RENÉ CHAR, GEORGES MOUNIN
– CORRESPONDANCE
René Char. Georges Mounin Correspondance 1943-1988 Gallimard, 592 p., 29 euros
En 1943, un poète, René Char – grand poète pour certains, mais à cette époque peu lu et sans réputation en dépit d’un épisodique compagnonnage avec les surréalistes – rencontre un jeune instituteur nommé à L’Isle-sur-la-Sorgue, Louis Leboucher, fervent lecteur de ses poèmes. Entre les deux hommes débute une correspondance qui va durer près d’un demi-siècle.
SUR SON SOCLE
Louis Leboucher, alias Georges Mounin, est né en 1910. D’origine sociale modeste, indéfectible militant communiste jusqu’en 1980 (engagement qui sera à l’origine de violentes querelles avec René Char), il deviendra le premier et l’un des plus profonds exégètes de l’oeuvre du poète. Dans l’excellente préface d’Amaury Nauroy à la Correspondance, j’ai été soulagé d’apprendre que le puissant commentateur de Char a avoué avoir été conquis par des poèmes qu’il ne comprenait pas et qui exigeaient de lui de nombreuses relectures pour en extraire enfin la précieuse quintessence. Pour tout dire, c’est bien ce caractère abscons, cet hermétisme, qui ont souvent découragé ma lecture des poèmes de René Char. Quelle signification ont de tels vers, intitulés la Mère du vinaigre : « Primauté du cuir interné / Sur le fétide spectre chevillé » ? Ou ceux-ci : « Et que la brouette / Expose à travers les marécages / Le cerveau de ce même amour / Corrigé par les tessons de bouteilles / Application du cercle rouge » ?… Comment ne pas partager la remarque gentiment narquoise de son ami Henri Michaux : « René Char paraît toujours monté sur son socle » ? J’ai parlé, moi, non de socle, mais de char, dans un texte que m’avait commandé Libération, le journal proposant à ses lecteurs un « pour et contre » à l’occasion d’hommages excessifs rendus au poète dans sa ville natale. Mon intervention était intitulée « Arrête ton Char ! ». Je ne l’ai pas relue, sans doute voulais-je faire un peu le malin. Je me souviens, néanmoins, qu’une des objections à ce type de poésie, objection que je persiste à trouver recevable, était qu’outre son obscurité, elle faisait fi de l’origine orale de la poésie, du rôle que la voix y a toujours joué ; en deux mots, qu’on pouvait la lire, pas la dire, pas la proférer, qu’elle ne passait pas l’épreuve du gueuloir flaubertien. Sans doute me faudrait-il aujourd’hui tenir compte de la remarque de Henri Thomas : un livre de René Char « ne se prête pas aux approches hâtives », et surtout rappeler que l’oeuvre du poète ne se réduit pas à ses divagations orphiques, à ses envolées oraculaires, que Feuillets d’Hypnos (1946), notamment, est un admirable livre, d’une grande clarté. René Char a lu les grands poètes de son temps, dont Joë Bousquet, il a lu Georges Bataille, aussi bien l’Expérience intérieure que Madame Edwarda.
UN SAINT-JUST DE PISSOTIÈRE
Il était, on le sait, un homme qui aimait les femmes ; la fréquentation, dans son jeune âge, des bordels de Marseille fut une première bonne école pour apprendre à faire la différence entre la « Femme de perdition » et la « Femme de résurrection ». Il sait, quand il le faut, dire et écrire net, direct, voire cru, appeler « con » un con, Aragon un « Saint-Just de pissotière », lancer à son admirateur Georges Mounin «Vous êtes du parti de la plaie envenimée », et le mettre face à son « océan qui contient plus de noyés qu’apocalypse n’en connut jamais ». Ne pas oublier que la colère de Char, quand elle se donnait libre cours, était celle d’un géant de 1m88, aux énormes paluches de bûcheron, à la voix portant loin, qu’elle était motivée, en l’occurrence, par le fait que Georges Mounin était un communiste dans la pure tradition stalinienne, celle que combattaient dans les années 1950 les jeunes communistes que nous étions, les élèvesmaîtres rebelles de l’école normale d’instituteurs de Châlons-sur-Marne. Georges Mounin, dont nous ignorions les savants travaux sur René Char, était une de nos cibles. Il est
probable qu’il était, Mounin, ce quadragénaire que mes jeunes camarades et moi avons côtoyé lorsque nous étions réquisitionnés de nuit, en novembre 1956, lors de l’insurrection hongroise, pour défendre le bâtiment du comité central du PC carrefour Châteaudun et le siège de l’Humanité et des Lettres françaises.
DE NOUVELLES LARMES
« Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans les stratosphères du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et se pousser plus avant dans son ordre. » Les nouvelles larmes où se lover, qu’annonce René Char dans Feuillets d’Hypnos, sont celles qu’il a versées devant ses camarades résistants, morts dans le combat contre les nazis dont il a été, dans sa région, un des courageux organisateurs. C’est lui, à la tête des maquisards gaullistes, qui réceptionnait pour la Résistance et les troupes alliées d’un débarquement à venir les caisses d’armes parachutées par l’aviation anglaise. Il eut d’autres larmes à verser, notamment devant le cadavre d’un ami cher, frère de lutte contre les Allemands, Gabriel
Besson, assassiné d’un coup de fusil dans le dos, non par eux mais, selon toute probabilité, par un communiste (c’est dire combien furent violents les conflits entre résistants et ceux qui opposèrent Char à Mounin). La campagne de diffamation que les militants communistes du village de Céreste lancèrent contre René Char, présenté comme le chef d’une « maffia », fut un des moments les plus sinistres de sa vie. Une des raisons de ses polémiques avec les écrivains communistes d’alors, dont Aragon, fut la difficulté qu’il eut à faire exclure du parti communiste le responsable de la sale campagne d’affichages le visant. Comment dire mieux, plus densément, le lien entre le réel et l’engagement poétique : « Chez tant d’autres poètes, rien qu’une sueur de mots ; chez René Char, des mots comme des cristaux de sang. » Ces mots sont de Gilbert Lély, auteur de l’inoubliable Vie du marquis de Sade, poète admiré d’André Suarès et de Breton, le plus fidèle ami de René Char qui l’hébergea et le protégea pendant l’Occupation, menacé qu’était Lély à cause de son origine juive.