B. BADIOU, C. FRADIN ET W. WÖGERBAUER (DIR.)
– CAHIER PAUL CELAN
B. Badiou, C. Fradin et W. Wögerbauer (dir.) Paul Celan L’Herne, 256 p., 33 euros
Un « Cahier de l’Herne » est consacré à Paul Celan, poète essentiel des bouleversements de l’histoire et de la langue au 20e siècle.
« Un soir que le soleil, pas lui seulement, avait sombré, s’en fut alors, quitta son logis et s’en fut le Juif, le Juif fils d’un Juif, et avec lui s’en fut son nom, son nom imprononçable… » – incipit d’Entretien dans la montagne de Paul Pessach Ancel, dit Paul Celan (1). Ces lignes, et celles qui suivent, le donnent à entendre : la vie d’un homme ne se résume pas à sa biographie ; son identité est plus large que son nom ; ce qu’il a à dire, à écrire, dépasse le cadre étroit d’une confession. Il y a cinquante ans, au printemps 1970, Paul Celan se jetait d’un pont de Paris (sans doute Mirabeau) dans la Seine. Son corps fut retrouvé quelques jours plus tard, à la hauteur de Courbevoie. Il allait avoir cinquante ans. En 1940, au début de la guerre et avant le déclenchement de la Shoah, il en avait vingt et se trouvait dans sa ville natale de Czernowitz, en Bucovine, alors province roumaine. En 1948, il s’installe à Paris, après des étapes à Bucarest et Vienne. On peut juger la mention de ces dates, avec la succession des décennies, anodine. On peut aussi s’y arrêter, et souligner le croisement entre la chronologie personnelle, avec les lieux qui lui correspondent, et le bouleversement mondial de la guerre et de l’extermination des juifs. Le temps vécu, mémorisé, n’est pas, ou pas seulement, une donnée personnelle. Celan sut exprimer ce mouvement qui, du plus intime, mène hors de soi : « Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le cherche, se promet à lui. Chaque chose, chaque être humain est, pour le poème qui a mis ainsi le cap sur l’Autre, une figure de cet Autre. » Paul Celan est un poète de langue allemande. Il est aussi l’auteur de quelques proses dispersées, qui explicitent, autant qu’il est possible, les enjeux de sa poésie (2). Je pense notamment à cet admirable Entretien dans la montagne déjà cité, seul récit du poète, publié en 1960. En cette même année, le 20 octobre, Celan prononça, à Darmstadt, à l’occasion de la remise du prix Büchner, un discours qui n’est pas de simple courtoisie. Réécrit, il fut publié l’année suivante sous le titre le Méridien. Symboliquement cité au début de l’Entretien, largement invoqué dans le Méridien, il y a Lenz, personnage d’une nouvelle célèbre de Georg Büchner qui, pour tenter d’apaiser ses tourments intérieurs, marcha en montagne, dans les Vosges, afin de rejoindre la maison du pasteur Oberlin. Notons que Lenz n’est pas un nom de fiction mais celui d’un poète et dramaturge allemand, ami de jeunesse de Goethe, qui vécut l’épisode narré par Büchner.
UNE SORTE DE CÉSURE
Comme le développent plusieurs des contributeurs du « Cahier de l’Herne » qui paraît aujourd’hui, la langue est le point central pour approcher l’oeuvre difficile – avec la difficulté supplémentaire de la traduction – de Celan. Le bouleversement historique dans lequel le poète a vécu, a souffert, est aussi linguistique. D’autres langues s’offraient, si j’ose dire, à lui, lui étaient accessibles : le roumain, le russe, le français enfin. Or, il s’attacha à l’allemand, seul idiome dans lequel il pouvait, comme l’écrivait Edmond Jabès dans la Mémoire des mots (Fourbis, 1990), « affronter ses bourreaux, au nom de la langue que ceuxci partagent avec lui, et les contraindre à plier genou. Tel fut le pari majeur tenu ». Un autre ami et lecteur de Celan a parlé de ce noeud de douleur et de contradiction dont la langue est le lieu : Jacques Derrida, dans le livre qu’il lui consacra, Schibboleth pour Paul Celan (Galilée, 1986). « L’image qui me vient à propos de Celan, c’est celle d’un météore, un éclat de lumière interrompue, une sorte de césure, un moment très bref et qui laisse un sillage », explique-t-il dans un entretien avec Evelyne Grossman ( Europe, janvier/février 2001). À propos de cette langue, l’allemand, Derrida parle justement d’un « corps à corps avec elle ». À l’inverse de cette approche, Maurice Blanchot, comme l’analyse Denis Thouard dans ce Cahier, voyait dans cette langue « à travers laquelle la mort vint sur lui, sur ses proches, sur les millions de Juifs et de nonJuifs » une « possibilité qui ne lui a pas été retirée », un dépassement en somme, une victoire de la poésie. Ce qui n’est pas une évidence… Derrida, pour revenir un instant à lui, considérait que cette langue allemande, « meurtrie, tuée, mise à mort » par le nazisme, avait été ressuscitée par Celan « non pas [comme] une ligne triomphante, mais en la faisant revenir, comme un revenant ou comme un fantôme ». Dans la grande richesse de ce Cahier qui comporte de nombreux inédits, il faut mettre en lumière un texte inédit d’Henri Meschonnic, dont on sait qu’il s’exprimait avec vigueur… Issu d’une vive discussion avec Jean Bollack, au moment du vingt-cinquième anniversaire de la mort du poète, il aborde la question de l’hermétisme et du rapport de Celan à la philosophie – notamment avec Heidegger. On peut ne pas partager toute son analyse, elle n’en est pas moins bénéfique.
(1) Trad. John E. Jackson et André du Bouchet, l’Éphé
mère, n° 14, été 1970 ; rééd. Fata Morgana, 2017. (2) Voir notamment le Méridien et autres proses, trad. Jean Launay, Seuil, « La Librairie du 21e siècle », 2002. Dans cette même collection, Bertrand Badiou a magnifiquement publié plusieurs volumes de correspondance qui contribuent grandement à l’intelligence de l’oeuvre de Celan.