JOHN BERGER
– PORTRAITS – UN PEINTRE DE NOTRE TEMPS – À TON TOUR
John Berger Portraits. John Berger à vol d’oiseau Traduit de l’anglais par C. Albert, C.-L. Chevalley, G. Chevallier, V. Dassas, N. Fuchs, I. von Plato L’Écarquillé, 768 p., 49 euros Un peintre de notre temps Traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle L’Atelier contemporain, 224 p., 25 euros À ton tour (avec Yves Berger) Traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis L’Atelier contemporain, 104 p., 20 euros Écrivain et penseur de l’image, John Berger fut aussi un critique d’art subjectif et visionnaire, dont plusieurs publications récentes soulignent l’intérêt.
Plusieurs livres récents abordent une facette essentielle de John Berger : sa passion pour l’art. Après des études dans une école d’art londonienne, il devint peintre et connut un certain succès à la fin des années 1940. Mais, « poussé par les urgences politiques », ce marxiste assumé renonce à la peinture et se lance dans l’écriture. Son premier roman, Un peintre de notre temps (1958), est aussitôt interdit ; l’Atelier contemporain en réédite aujourd’hui la traduction. C’est le journal d’un peintre hongrois réfugié à Londres, qui cherche à concilier les exigences de la peinture et de l’histoire, de la politique et de ses horreurs. L’auteur du livre, quant à lui, a déjà tranché : l’écriture sera son arme. De 1952 à 2016, Berger écrit des centaines de textes sur l’art, dont un magnifique recueil est publié avec un soin méticuleux par l’Écarquillé sous le titre Portraits. Les textes, tous consacrés à l’art du portrait, y sont accompagnés de dessins de l’auteur et de reproductions en noir et blanc – simples « aide-mémoire », loin des « reproductions en couleurs [qui] tendent à réduire ce qu’elles montrent à des objets marchands dans des magazines de luxe ». C’est donc l’inverse du « beau livre », plutôt le cheminement d’une pensée où les oeuvres, parfois réduites à une petite vignette, sont mises en page d’une façon qui évoque l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg (1). Plus de cent textes donc, inédits en français et classés selon la chronologie non de leur écriture mais du sujet, de la grotte Chauvet à la sculptrice palestinienne Randa Mdah – « l’histoire de l’art » selon Berger, qui est tout sauf un historien. Le mot « je » est sans doute celui qui apparaît ici le plus souvent. Histoire subjective ? Autoportrait déguisé ? Sans doute. Si certains textes sont de facture assez classique, d’autres explorent des formes originales : lettres à feu Nâzim Hikmet sur le sculpteur Juan Muñoz, poèmes, extraits de romans, théâtre, dialogues inventés, anecdotes. Berger fait feu de tout bois, mobilise toutes sortes de procédés pour surprendre, éclairer, approfondir, rendre vivant et présent ce que l’académisme avait rendu poussiéreux et mort. Cette soumission à l’intensité aboutit le plus souvent à des textes très convaincants, à la fois documentés, précis, et intuitifs, empathiques, d’une grande beauté poétique. Parmi les plus réussis, « les Peintres du Fayoum » contient cette belle formule : « Les enjeux étaient élevés, la marge étroite : en art, ce sont les conditions mêmes qui créent l’énergie. » Les essais sur Caravage ou Turner brossent leur biographie à la manière d’un romancier et témoignent d’intuitions uniques : la prédilection des habitants des bas-fonds pour les intérieurs dans le premier cas, l’importance du père barbier, devenu l’assistant de l’artiste, dans le second. Je pourrais multiplier les exemples de ces « intensités » captées par Berger qui – c’est son immense talent, sa générosité, presque son dévouement – invente chaque fois les moyens aptes à les offrir au lecteur. Il y a du Malraux chez Berger : une passion forcenée pour l’art, l’idée d’un musée imaginaire, la conviction que « le nombre de vies qui pénètrent la nôtre est incalculable ». Sa critique est visionnaire, sans connotation romantique, toujours étayée d’une culture et d’une capacité d’analyse – n’en déplaise à l’auteur – qui évitent l’écueil d’une subjectivité envahissante.
UN REGARD ORIENTÉ
Tous les textes du livre sont remarquables, à deux exceptions près selon moi. Dans le premier, consacré en 1952 à Francis Bacon, Berger passe à côté de son sujet et laisse pressentir qu’il ne comprendra jamais l’abstraction, « peinture du capitalisme ». Le second est consacré à Piss Christ d’Andres Serrano, oeuvre vandalisée notamment en 2011 à la Collection Lambert. Non seulement il détonne mais, au vu de l’actualité récente, il choque. En termes à peine déguisés, Berger y prend en effet le parti des catholiques qui ont jugé cette photographie insultante et blasphématoire. S’est-il là encore senti « traversé », mais cette fois par l’indignation des catholiques, qui a emporté son adhésion ? Plus regrettables sont plusieurs absences : les surréalistes, le Pop Art, Lucian Freud, David Hockney ou encore Gerhard Richter, qui aurait pourtant dû intéresser notre auteur – pas un mot de la peinture allemande après 1945... Ces lacunes accréditent l’hypothèse d’un regard orienté, aux antipodes de l’histoire de l’art « objective » dont des récits alternatifs et engagés remettent aujourd’hui en cause les fondements – ironiquement, ces réévaluations auraient sans doute enthousiasmé Berger. La plupart des textes rendent ainsi hommage aux maîtres anciens, avec par exemple des pages splendides sur Gustave Courbet, « le chasseur du Jura, le démocrate rural et le peintre bandit » qui « vola » la technique de ses prédécesseurs pour en modifier la destination, montrer sans fard les apparences, se soumettre à leur intensité. Pour finir, À ton tour est une correspondance entre Berger et son fils Yves, peintre et poète, un échange autour de l’art et des artistes qu’ils aiment. Fonder une communauté de pensée dans le souci partagé de l’écriture – que se passe-t-il entre l’oeuvre et le texte qu’elle suscite ? –, le désir de cheminer à deux : encore une autre façon d’être « attentif aux mondes des sens tout en répondant aux impératifs de la conscience », comme Susan Sontag l’écrivit à propos de John Berger.
(1) L’Atlas Mnémosyne a d’ailleurs été réédité par le même excellent éditeur en 2012.