CLAUDE ARNAUD
– LE MAL DES RUINES
Claude Arnaud
Le Mal des ruines Grasset, 126 p., 15 euros
Dans le Mal des ruines, Claude Arnaud poursuit sa quête d’identité, interrogeant ici son étonnante hérédité corse.
« Je est un autre. » On connaît la formule, citée, interprétée jusqu’à plus soif. Nouvelle, l’idée ? Pas vraiment. Elle est présente dès la naissance de la littérature. Un autre, un seul autre, ce « je », ou des autres, deux, trois, voire des centaines, des milliers d’autres ? On est en droit de se dire, face à celui qui est habité par un nombre incalculable d’autres, qu’il est véritablement un génie. Déjà être Balzac, ce n’est pas rien, mais être aussi, et pleinement, un curé de campagne, un chouan, une duchesse, une courtisane, une amoureuse désespérée, un commis-voyageur, un grognard napoléonien, un grand philosophe, un dandy, un assassin… et vivre ainsi, en corps et en âme, la vie de tous les membres de notre humaine espèce, voilà qui suppose un pouvoir d’empathie inouï.
BRESSE OU CORSE ?
Claude Arnaud, dans son nouveau livre, le Mal des ruines, nous met en présence de cet étrange phénomène d’un « je » qui se scinde, d’une identité qui flotte mais trouve ses points d’ancrage sans qu’elle ne s’y fige, d’une origine, mais inassignable. Certes, il nous y avait préparés. Rappelons quelques titres de ses ouvrages : le Caméléon (1994), Qui dit je en nous ? (2006), Je ne voulais pas être moi, (2016). Le narrateur-auteur du Mal des ruines, lorsque, venant de Paris, il atterrit sur le sol corse, ce sont ces questions, ces éternelles questions, qu’il se pose : d’où je viens ? où je vais ? qui je suis ? Elles l’accompagneront au cours de son périple dans l’île, lequel est évoqué dans les très belles pages du début et de la fin du livre. Mais de quel étrange « je » s’agit-il, quand on le voit mis en cause, nié, renvoyé constamment à son indécidabilité et à son mystère, pour être aussitôt relancé, et cela dans toutes ses dimensions, sociales, familiales, nationales, culturelles, religieuses, mentales, morales, sexuelles ?
Le patronyme, déjà : Arnaud. La filiation patrilinéaire l’impose. Arnaud est le nom d’un père né dans la Bresse, une région « sans relief ni piment », selon le fils. Un patronyme courant, aux sages apparences. Cependant, tout lecteur des livres de Claude Arnaud, notamment de son bouleversant Qu’as-tu fait de tes frères ? (2010), ne pouvait qu’être alerté : n’y avait-il pas, sous ce signifiant lui aussi « sans relief ni piment », non pas anguille sous roche, mais coulée de lave incandescente ? D’entrée, à propos de ses deux frères aînés Pierre et Philippe, tous deux morts tragiquement, et de lui-même, Claude Arnaud parle de « sauvagerie », d’« orgueil », d’« idées de gloire démesurées » ; aussitôt tout s’éclaire, on apprend que sous ledit Arnaud oeuvrait un double, pas un fantôme, un homme fait de chair et doué d’une âme. Son nom ? Zuccarelli. Phonétiquement, ça sonne autrement qu’Arnaud. Nous ne sommes plus sur une terre aux pentes harmonieuses, plus portés par une coulée d’eau douce, Zuccarelli, ça cogne, ça s’enflamme, ça sent le roc battu par la mer, la lumière intense d’un ciel, l’atmosphère d’un pays où se jouent depuis des siècles les grandes scènes de la tragédie grecque. On n’est plus en Bresse, plus à Paris où vit et écrit Claude Arnaud, on est dans l’archi-millénaire espace méditerranéen.
PRÊTRE OU BANDIT ?
Étonnante famille corse que celle de la mère de Claude ! C’est vers le lieu où ses ancêtres maternels ont vécu qu’il se dirige : un bourg dans la montagne, les ruines du « petit olympe familial », le Zuccarello... Sa famille corse est faite d’une lignée de notables, maires, députés, cibles des indépendantistes parce que considérés comme des collaborateurs de l’État jacobin colonialiste, à l’instar du préfet Érignac assassiné un jour d’hiver 1998. Un des cousins de Claude Arnaud a son appartement bastiais dévasté par une explosion en 1996 ; en 2004, c’est au tour de la maison familiale de Santa-Lucia-di-Mercurio d’être plastiquée.
Dans l’ADN de l’écrivain Claude Arnaud étaient déposés les gènes de la littérature puisqu’il a eu dans sa généalogie une romancière renommée, sa grand-mère Catherine Turchini-Zuccarelli ; quant aux gènes responsables de son caractère sauvage et rebelle, on les trouve, en remontant son arbre généalogique, d’abord chez un grand-père médecin soignant de drôles de patients (c’est lui qui autopsia le bandit corse Castelli), puis chez une grand-tante et son mari qui furent résistants, chez des ancêtres qui ont occis un prêtre ; plus haut dans l’arbre, on se retrouve dans l’entourage de Napoléon III, puis lors de l’indépendance de la Corse en 1755 et, au-delà, jusqu’à la Florence du 15e siècle, chez les Médicis. Un se divise en deux. Il y a une Corse magnifique, lumineuse, ce paysage insulaire qui émeut tant Claude Arnaud, une Corse riche d’une histoire héroïque où naissent des Antigone ; il y a une Corse sombre, offrant l’image d’un pays pris à intervalles réguliers de crises de folie où oeuvrent de diaboliques tueurs, une Corse filant avec une délectation délétère vers quelque bout de la nuit, une Corse où un éminent archéologue, défenseur des sites de la Corse romaine, belle figure charismatique le jour, devient, la nuit, à coups d’explosifs, le sinistre destructeur de maisons historiques, une Corse où il n’est pas rare de voir un homme décapité jeté aux cochons. La question est inévitable pour Claude Arnaud : qui est Corse en lui, quel Corse est en lui ? Archéologue de sa propre histoire, serait-il lui aussi touché, oui, mais aussitôt délivré parce que l’écrivant superbement, par ce mal ? En résumé, son « je », quel est-il ? Pour aller vite, il le divise, pas en deux, toujours mauvaise pioche le chiffre deux, mais en trois : « Je suis à la fois un contrebandier de 1540, un franciscain de 1712 et un écrivain de 2020. »