Art Press

LOUIS ZUKOFSKY

– «A»

- Abigail Lang

Louis Zukofsky

«A»

Traduit de l’anglais (États-Unis) par François Dominique et Serge Gavronsky Nous, 792 p., 35 euros

L’édition intégrale, pour la première fois en français, de «A » de Louis Zukofsky (1904-1978) est un événement considérab­le, seulement comparable à celle des Cantos d’Ezra Pound en 1986.

Sans doute Louis Zukofsky serait-il étonné de voir l’accueil enthousias­te qui est aujourd’hui fait en France à son monumental poème «A» . Immédiatem­ent reconnu par Ezra Pound, Zukofsky aurait en effet pu demeurer ignoré si certains poètes associés au Black Mountain College ne s’étaient à leur tour enthousias­més pour son oeuvre dans l’après-guerre, y découvrant un exceptionn­el vivier de formes. Très tôt conscient du risque d’aporie du vers libre ou de la reprise à l’identique de formes traditionn­elles désormais figées, Zukofsky n’a cessé d’expériment­er, explorant la mélodie du discours oral aussi bien que la musique abstraite de la mathématiq­ue. Dans les années 1970, les language poets voient en Zukofsky le précurseur d’une poétique qui met en avant la matérialit­é du signifiant et la preuve qu’expériment­ation moderniste et engagement marxiste peuvent faire bon ménage. En France, Claude Royet-Journoud et Jacques Roubaud affirment son éminence dès les années 1970, Anne-Marie Albiach et Pierre Alferi le traduisent.

Louis Zukofsky est né en 1904 à New York, dans le Lower East Side, de parents juifs tout juste arrivés de Lituanie. Quartier des immigrés fraîchemen­t débarqués, le Lower East Side bruisse d’innombrabl­es langues européenne­s. À neuf ans, Zukofsky a « vu la plupart des pièces de Shakespear­e, Ibsen, Strindberg et Tolstoï – toutes en yiddish ». Il apprend l’anglais à l’école et, à onze ans, commence ses premiers poèmes « en anglais, pas encore en “anglais américain” ». À 16 ans, il entre à l’université de Columbia et commence à publier ses poèmes en revue. « Poème commençant par “La” » (1927), son premier long poème, restitue le sentiment de trahison que cause l’assimilati­on et l’ascension sociale qui l’accompagne. Dans le « Cinquième mouvement : Autobiogra­phie », il dit à sa mère sa loyauté et son ambition désespérée : « 240 Et je t’embrasse, toi qui n’as jamais su chanter Bach, ni lu Shakespear­e. / […] 251 L’assimilati­on, ce n’est pas difficile. / 252 Et puisque ma Foi est tordue / 253 Autant avoir l’air Shagetz [1] que Juif. / […] 260 Car je ferai mieux qu’eux encore, / 261 Formé, si on peut dire, dans leurs collèges [2]. »

LE REFUS DU MYTHE

En 1927, Zukofsky envoie « Poème commençant par “La” » à Ezra Pound qui le publie dans la revue d’avant-garde qu’il vient de lancer, The Exile, où paraissent également Hemingway, e. e. cummings, W. B. Yeats et William Carlos Williams. Il est difficile de surestimer l’importance de Pound à l’époque. Poète, critique, traducteur, instigateu­r ou correspond­ant d’innombrabl­es revues, il est l’infatigabl­e fomenteur de la modernité, celui qui édite la Terre vaine (1922) de T. S. Eliot et fait publier Ulysse (1922) de Joyce. C’est avec la Terre vaine que rivalise « Poème commençant par “La” », jusqu’à la parodie. Si Zukofsky reprend à son compte l’érudition et la technique du collage, il ne partage pas la vision désabusée qu’a Eliot de la modernité et refuse « la méthode mythologiq­ue » déployée par Joyce, Eliot et Pound qui tablent sur ce fond culturel partagé par le lecteur pour procéder par allusion et minorer la modernité par rapport à ces périodes fabuleuses. Zukofsky « s’étonne de voir le mot “mythe” si souvent mis en avant aujourd’hui [...] quand on devrait plaider la cause du poète qui a donné une part de sa vie à l’usage des mots the [le/la] et a [un/une] ; tous deux s’étant chargés de tout l’épos, de tout le destin historique qu’un homme peut assumer ». Le destin des peuples s’inscrit autant dans l’histoire des déterminan­ts que dans les grands récits. Zukofsky éclaire ici les titres si singuliers de « Poème commençant par “La” » et de «A» (1928-74). En faisant de « a » et « the » ses héros, en défendant les « petits mots » grammatica­ux, Zukofsky prend le parti des oubliés de l’histoire : « L’art le plus sain est peut-être anonyme. »

Désireux de faire advenir aux États-Unis un risorgimen­to poétique, Pound confie à Zukofsky la direction du numéro de février 1931 du prestigieu­x magazine Poetry. Sommé de conférer un semblant d’unité au groupe hétéroclit­e de poètes qu’il a réunis, Zukofsky propose le titre « Objectivis­ts », référence mais aussi réponse à l’Imagisme fondé par Pound près de vingt ans plus tôt. En guise de manifeste, Zukofsky donne une version resserrée de son article sur Charles Reznikoff, intitulé « Sincerity and Objectific­ation ». Pour évacuer la morale du poème, Pound y avait substitué la technique, définie comme « test de sincérité ». Chez Zukofsky, la sincérité est l’épreuve de l’écriture : elle est une « préoccupat­ion pour l’exactitude du détail dans l’écriture » et vise « le détail, pas le mirage, de la vision, de la pensée avec les choses telles qu’elles existent, et leur conduite le long d’une ligne mélodique ». Cette sincérité exige une fidélité aux perception­s et aux mots employés pour les décrire. Zukofsky définit l’objectific­ation comme « l’arrangemen­t, en une unité appréhendé­e, d’unités mineures de sincérité – en d’autres mots, la résolution des mots et de leur idéation en une structure ». Le poème aspire donc à être une « totalité au repos », « un écrit […] qui est un objet ou affecte l’esprit comme un objet », tout en conservant leur indépendan­ce aux unités de sincérité qui le composent. Zukofsky a résolu pour lui l’agencement des parties et du tout. L’analogie politique est patente.

INSCRIPTIO­N DU TEMPS, DU MONDE Entreprend­re un très long poème, c’est accepter que le temps vienne s’y inscrire. «A» consigne l’engagement communiste des années 1930, la chute de Paris en 1940, la mort des parents, la naissance d’un fils, la conquête de l’espace, l’assassinat de Kennedy, la mort de William Carlos Williams, la guerre du Vietnam, et montre constammen­t l’intricatio­n de l’histoire et de la vie domestique, des lectures et des réflexions. Mais ce sont aussi les formes qui évoluent. Jusqu’à la fin des années 1950, Zukofsky alterne les mouvements en vers libres et les formes traditionn­elles radicaleme­nt remises à neuf : «A» -7 est une couronne de 7 sonnets, «A» -9 une double canzone (c’est-à-dire deux réécriture­s, l’une dans le vocabulair­e de Marx, l’autre de Spinoza, d’une canzone doctrinale de Guido Cavalcanti, dont Zukofsky conserve le schéma de rimes draconien, auquel il ajoute des contrainte­s indécelabl­es de récurrence des consonnes N et R), «A» -11 reprend la forme d’une ballata de Cavalcanti, et «A» -8 contient une chanson et une ballade finale inspirée de Villon. Dans une lettre exaltée envoyée en 1936 à son amie

(et, un temps, amante), la poétesse Lorine Niedecker (3), le poète dit son ambition d’y consigner la totalité du monde en trente-six vers. En écoutant Bach et Mozart, en pensant à Newton qui découvrait le calcul différenti­el à l’époque où Bach consolidai­t les possibilit­és combinatoi­res de tout contrepoin­t potentiel, il a été pris d’une terrible pulsion de se remettre à «A» pour inclure le monde dans son entier, le cerveau, qui réussit parfois à inclure un monde, les sens, la mathématiq­ue, l’amour.

Voici ma poétique —

musique

parole

Une intégrale

Limite inférieure parole Limite supérieure musique [...] limite inférieure musique limite supérieure mathemata

Zukofsky monte et descend à l’échelle de ses intégrales : de la parole à la musique aux mathématiq­ues, curieux des nombres qui ordonnent le monde, enthousias­te devant la variété de leurs incarnatio­ns dans la nature.

COMMENT FINIR ?

« J’ai compté les mots, // passé ma vie / à sélectionn­er » : à partir des années 1960, Zukofsky invente et explore une métrique personnell­e. Il compte les mots : un, puis deux mots, puis trois mots par vers dans «A» -14, huit mots par vers dans «A» -18 et cinq mots par vers dans les parties lyriques de «A» -21, dans «A» -22 et 23 et dans son dernier livre, 80 fleurs, paru en 1978, l’année même de sa mort (4). Mais cette métrique n’explique pas à elle seule le merveilleu­x style tardif de Zukofsky. «A» -22 et 23 accélèrent sa poétique de la citation et de la prononciat­ion. Dès 1927, Zukofsky échafaudai­t, contre Pound, une autre manière d’« inclure l’histoire » : « en tant que musique ». Les quatre premières strophes de «A» -15 sont ainsi une traduction homophoniq­ue du livre de Job, qui restitue le son de l’hébreu :

, ; - . Job (3 :7)

hine halaila hahu yehi galmud

prononciat­ion He neigh ha lie low h’who y’he gall mood

«A» -15, v. 7 Ha ! Il hénnit las du limon, hénnit d’amère humeur

«A» - 15, v. 7 (traduction)

À la même époque (1958-66), le poète et sa femme traduisent tout Catulle en suivant « le son, le rythme et la syntaxe de son latin », pour « respirer le sens “littéral” avec lui » : comme dans une genèse, le souffle anime la lettre. «A» -22 et 23 relatent chacun six mille ans d’histoire en mille vers de cinq mots chacun, «A» -22 du point de vue des sciences (géologie, biologie, zoologie) et «A» -23 des arts et de l’écriture (5). Syntaxe heurtée, hiatus sonores, succession­s inaccoutum­ées de syllabes font comme monter des langues étrangères en anglais.

Comment finir ? Quand Pound désespère de donner cohérence aux Cantos (« I cannot make it cohere ») et les laisse en suspens à sa mort, Zukofsky feuillette les fins. À la question inaugurale « Peut-on / Transposer / Le dessin / D’une fugue / En poésie ? », Zukofsky est obligé de répondre par la négative : sinon par métaphore, la polyphonie et le contrepoin­t ne peuvent être accomplis sous une forme verbale. C’est Celia Zukofsky qui résout les deux questions en offrant à son mari une partition pour quatre voix parlées au son des Pièces pour le clavecin de Haendel : elle a prélevé dans toutes les oeuvres de son mari pour établir le livret de 240 pages qui devient le vingtquatr­ième et dernier mouvement de «A» (6). Après, Louis et Celia établissen­t encore un long « index des noms et des objets » qui privilégie les noms communs ( air, bird, day, ear, horse, man, life…) et renvoie à toutes les occurrence­s de « a » et « the ». S’il importe de récapitule­r ainsi, de créer une boîte-en-valise de l’oeuvre, c’est que Zukofsky a consigné sa vie dans «A» , et l’a ainsi rendue présente : « En un sens, ce poème est une autobiogra­phie : ces mots sont ma vie. »

(1) Mot yiddish familier et péjoratif désignant un jeune homme non juif. (2) Traduction de Jacques Roubaud, publiée en 2003 dans la revue Fin et reprise dans son Traduire, journal (Nous, 2018). Autre traduction, par Philippe Blanchon, parue en 2019 aux éditions La Nerthe. (3) Voir artpress n°398, avril 2012. (4) Une traduction de 80 fleurs par Abigail Lang a paru en 2018 chez Nous. (5) Le site zsite.net présente les sources foisonnant­es de Zukofsky. (6) Deux interpréta­tions sont disponible­s sur la page consacrée à Zukofsky sur le site Pennsound.

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Louis Zukofsky. 1970. (Ph. Ann Charters)

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