Rien que des histoires Nothing But Stories
NOTHING BUT STORIES
Un couvre-feu, c’est un couvercle, et pour peu qu’on ait l’humeur à la calembredaine, un linceul. Tant se couvre le feu qu’à la fin il s’étouffe : vous et moi vivons cet étouffement du temps, inédit, imparable. Plus de cinéma, plus de cinémathèque, plus d’exposition d’images mouvantes. Plus rien de la chronologie dont se nourrit la chronique. On comprendra que je me tourne vers un autre visage du temps : celui qui ne coule pas mais se récite ou se sculpte, et qu’on appelle Histoire.
Pour le coup, ni chape, ni suaire : l’édition de cinéma se porte plutôt bien, je n’ai que l’embarras du choix. Pour ajouter à la légèreté de l’humeur, j’ai choisi deux livres qui font de l’histoire sur le mode de la chronique. Pas le grand récit majestueux des choses qui se sont produites, l’historia rerum gestarum. Non, des chroniques, au ras de l’événement, et à la singularité accentuée. Du classique, d’abord (du moins en apparence) : une enquête, par le biais d’entretiens avec les membres de son équipe, sur l’oeuvre parfaitement atypique de Hong Sang-soo. Hong a fait son premier long métrage à trente-six ans, et a enchaîné les suivants avec une régularité d’horloge : vingt-quatre en vingt-quatre ans, jusqu’à devenir le chouchou des festivals et la coqueluche des cinéphiles, en France spécialement. Ses films, de fait, ne ressemblent à rien d’autre, par leur sentiment d’improvisation, de capture malicieuse du temps qui passe et fait vibrer des émois, légers ou épuisants. Davantage que Rohmer, à qui on l’a trop facilement comparé, il a perfectionné un modèle unique, reposant sur des équipes minuscules, une petite troupe d’acteurs fidèles (et quasi bénévoles), des scénarios écrits à la dernière minute, des plans très longs, un montage au millimètre. Interroger ses techniciens, ses acteurs, ses diffuseurs aurait pu être une simple collecte d’informations. Ces Variations Hong Sang-soo, vol. 2 (venant après un premier volume, d’ordre critique [1]) sont bien davantage, et la douzaine de conversations, menées par des interviouveurs qui posent la bonne question quand il faut, touchent à ce qui fait vraiment sens. HSS se lève à quatre heures du matin pour écrire les dialogues du jour, que les acteurs doivent aussitôt apprendre par coeur. Il a mis un sérieux bémol sur le soju (non, ce n’est pas anecdotique). Son économie merveilleuse repose sur l’estime réciproque et l’absence de tout désir de faire fortune. Son esthétique n’est pas moins étonnante, faite de précision dans l’improvisation et de rigueur dans la confiance à l’aléa. Quiconque aime le cinéma de Hong en a éprouvé le côté aérien, imprévisible, farfelu souvent ; ce livre informé et complice nous révèle que tout cela est, en fait, dessiné dans un marbre invisible. Histoire du temps présent – au double sens de l’expression.
PETITE ÉPOPÉE
L’entreprise de Didier da Silva est plus folle (2). L’événement qu’il narre, minuscule par sa portée institutionnelle (un film court, d’un réalisateur peu connu), est présenté comme un coup de force technique et une percée esthétique majeure – et il finit par nous en convaincre. « Où étiez-vous pendant l’été 74 ? », demande lapidairement la quatrième de couverture. En cent-vingt pages, le livre nous répond que Pascal Aubier, lui, passait son été dans un coin des Cévennes, à construire, avec de vrais rails de chemin de fer et une armée d’amis et d’amateurs, un travelling de cinq cents mètres, pour tourner en un seul plan son court métrage le Dormeur (dont une copie en DVD est fournie). Inspiré du poème de Rimbaud, le film est une avancée aux bords d’une forêt et d’un clair ruisseau, jusqu’à l’apparition soudaine d’un corps de jeune homme allongé dans l’herbe. Il est pâle dans son lit vert où la lumière pleut, et il a, ça va de soi, deux trous rouges au côté droit.
Un film de copains, à coup sûr. Mais de sacrés copains, qui n’ont pas ménagé leur peine, comme le montre un second film, Puzzle, une sorte de making-of du premier, et largement aussi intéressant. Voir les bricoleurs aux tenues hippisantes caler leurs rails de chemin de fer au centimètre, au millimètre près ; voir Jean-Marie Lavalou manipuler sa première Louma (il vient de la co-inventer) ; voir finalement le plateau rouler, la caméra filmer, le réalisateur moustachu réaliser – c’est franchement joyeux : on voit bien que ce qui a passionné Aubier, c’est de surmonter l’infernale difficulté de ce chemin de fer provisoire dans un coin de petite montagne où rien n’est plat.
Da Silva a choisi le ton de la confidence pour raconter cette petite épopée. Il mêle, avec grâce, le présent de sa découverte du film (longtemps aux oubliettes) et de ses conversations avec le réalisateur, et le passé de l’équipée cévenole. L’époque des petits films fauchés qu’on faisait l’été parce qu’on ne pouvait se passer ni de l’été, ni du cinéma ; qu’on faisait en bande parce que c’était plus gai, mais qui sortaient tout armés de la tête d’un plus rêveur que d’autres ; dont la diffusion vous souciait comme une guigne.
Le soju de l’un, les moustaches de l’autre, est-ce bien de l’histoire ? Un historien scrogneugneu dira que non : tout au plus, mon brave, du matériau pour l’Histoire. Lanlaire : ce sont des récits, en effet, et qui charrient leur part de rhétorique, voire de fiction. Mais ils disent, autrement que l’historien sérieux, une époque, un milieu, une sensibilité. « J’y suis plus qu’eux, moi qui n’y étais pas », dit crânement Da Silva : une belle définition de la place de l’historien, à y bien penser. Aubier et Hong, cinéastes pur jus, sont sinon de la même famille, en tout cas de la même tribu. Ils méritent, c’est le moins, d’entrer eux aussi dans l’histoire, quelle que soit la largeur de la porte.
VAGABONDAGES
J’avais annoncé deux livres, mais je ne me retiendrai pas de dire le plaisir émoustillant que m’a causé celui, tout différent mais à sa façon virevoltante, historique aussi, de Vincent Amiel et José Moure. En l’intitulant Histoire vagabonde du cinéma (3), ils annoncent la couleur : on passe des horreurs aux rires, des documents aux points de vue, des visages aux paysages, des acteurs (et actrices) aux effets spéciaux, chacune des deux douzaines d’entrées traversant librement le siècle du cinéma, en en commentant quelques phares parmi les plus scintillants. L’ensemble est vagabond, à coup sûr, car les auteurs n’ont oublié aucun genre et choisi beaucoup de petites perles inattendues. Mais il n’est pas désinvolte et, si labyrinthique soit-elle, c’est bien à l’arrivée une histoire, et même une histoire totale de l’art du film – à condition d’accepter, comme le suggéra naguère un certain Godard, que l’histoire, c’est aussi des histoires.
n(1) Simon Danielou, Antony Fiant, Park Heui-Tae (dir.), les Variations Hong Sangsoo, vol. 2, De l’incidence, 2020, 258 p., 21 euros. (2) Didier da Silva, le Dormeur, Marest, 2020, 128 p., 25 euros. (3) Vincent Amiel et José Moure, Histoire vagabonde du cinéma, Vendémiaire, 2020, 616 p., 29 euros.
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A curfew, couvre-feu [literally “cover fire”] is a cover, and if you’re in the mood for a little punning, a shroud. The fire is covered to such an extent that in the end it is suffocated: you and I are experiencing this suffocation of time, unprecedented, unstoppable. No more cinema, no more Cinémathèque, no more exhibitions of moving pictures. Nothing left of the chronology on which the chronicle feeds. It will be understood that I am turning to another face of time: the one that doesn’t flow, but is recited or sculpted, and that is called History.
So, no lid, no shroud: film publishing is going quite well, I am spoilt for choice. To add to the levity of the mood, I chose two books that treat history in the mode of a chronicle. Not the great majestic tale of things that happened, the historia rerum gestarum. No, chronicles, flush with the event, and with an accentuated singularity. Classics, first of all (at least in appearance): an investigation, through interviews with members of his crew, into Hong Sang-soo’s perfectly atypical work. Hong made his first feature film at the age of thirty-six, and made the following ones with clockwork regularity: twenty-four in twenty-four years, until he became the darling of festivals and the darling of film lovers, especially in France. His films, in fact, are like nothing else, with their feeling of improvisation, of maliciously capturing the passing of time, and making light or exhausting emotions vibrate. More than Rohmer, to whom he has been too easily compared, he has perfected a unique model, based on tiny teams, a small troupe of faithful (and almost volunteer) actors, scripts written at the last minute, very long takes, millimetre precision — in the editing.
LITTLE EPIC
Interviews with his technicians, actors and broadcasters might have been a simple collection of information. There is much more to Variations Hong Sang-soo, vol. 2 (coming after a first volume [1] of a critical nature), and the dozen or so conversations, led by speakers who ask the right question when they need to, touch on what really
Pascal Aubier. « Puzzle ».
Film du tournage du / filming film of « Dormeur ». 1974
makes sense. HSS gets up at four o’clock in the morning to write the day’s dialogues, which the actors have to learn by heart immediately. He has put a seriously damper on the soju (no, this is not anecdotal). His wonderful economy is based on mutual esteem and the absence of any desire to make a fortune. His aesthetic is no less remarkable, made up of precision in improvisation and rigour in a trust in contingency. Anyone who loves Hong’s cinema has experienced its airy, unpredictable, often far-fetched side; this informed and complicit book reveals to us that all this is, in fact, etched in an invisible marble: a history of the present time—in both senses of the term.
Didier da Silva’s undertaking is crazier (2). The event he narrates, tiny in its institutional scope (a short film by a little-known director), is presented as a technical coup de force and a major aesthetic breakthrough—and he ends up convincing us of this. “Where were you in the summer of ’74?” the back cover asks stonily. In a hundred and twenty pages, the book answers that Pascal Aubier spent his summer in the Cévennes, building, with real railway tracks and an army of friends and amateurs, a five hundred-metre travelling shot of his short film Le Dormeur [The Sleeper] (a DVD copy of which is provided). Inspired by Rimbaud’s poem The Sleeper in the Valley, the film is a journey along the edge of a forest and a clear stream, until the sudden appearance of a young man’s body lying in the grass. He is pale in his green bed where the light falls, and he has, of course, two red holes in his right side.
A film made by friends, for sure. But they are quite some friends, who have spared no effort, as shown in a second film, Puzzle, a sort of making-of of the first one, and certainly just as interesting. Seeing the handymen in their hippyish outfits wedging their railway tracks to the centimetre, to the millimetre; seeing Jean-Marie Lavalou manipulating his first Louma (he had just co-invented it); finally seeing the set rolling, the camera filming, the mustachioed director directing—it’s definitely joyful: it’s clear that what fascinated Aubier was overcoming the infernal difficulty of this temporary railway in a corner of a small mountain where nothing is flat.
Da Silva chose the tone of confiding to tell the story of this little epic. He gracefully mixes the present of his discovery of the film (long forgotten) and his conversations with the director, with the past of the Cévennes region. The era of the little films made in the summer because we couldn’t do without summer or cinema; that we made in a gang because it was more cheerful, but which came out armed with the head of one more dreamy than the others; the distribution of which worried you like a sore thumb.
One man’s soju, another’s moustaches, is that history? A grumpy old historian will say no: at most, my good man, material for History. Go to hell: they are indeed stories, and they carry their share of rhetoric, even fiction. But they recount, in a different way from the serious historian, an era, a milieu, a feeling. “I’m there more than they are, I who wasn’t there,” says Da Silva with gumption: a fine definition of the historian’s place, if you think about it. Aubier and Hong, filmmakers pure and simple, are if not from the same family, then at least from the same tribe. They deserve, to say the least, to enter history too, no matter how wide the door is.
VAGABONDAGES
I had announced two books, but I shan’t refrain from saying how much I enjoyed the different but also historical whirlwind of a book by Vincent Amiel and José Moure. By entitling it Histoire vagabonde du cinéma [Wandering History of Cinema], (3) they set the tone: we wander from horror to laughter, from documents to points of view, from faces to landscapes, from actors and actresses to special effects, each of the two dozen entries freely crossing the century of cinema, commenting on some of its most scintillating luminaries.The whole is “wandering”, certainly, as the authors haven’t left out any genre and have chosen many unexpected little gems. But it isn’t glib, and however labyrinthine it may be, it is in fact a story, and even a total history of the art of film—provided one accepts, as a certain Godard once suggested, that history is also stories.
Translation: Chloé Baker
(1) Simon Danielou, Antony Fiant, Park Heui-Tae (ed.), Les Variations Hong Sang-soo, vol. 1, De l’incidence, 258 pp., 21 euros. (2) Didier da Silva, Le Dormeur, Marest, 128 pp., 25 euros. (3) Vincent Amiel and José Moure, Histoire Vagabonde du Cinéma, Vendémiaire, 616 pp., 29 euros.