Carlos Augusto Giraldo
Alors que le pays s’ébrouait, en juin dernier, à la sortie du confinement, la galerie Christian Berst présentait une exposition thématique intitulée In the Flesh, corps véritables. Y figuraient, pour la première fois présentés au public, des dessins de Carlos Augusto Giraldo. C’est maintenant une exposition personnelle, sous le titre Codex, que la galerie a consacrée à cet artiste
(13 février - 14 mars 2021).
Dans son texte d’introduction à l’exposition de Carlos Augusto Giraldo, le critique Jaime Ceron fait allusion à cette toute première période de la vie qui précède celle que Jacques Lacan a désignée comme étant le « stade du miroir ». Avant d’accéder à une représentation unie et individualisée de son corps par identification à son propre reflet, ou par identification avec l’image du semblable, la mère d’abord, bien sûr, l’enfant ne parvient pas à séparer son corps du reste du monde, il est pris dans le chaos du monde, et cet état est source de souffrance. Ceron y voit la source de la prédominance de la vision dans notre perception du monde. Je voudrais poursuivre en suggérant qu’à travers son exceptionnelle
Ci-contre / opposite: « Sans titre ». 2013. Stylo à bille sur papier / ballpoint pen on paper. 20,1 x 32,3 cm. Ci-dessus, pour toutes les images / all images above: « Sans titre ». Circa 2013. Graphite sur papier / on paper. 34,5 x 49,5 cm
maîtrise du dessin, acquise depuis l’enfance, Carlos Giraldo se débat sur cette étroite frontière qui, selon que l’on bascule d’un côté ou de l’autre, fait de nous les prisonniers d’un monde opaque, ou bien nous engage dans un processus d’individuation. Individuation qui, nous donnant le recul nécessaire, nous permet aussi de décrypter le monde, de le rendre moins opaque.
PIN-UPS
Giraldo est né en 1983 à Bogota ; il vit maintenant non loin, à Soacha, où sa famille est venue s’installer alors qu’il était très jeune, et cette transplantation n’a pas été sans importance. La majorité de ses dessins sont réalisés au stylo bille de couleur, outil « d’avantgarde » lui aurait dit un de ses professeurs (1). Une grande partie de ces dessins représente des pin-ups dans des poses plus ou moins suggestives et… très déshabillées : mariées mises à nu par des écorcheurs. À l’exception des sandales à hauts talons que quelquesunes portent encore, ce que l’artiste montre à l’intérieur du contour de leur corps est leur squelette et une partie de leurs organes. Les yeux dans leurs orbites, parfois les mains où sont dessinés les ongles sont préservés dans leur apparence tandis que tête, cou, buste, ventre exposent côtes, vertèbres et autres os qui, visuellement, s’entremêlent avec les circonvolutions du cerveau ou les allers-retours des boyaux. À cela se juxtaposent ou se superposent des schémas, des signes, des notations qui relient ce dense et très compliqué ordonnancement interne à l’ordre du monde. Et pour comprendre l’ordre du monde, Giraldo s’est donné la tâche de tenter d’articuler entre eux tous, absolument tous les codes de lecture dont dispose l’humanité, pour en pénétrer les lois : mythes égyptiens, mayas, hindous, symboles chrétiens, références à la gnose comme à l’astrologie… L’artiste – qui passe beaucoup de temps en bibliothèque mais aussi beaucoup devant la télévision –
entend embrasser une connaissance universelle. Pour ce faire, il traque la logique cachée qui relie toutes sortes de connaissances, réelles et fantasmées. Par exemple, la Forme du chérubin est un corps de femme au profil de figure égyptienne et aux bras multiples à l’instar de Shiva, son corps contient deux svastikas, respectivement chakra du coeur et chakra de l’esprit, et dont l’entrejambe dessine l’Épée d’argent. Par exemple, une pin-up peut être dotée d’une auréole, une autre de la coiffe du taureau égyptien portant le disque solaire. Entrez dans le labyrinthe. Sachez que l’artiste a prévu des mantras et des tableaux de classement pour aider – en principe – à se repérer et que rien n’égale la précision de ses relevés : plans des pyramides ou salles des machines du Titanic.
Les descriptions du paquebot englouti, ainsi qu’un autre ensemble racontant la fuite de Hitler en Amérique latine où il rencontre des personnages ressemblant aux Simpson, sont en noir et blanc, réunis dans des carnets. Les aventures de Hitler sont exceptionnellement réalisées à la mine de plomb dans des dégradés de gris très beaux qui font ressortir les insignes nazis et les armes d’un noir dense. Tout se tient. La fuite de Hitler s’inspire de l’histoire-fiction et recoupe un fait réel de l’histoire maritime de la Seconde Guerre mondiale : la prise par un navire anglais, en 1941 dans l’Atlantique sud, du cargo allemand Babitonga alors qu’il allait ravitailler un autre navire allemand, l’Atlantis. Or, selon certaines croyances, Soacha, près de Bogota, serait le site même occupé dans les temps antédiluviens par l’Atlantide, la cité engloutie…
FLOT DU MONDE
« J’aime la forme », dit Carlos Giraldo. Et on le voit dans le film qui lui est consacré tracer d’une main sûre, sans la lever, une ligne. La ligne sépare, elle partage en deux un espace uni ; en se refermant, elle distingue un corps de son environnement. Elle l’arrache à l’indifférencié, au néant de la feuille blanche, au flux ininterrompu du monde. Mais la forme demeure rarement simple et pour celui qui veut la transcrire le plus exactement possible, d’autres formes à l’intérieur de la forme exigent d’être distinguées les unes des autres. Significativement, Giraldo exécute beaucoup de ses dessins sur papier calque. Certains contours sont tracés d’un côté du papier, d’autres de l’autre côté et apparaissent en transparence. Extension de la ligne, le plan sépare encore plus radicalement et celui qui voudrait que rien n’échappe à son inventaire doit alors sauter d’un côté à l’autre, tracer des lignes qui séparent sur ce qui a déjà été séparé, au risque, à nouveau, de retourner au chaos. « L’univers n’a ni commencement ni fin », dit l’artiste dont l’oeuvre est soumise à ce perpétuel renouvellement. Plus la vision précise la figure, plus elle la divise, plus le créateur que son geste arrache au flot du monde est emporté par ce flot. Et si Carlos Giraldo nous proposait le plus pur parangon de tout acte de création ?
(1) C. Giraldo a fréquenté un institut médico-psychologique. Les propos de l’artiste sont extraits d’un court-métrage qui lui est consacré, réalisé par Walter Escamilla.
As the country was rousing itself after lockdown last June, the Galerie Christian Berst presented a thematic exhibition entitled In the Flesh, Corps Véritables. This was the first time drawings by Carlos Augusto Giraldo had been shown. The gallery then devoted to him a solo exhibition, Codex, from February 13th to March 14th, 2021.
In his introductory text to the Giraldo exhibition, the critic Jaime Ceron alludes to the very first period of life that precedes the one Jacques Lacan has designated the “mirror stage”. Before accessing a united, individualised representation of their body through identification with their reflection, or through identification with the image of their fellow human—the mother first of all, of course— the child, unable to separate their body from the rest of the world, is caught up in the chaos of the world, and this state is a source of suffering. Ceron sees this as the source of the predominance of vision in our perception of the world. I would like to continue by suggesting that through his exceptional mastery of drawing, practised since childhood, Giraldo struggles on this narrow frontier which, depending on whether we topple over to one side or the other, makes us prisoners of an opaque world, or engages us in a process of individuation: individuation which, giving us the necessary distance, also allows us to decipher the world, to render it less opaque.
PIN-UPS
Giraldo was born in 1983 in Bogotá; he now lives not far from there, in Soacha, where his family moved when he was very young, and that move wasn’t without importance. The majority of his drawings are executed with coloured ballpoint pens, an “avant-garde” tool as one of his teachers apparently told him. (1) A large part of these drawings depict pin-ups in more or less suggestive poses, and very undressed: brides stripped naked by skinners. With the exception of the highheeled sandals some of them are still wearing, what the artist shows inside the outline of their bodies is their skeletons and some of their organs. The eyes in their sockets, sometimes the hands where the nails are drawn are preserved in their appearance while the head, neck, bust, belly expose ribs, vertebrae and other bones that visually intertwine with the convolutions of the brain or the back and forth of guts. Added to this are juxtaposed or superimposed diagrams, signs, notations that link this dense, very complicated internal order to the order of the world. And to understand the order of the world, Giraldo has taken on the task of trying to articulate among them absolutely all the reading codes available to humanity, to penetrate their laws: Egyptian, Mayan, Hindu myths, Christian symbols, references to gnosis as well as astrology... The artist—who spends a lot of time in libraries, but also in front of the television—intends to embrace a universal knowledge. To do so, he tracks down the hidden logic that links all kinds of knowledge, both real and fantasy. For example, La Forme du Chérubin [The Cherub’s Shape] is a female body with the profile of an Egyptian figure and multiple arms like Shiva, her body contains two swastikas, respectively heart chakra and spirit chakra, and her crotch outlines the Silver Sword. One pin-up may have a halo, another may have the headdress of the Egyptian bull bearing the solar disc. Enter the labyrinth. Note the artist has provided mantras and classification tables to help—in principle—you find your way round, and that nothing equals the precision of his lists: maps of the pyramids or the engine rooms of the Titanic.
Descriptions of the sunken liner, as well as another set recounting Hitler’s flight to Latin America where he met Simpson-like characters, are in black and white, gathered in notebooks. Hitler’s adventures are exceptionally carried out in lead pencil in exquisite shades of grey that bring out the Nazi insignia and weapons in a dense black. It all makes sense. Hitler’s escape is inspired by historical fiction, and overlaps with real fact in the maritime history of the Second World War: the capture by a British ship, in 1941 in the South Atlantic, of the German cargo ship Babitonga as it was about to supply another German ship, the Atlantis. And according to certain beliefs, Soacha, near Bogota, is the very site occupied in antediluvian times by Atlantis, the sunken city...
GLOBAL FLOW
“I like form,” says Carlos Giraldo. And you can see him in the film about him drawing a line with a steady hand, without lifting it.The line divides, it divides a united space in two; when it closes in, it distinguishes a body from its surroundings. It tears it away from the undifferentiated, from the void of the blank sheet of paper, from the uninterrupted flow of the world. But form rarely remains simple, and for those who want to transcribe it as accurately as possible, other forms within form demand to be distinguished from one another. Significantly, Giraldo executes many of his drawings on tracing paper. Some contours are drawn on one side of the paper, others on the other, and appear in transparency. Extention of the line, the plane separates even more radically, and anyone who would like to miss nothing of his inventory must then jump from one side to the other, trace lines that separate on what has already been separated, at the risk, once again, of returning to chaos. “The universe has neither beginning nor end,” says the artist, whose work is subject to this perpetual renewal. The more vision specifies the figure, the more it divides it, the more the creator, whose gesture tears from the flow of the world, is carried away by this flow. And what if Giraldo were to offer us the purest paragon of all acts of creation?
Translation: Chloé Baker