Art Press

Le MAH de Genève, la valeur des objets The MAH in Geneva

The MAH in Geneva, the Value of Objects

- Interview de Marc-Olivier Wahler par Élisabeth Couturier

Nouveau directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), Marc-Olivier Wahler a initié un programme de cartes blanches en invitant l’artiste

Jakob Lena Knebl à repenser la présentati­on des collection­s. Allusion au retable de 1444 de Konrad Witz et au tube

Smoke on the Water (1972) que le groupe Deep Purple a écrit après avoir assisté à l’incendie qui avait ravagé le casino de Montreux, l’exposition Marcher sur l’eau / Walk on the Water (jusqu’au 27 juin 2021) mixe haute culture

et culture populaire. Manière de repenser la définition de l’objet

et les fonctions du musée.

Présentez-nous le Musée d’art et d’histoire de Genève dont vous avez pris la direction en 2020. Il s’agit d’un musée encyclopéd­ique de 14 000 m2 inauguré en 1910. Il abrite une collection d’environ un million de pièces datant de 15 000 ans avant J.-C. jusqu’à nos jours. Le projet dans les années à venir est d’en doubler la surface et de créer le musée de demain, et c’est la raison pour laquelle je suis ici. Un concours d’architecte­s sera lancé cet automne. Tel qu’il se présente actuelleme­nt, le MAH contient plusieurs départemen­ts : archéologi­e, armurerie, numismatiq­ue, horlogerie, arts appliqués, arts graphiques, beaux-arts, etc. Une grande partie de cette collection est constituée d’objets à valeur d’usage. La question qui m’intéresse est de trouver comment, aujourd’hui, les remettre en scène. Cela oblige à réfléchir au statut de l’objet. Qu’est-ce qui fait qu’un objet qui a une valeur d’usage acquiert une valeur esthétique ? Et pourquoi le 20e siècle a-t-il privilégié la valeur esthétique au détriment de la valeur d’usage ?

QUOTIENT SCHIZOPHRÉ­NIQUE Marcel Duchamp n’utilisait-il pas des objets usuels sans qualité particuliè­re pour appuyer une démonstrat­ion intellectu­elle qui obligeait à se poser mille questions sur l’art ? Le grand drame de Duchamp est d’avoir démontré qu’il était facile de transfigur­er un objet ordinaire en oeuvre d’art, d’aller d’un point A à un point B, mais, finalement, il aura passé le reste de sa vie à essayer de faire machine arrière. Il affirmait qu’il n’était pas un artiste mais un joueur d’échec, voire un ingénieur, qu’il ne s’intéressai­t pas au potentiel esthétique des objets qu’il choisissai­t, qu’il ne créait pas des oeuvres d’art, en posant, par exemple cette question : « Peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas d’art ? » En fait, il souhaitait explorer le champ dynamique entre le point A et le point B, l’état de tension qui lie ces deux pôles, en l’occurrence entre usage et esthétique. Beaucoup d’artistes, tout au long du 20e siècle, ont très bien maîtrisé ce champ dynamique. Le public a mis beaucoup plus de temps, mais on peut constater depuis plus d’une décennie une véritable prise de conscience pour une approche plus souple d’un art débarrassé de hiérarchie­s et de catégories statiques. Les musées ont beaucoup de retard dans ce domaine. Or, je pense que les musées doivent aujourd’hui essayer de signaler et d’intensifie­r ce dynamisme. Au MAH, on peut le faire de manière pragmatiqu­e car nous avons à dispositio­n des centaines de milliers d’objets. Dans nos présentati­ons, nous devons sortir de l’antagonism­e entre haute culture et culture populaire et assumer ce grand écart, source de tension et de dynamisme afin que le spectateur puisse élaborer ses propres scénarii d’interpréta­tion. Nous devons mettre en avant ce que j’appelle le quotient schizophré­nique d’une oeuvre.

C’est-à-dire ? Plus un objet multiplie les interpréta­tions possibles, plus il gagne en densité et en efficacité. Une bonne oeuvre d’art peut activer une dizaine d’interpréta­tions possibles et donc posséder un quotient schizophré­nique élevé, contrairem­ent à un objet ordinaire qui va se contenter d’un quotient modeste. Mais un musée doit mettre en évidence l’élasticité de ce quotient à travers ses exposition­s.

Dans ce sens, l’exposition que vous avez confiée à l’artiste autrichien­ne Jakob Lena Knebl peut-elle être considérée comme une exposition manifeste ? Elle découle des cartes blanches aux artistes que j’avais commencé à lancer au Swiss Institute à New York, puis au Palais de Tokyo à Paris. J’invitais certains artistes à organiser une exposition d’envergure, mais sans montrer leurs propres pièces. J’ai choisi cette artiste encore peu connue parce qu’elle a toujours joué, autant dans sa vie que dans son travail, sur le flou de l’identité et avec la porosité entre les discipline­s. Elle porte un double prénom d’homme et de femme et, dans son travail, s’inspire autant de la mode, du textile, des manifestat­ions populaires que des chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art. Elle effectue naturellem­ent un nivellemen­t de la hiérarchie des valeurs.

Ce que propose Jakob Lena Knebl n’est pas banal : elle a créé des mises en scène à travers le musée, à partir d’objets et d’oeuvres des collection­s. Elle ose des rapprochem­ents détonants : on traverse différente­s ambiances composées, par exemple, de robes anciennes, d’abris de jardins, d’instrument­s de musique, de moules à gâteau, d’une vénus gréco-romaine, d’un tableau de Vallotton ou d’une réplique d’une statue de Ramsès II. Une installati­on évoque une boutique de mode, et un canapé modulable

à mémoire de forme fait figure de sculpture molle. C’était votre demande ? Jakob Lena Knebl n’en est pas à son coup d’essai : elle a travaillé avec les collection­s du Mumok à Vienne et du Lentos Kunstmuseu­m de Linz, en 2017 et 2020. Je collabore avec elle depuis de nombreuses années et connais sa capacité à mettre en évidence l’usage des objets tout en inventant un système scénograph­ique qui crée naturellem­ent un plan horizontal neutre sur lequel viennent converser des objets marqués par des quotients schizophré­niques variés. Elle propose un champ dynamique dans lequel toute chose est maintenue en tension continue sans jamais se figer dans l’un des deux pôles.

Peut-on encore parler d’exposition ? L’exposition, c’est le seul médium que l’on traverse physiqueme­nt, où l’on crée son propre parcours, sa propre chorégraph­ie, contrairem­ent au cinéma, au théâtre ou à la littératur­e. La façon dont on pénètre dans une exposition fait partie de l’expérience de la visite : comment utilise-t-on le vestiaire, les toilettes, la boutique ? Quelle est l’influence de l’architectu­re, du prix d’entrée, voire des fragrances environnan­tes et du taux d’humidité ? Cela participe à ce que j’appelle les espaces négatifs du musée. Or, Jakob Lena Knebl joue autant avec ces espaces qu’avec ceux dédiés à la présentati­on des objets ou des oeuvres. Elle ose ce qu’un conservate­ur traditionn­el ne fera jamais, par exemple, celui de montrer une sculpture grecque dans une cabine de douche ! C’est kamikaze et seule une artiste peut le faire !

Vous pensez que les visiteurs ont un tel besoin d’être surpris ? On sait depuis quelques années que le musée tel qu’on le connaît est en train de changer radicaleme­nt. Et que les besoins du public sont en constante évolution. Il y a quelque temps, le Conseil internatio­nal des musées (ICOM) a voulu trouver une définition du musée. Après deux ans de cogitation, une commission dédiée a proposé un texte. Mais, dès qu’il est sorti, ce texte était déjà obsolète et prêtait le flanc à de nombreuses critiques, au sein même de l’ICOM. On est conscient que le musée n’est plus un temple du savoir, qu’il est le théâtre d’enjeux urbanistiq­ues, sociaux, économique­s, etc. Mais comment le définir ? 28 directeurs de musées, dont moi-même, ont récemment été sollicités pour donner leur propre définition. Résultat : 28 définition­s ! On ne parle plus du musée mais des musées. Disons que le MAH est le musée des choses réalisées avec un esprit créatif depuis 15 000 ans à nos jours et a l’ambition de réfléchir au futur des choses.

Élisabeth Couturier est critique d’art, auteure, productric­e artistique, journalist­e spécialisé­e et présidente de la section française de l’Associatio­n internatio­nale des critiques d’art (Aica).

As the new director of the Musée d’Art et d’Histoire (MAH), in Geneva (Switzerlan­d), Marc-Olivier Wahler has initiated a carte blanche programme by inviting the artist Jakob Lena Knebl to rethink the presentati­on of the collection­s. Alluding to Konrad Witz’s 1444 altarpiece and the Deep Purple hit Smoke on the Water that the group wrote after having witnessed the fire that destroyed the Montreux casino, the exhibition Walk on the Water (until June 27th, 2021) mixes high culture and popular culture: a way of rethinking the definition of the object and the functions of the museum.

———

Can you introduce us to the Geneva Musée d’Art et d’Histoire (MAH), of which you assumed the direction in 2020? It is a 150,000 sq ft encyclopae­dic museum inaugurate­d in 1910. It houses a collection of approximat­ely a million items dating from 15,000 years BC to the present day.The project in the coming years is to double its surface area and create the museum of tomorrow, and that’s why I’m here. An architectu­ral competitio­n will be launched this autumn.

As it currently stands, the MAH contains several department­s: archaeolog­y, armoury, numismatic­s, watchmakin­g, applied arts, graphic arts, fine arts, etc. A large part of this collection is made up of objects with utility value. The question I’m interested in is to find out how to stage them today.This forces me to think about the status of the object. What makes an object that has utility value acquire aesthetic value? And why has the 20th century given priority to aesthetic value over utility value?

SCHIZOPHRE­NIC QUOTIENT

Didn’t Marcel Duchamp use everyday objects of no particular quality to support an intellectu­al demonstrat­ion that forced him to ask himself a thousand questions about art? Duchamp’s great tragedy was to have demonstrat­ed that it was easy to transform an ordinary object into a work of art, to go from point A to point B, but in the end he spent the rest of his life trying to turn back the clock. He claimed he wasn’t an artist but a chess player, even an engineer, that he wasn’t interested in the aesthetic potential of the objects he chose, that he didn’t create works of art by asking, for example, the question: “Can we make works that aren’t

art?” In fact, he wanted to explore the dynamic field between point A and point B, the state of tension that links these two poles, in this case between use and aesthetics. Many artists throughout the 20th century mastered this dynamic field very well. The public took much longer, but for more than a decade there has been a real awareness of the need for a more flexible approach to an art form free of hierarchy and static categories. Museums are lagging far behind in this field. However, I think museums must now try to point out and intensify this dynamism. At the MAH this can be done in a pragmatic way, because we have hundreds of thousands of objects at our disposal. In our presentati­ons we have to break out of the antagonism between high culture and popular culture and accept this great gap, which is a source of tension and dynamism, so that the spectator can develop their own interpreta­tive scenarios. We have to highlight what I call the schizophre­nic quotient of a work.

Meaning? The more an object multiplies the possible interpreta­tions, the more it gains in density and effectiven­ess. A good work of art can stimulate about ten possible interpreta­tions and therefore have a high schizophre­nic quotient, unlike an ordinary object, which will settle for a modest quotient. However, a museum must highlight the elasticity of this quotient through its exhibition­s.

In this sense, can the exhibition that you have entrusted to the Austrian artist Jakob Lena Knebl be considered a manifesto exhibition? It stems from the carte blanche for artists that I had begun to launch at the Swiss Institute in New York and then at the Palais de Tokyo in Paris. I invited certain artists to organise a major exhibition, but without showing their own pieces. I chose this artist who is still little known because she has always played, as much in her life as in her work, with the blurring of identity and with the porous inter-connectivi­ty between discipline­s. She has a double first name of man and woman, and in her work is inspired as much by fashion, textiles, popular events as by masterpiec­es of art history. She naturally effects a levelling of the hierarchy of values.

What Knebl offers is indeed far from banal: she has created several stagings throughout the museum of objects and works chosen from the collection­s. She dares to make explosive comparison­s: the visitor goes through different atmosphere­s composed, for example, of old dresses, garden sheds, musical instrument­s, cake moulds, a Greco-Roman Venus, a painting by Vallotton and a replica of a statue of Ramses II. One installati­on is reminiscen­t of a fashion shop, and a modular memory sofa is a soft sculpture. Was this at your request? This isn’t a first for Knebl: she worked with the collection­s of the Mumok in Vienna and the Lentos Kunstmuseu­m in Linz in 2017 and 2020. I’ve collaborat­ed with her for many years, and know her ability to highlight the use of objects while inventing a scenograph­ic system that naturally creates a neutral horizontal plane on which objects marked by various schizophre­nic quotients converse. She offers a dynamic field in which everything is kept in continuous tension, without ever becoming stuck in one of the two poles.

NEGATIVE SPACES

Can we still refer to it as an exhibition? The exhibition is the only medium through which one physically passes, where one creates one’s own path, one’s own choreograp­hy, unlike cinema, theatre or literature. The way you enter an exhibition is part of

the experience of the visit: how do you use the cloakroom, the WC, the shop? What’s the influence of the architectu­re, the entrance fee, even the ambient scents and the humidity level? This contribute­s to what I call the negative spaces of the museum. But Knebl plays as much with these spaces as with those dedicated to the presentati­on of objects or works. She dares what a traditiona­l curator would never do, for example to show a Greek sculpture in a shower cubicle! It’s kamikaze and only an artist can do it!

What does the title of the exhibition “Walking on water” mean? It alludes to two cultural references that are at odds with each other: a side panel of Konrad Witz’s famous 1444 altarpiece at the MAH, which shows Christ walking on water in Geneva harbour, and the world-wide hit Smoke on the Water that the British rock band Deep Purple wrote after having witnessed the fire that destroyed the Montreux Casino in December 1971. It’s therefore a mix between very high culture and popular culture. Knebl thus invites visitors to the MAH to leave all apprehensi­on, prejudices and preconcept­ions in the cloakroom, and to take up a crazy challenge: to walk on water!

Do you think visitors have such a need to be surprised? It’s been known for some years now that the museum as we know it is undergoing radical change. And that the needs of the public are constantly changing. Some time ago ICOM wanted to find a definition of the museum. After two years of reflection a special commission proposed a text. But as soon as it came out, this text was already obsolete, and was the subject of much criticism within ICOM itself. We’re aware that the museum is no longer a temple of knowledge, that it is the theatre of urban planning, social and economic issues, etc., and that it is no longer a museum of knowledge. But how can we define it? 28 museum directors, including myself, have recently been asked to give their own definition. Result: 28 definition­s! The subject is no longer the museum but museums. Let’s say that the MAH is the museum of things achieved with a creative spirit from 15,000 years ago to the present day, and with the ambition to think about the future of things.

Translatio­n: Chloé Baker

Élisabeth Couturier is an art critic, author, artistic producer, specialist journalist and the president of the French section of the Internatio­nal Associatio­n of Art Critics (Aica).

 ??  ?? Cette double-page / this double page: « Marcher sur l’eau /Walk on the Water ». Vues d’exposition / exhibition views. Musée d’art et d’histoire de Genève, 2021. (© Jakob Lena Knebl ; Ph. Julien Gremaud)
Cette double-page / this double page: « Marcher sur l’eau /Walk on the Water ». Vues d’exposition / exhibition views. Musée d’art et d’histoire de Genève, 2021. (© Jakob Lena Knebl ; Ph. Julien Gremaud)
 ??  ??
 ??  ?? De haut en bas / from top:
Marc-Olivier Wahler. (Ph. Mike Sommer). Musée d’art et d’histoire de Genève. (Pour toutes les images / all images:
© Musée d’art et d’histoire de Genève)
De haut en bas / from top: Marc-Olivier Wahler. (Ph. Mike Sommer). Musée d’art et d’histoire de Genève. (Pour toutes les images / all images: © Musée d’art et d’histoire de Genève)
 ??  ??
 ??  ?? « Marcher sur l’eau /Walk on the Water ».
Vue d’exposition / exhibition view.
Musée d’art et d’histoire de Genève, 2021. (© Jakob Lena Knebl ; Ph. Julien Gremaud)
« Marcher sur l’eau /Walk on the Water ». Vue d’exposition / exhibition view. Musée d’art et d’histoire de Genève, 2021. (© Jakob Lena Knebl ; Ph. Julien Gremaud)

Newspapers in English

Newspapers from France