Shulamith Firestone
Zones mortes Brook, 160 p., 18 euros
Militante et théoricienne du féminisme radical américain au tournant des années 1970, auteur de la Dialectique du sexe (Stock, 1972), Shulamith Firestone (1945-2012) entama ensuite une seconde carrière, non moins fructueuse, de schizophrène. Le merveilleux petit livre né de ses internements et de la marginalité, Zones mortes (paru en 1998 et pour la première fois traduit en français), témoigne pourtant d’une admirable maîtrise. Firestone y rapporte, avec un humour distancié et élégant, souvent indécis entre grandeur épique et dérision, les efforts des malades pour persévérer dans leur être et exercer une volonté – n’importe laquelle, pourvu que ce soit la leur –, ainsi de cette femme qui « mettait un point d’honneur à toujours se faire hospitaliser contre son gré – chaises roulantes, police forçant l’entrée de l’appartement (parfois plus de dix hommes rassemblés), ambulances de l’[aide sociale] et voitures de police, menottes et injections, la totale ». Le monde de la psychiatrie et de l’aide sociale est en effet dépeint comme un régime arbitraire, gouverné par les rapports de force, peuplé de winners et de losers, et où l’on se refile les combines pour se faire bien voir et sortir plus vite, ou s’attirer les grâces ou, du moins, s’éviter les foudres, des responsables. La succession ordonnée de ces brèves nouvelles est rythmée par les changements de focale de l’auteur, qui alterne entre première et troisième personne, autobiographie et « choses vues », scènes ordinaires et figures connues, Allen Ginsberg ou Valerie Solanas. Le passage consacré à cette dernière signale d’ailleurs discrètement une intention, secondaire mais très consciente, de la rédaction de Zones mortes : documenter le naufrage d’une génération révoltée et vaincue.