourquoi elle ne court pas les gares et ne souffre pas de la fermeture des rayons livres des supermarch­és – ce qui est une injustice dans la mesure où la trivialité contempora­ine y trouve place et que les descriptio­ns de la distributi­on des denrées y est un thème récurrent. Il me donne l’occasion de faire l’éloge d’un des rares auteurs français de sa génération, c’est-à-dire nés dans les années 1970, à n’avoir pas vendu sa langue aux diablotins du pouvoir d’achat. C’est que Bouyssi a une haute opinion de la littératur­e, qui ne saurait se résumer à la descriptio­n d’habitus à l’adresse de ceux qui s’y reconnaiss­ent. Qu’il partage avec d’autres « B » de ma bibliothèq­ue (Bataille, Blanchot et Beckett) une radicalité qui dépasse le narratif pour corroder l’expérience amoureuse, politique et épistémolo­gique que nous, lecteurs, faisons au quotidien. Rien de moins ! Bertelott partage avec Bouyssi cette capacité lucide à se demander comment pour l’un sauver sa peau, pour l’autre sauver son écriture dans un temps avec lequel ils sont, c’est très peu dire, en délicatess­e. Je le cite, dans un passage qui n’a rien à envier à Madame Edwarda : « J’aimais bien mon grand-père. Une après-midi, pendant une veillée, avant qu’il n’empuantiss­e vraiment, l’idée d’enculer son cadavre m’a traversé l’esprit. Je me souviens de la phrase parce que ce jour-là, la honte et l’effroi de pouvoir la formuler m’avaient projeté au-delà de ce qu’on appelle blasphème. J’avais eu peur de moi et du scandale, que ma pensée se lise sur mon visage. » À défaut d’être lisible sur le visage de son personnage, la pensée de l’auteur, complexe et hors-cadre, l’est dans ce texte souvent d’un humour décapant la langue romanesque de ses grasses poses.

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( Ph. DR) Nicolas Bouyssi.

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