L’art de l’effacement The Art of Effacement
Le tirage photographique est à l’honneur. En octobre dernier, le premier prix du tirage Collection Florence et Damien Bachelot fut décerné à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Dans la foulée, à l’Institut national d’histoire de l’art (Inha), s’est tenue la journée d’étude « Où va le tirage ? ». En novembre, Guillaume Geneste, fondateur en 1996 du laboratoire la Chambre noire, a reçu le prix Hip 2020 « Histoire de la photographie » pour son livre le Tirage à mains nues (Lamaindonne, 264 p., 25 euros), dans lequel il fait part de son expérience de tireur et publie des entretiens avec des photographes. À chaque fois, c’est moins le résultat, l’objet photographique, qui est mis en avant que le processus né de la rencontre d’un photographe et d’un tireur. Participant du tournant matérialiste du médium qui a marqué les années 2010, l’intérêt pour le tirage prouve ainsi que la matérialité de la photographie ne peut être envisagée sans les gestes qui la produisent. Mais cet intérêt, qui peut sembler tardif, a aussi des fins conservatoires. En effet, ces savoir-faire sont menacés de disparition. Avec l’arrivée du numérique, beaucoup de laboratoires argentiques ont dû fermer ou se rallier aux nouvelles techniques de tirage. À tel point que le photographe Michel Campeau a pu consacrer, au croisement de la recherche formelle et de l’élégie photographique, la série la Chambre noire (200510) aux traces des derniers laboratoires argentiques.
On aurait pourtant tort de considérer le tirage photographique contemporain écartelé entre l’argentique et le numérique ou entre la préservation et l’expérimentation. À lire et écouter les tireurs, ces catégories sont moins antagonistes que poreuses. Ainsi, le clivage entre l’argentique et le numérique s’avère-t-il artificiel. À l’Inha, la table ronde dédiée au tirage numérique était, de manière volontairement provocante, intitulée «Toujours tireurs ? ». Mais, quelques jours plus tôt à la BnF, le prix du tirage avait été attribué au photographe Clément Verger et au tireur Juan Cruz Ibañez pour une série d’impressions jet d’encre sur papier journal de photographies prises à l’argentique et converties en fichiers numériques. Bien sûr, les gestes et les outils ne sont pas les mêmes. Réaliser un tirage à l’agrandisseur, donc à partir d’un négatif, est une opération manuelle – le masquage, ou ballet des mains au-dessus du tirage – qui demande une attention simultanée à toutes les parties de l’image. Au contraire, la part la plus importante d’un tirage numérique est le traitement de l’image, à l’ordinateur, détail après détail – au risque de s’y perdre –, en amont de l’impression. Les outils Photoshop ont beau avoir l’apparence d’une main, cette dernière est, selon le tireur Philippe Guilvard, « virtualisée ».
Mais, fondamentalement, le métier est le même. Car, en argentique comme en numérique, il s’agit avant tout, d’après Geneste, qui semble se faire l’écho de toute la profession, de « savoir s’adapter aux volontés du photographe ». De fait, son laboratoire la Chambre noire tire aussi bien dans les deux techniques qui ont, chacune, leurs avantages et leurs inconvénients. À l’en croire, si le numérique permet de très bons tirages couleur, ce n’est pas encore le cas en noir et blanc. D’autres, comme Bernard Montjarret, qui sont passés au numérique, regrettent l’imperfection de l’argentique. En effet, le numérique est très contrôlé et aseptise l’image.
EXEMPTION DE CRÉATION
Le clivage entre préservation et expérimentation doit tout autant être dépassé. Le tirage n’est jamais un savoir-faire établi et figé. D’une part, les matériaux et les produits disparaissant ou étant remplacés, les tireurs sont obligés d’expérimenter. Cela vaut d’autant plus pour certains, par exemple Fabien Hamm et son laboratoire Vera ikona, qui font un travail archéologique de reconstitution et de documentation de techniques historiques ou anténumériques. D’autre part, si l’on reprend la définition du tirage donnée par Geneste, le tireur doit remettre son savoir-faire en jeu avec chaque nouveau photographe, voire chaque nouveau projet. Il faut donc, avec Michel Poivert, président du Collège international de photographie du Grand Paris (CIPGP) qui a initié le prix du tirage, distinguer entre « artisanat d’art » et « métier d’art » : le premier définit «des gestes et des pratiques inscrits dans une tradition immuable » tandis que le second « répond aux besoins les plus actuels de l’expression artistique » et « relance la créativité technique ». Mais, face aux demandes des photographes, les possibilités ne sont pas les mêmes. Les tireurs numériques sont contraints par les limites des machines qui n’acceptent pas des supports trop grands ou non conventionnels. En revanche, hybridant les techniques, Anne-Lou Buzot transcende les procédés historiques et produit des images qui ne ressemblent pas aux images d’époque (1). Si le tireur est un expérimentateur, le tirage est-il un acte de création et le tireur un artiste ? La réponse est unanimement négative. Geneste cite son confrère Carlos Barrantes : «Tu ne crées rien en tant que tireur car, justement, tu en es exempté. » Cette exemption de création rejoint l’« irresponsabilité » dont fait état Guilvard. Les tireurs se disent « au service » ou « dans l’ombre » du photographe. Payram, photographe et tireur réputé, ne s’offusque pas si son nom n’est pas mentionné sur le cartel d’une photographie qu’il aurait tirée et Geneste rappelle que « ce qui compte, c’est la qualité de la relation qui existe entre le photographe et son tireur, c’est tellement plus intéressant de parler de ce qui nous réunit plutôt que de s’affirmer ».
Je trouve que les tireurs pèchent par excès de modestie. J’entends bien qu’un tireur ne doive pas avoir de style afin de pouvoir épouser celui du photographe. Cela ne fait pas de lui un simple exécutant. Il doit faire montre d’empathie mais aussi de répondant. Il doit faire preuve de personnalité ou de sensibilité, comme on le dirait d’un musicien interprète. Mais pourquoi un musicien pourraitil être crédité comme interprète et non un tireur ? L’un et l’autre ne contribuent-ils pas à la réalisation de l’oeuvre même si, paradoxalement, le bon tireur est celui qui s’absente, celui qui s’oublie ?
(1) Sur l’usage contemporain des techniques historiques, voir l’article d’Héloïse Conesa, « L’épreuve de la matière. La résurgence des procédés anciens » dans la Photographie. Pratiques contemporaines, artpress HS n°52, novembre 2019.