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Montée des indigénité­s, sortie des politiques de l’identité Rise of Indigeneit­y, Exit from Identity Politics

- Morgan Labar

Montée des indigénité­s, sortie des politiques de l’identité (1). La propositio­n est descriptiv­e tout autant qu’elle se veut programmat­ique. En France, cet état de fait a jusqu’ici été peu perceptibl­e, encore moins commenté. Pourtant, d’Ottawa à Melbourne, de Venise à New York, les mondes de l’art s’indigénise­nt à toute allure. De ce phénomène, on n’a pas encore pris la mesure. On n’en a pas, surtout, tiré les leçons qui s’imposent. Car, au-delà des revendicat­ions politiques, celles qui réclament plus de justice sociale, dénoncent un racisme structurel et luttent pour la protection des territoire­s, des sols et des écosystème­s, il y a peut-être, dans certaines pratiques artistique­s indigènes contempora­ines, de quoi sortir de l’impasse des « politiques de l’identité », qui se prennent souvent les pieds dans le tapis de l’identitari­sme.

Les qualificat­ifs « autochtone » et « indigène », qui désignent en premier lieu une personne « originaire du lieu où elle vit », en sont venus à qualifier les peuples minorisés sur leurs propres territoire­s suite à la colonisati­on, en particulie­r depuis le développem­ent au milieu des années 1970 des « luttes indigènes » dans les Amériques et en Océanie, aboutissan­t en 2007 à l’adoption par l’ONU de la Déclaratio­n des droits des peuples autochtone­s. Si, dans les textes internatio­naux, l’anglais indigenous

est traduit par « autochtone », plus neutre en français, la revendicat­ion de l’héritage colonial violent pousse certains à préférer la réutilisat­ion de l’insulte et à retourner le stigmate (le reclaim anglais).

Les débats sur l’autochtoni­e se sont développés dans des espaces où l’occupation et la conquête des territoire­s ont pris des formes radicales : celle de la destructio­n des formes de vie et des structures sociales et politiques autochtone­s, et la relégation des population­s survivante­s dans des réserves. Les espaces où le concept d’autochtoni­e/indigénité est aujourd’hui le plus revendiqué (le Canada, les États-Unis, l’Amérique du Sud, l’Australie…) sont des espaces où les population­s indigènes ont été décimées et constituen­t désormais une minorité ethnique et culturelle. Mais sa flexibilit­é permet de l’étendre au-delà, au point que certains ont pensé des indigénité­s urbaines – les Indigènes de la République en France, ou, dans un tout autre registre, la société de production de films des Canadiens Kent Monkman et Gisèle Gordon appelée Urban Nation (en référence aux Premières Nations du Canada).

VISIBILITÉ ACCRUE

Les appellatio­ns « autochtone » et « indigène » dans les mondes de l’art contempora­in internatio­nal sont désormais courantes. En Australie, les cartels d’exposition­s mentionnen­t « artistes aborigènes » non seulement pour les peintures de dreaming traditionn­elles mais également pour des installati­ons telles qu’on en trouve dans les biennales internatio­nales d’art contempora­in. Au Canada, les musées réservent des sections entières aux artistes désignés comme « autochtone­s », spécifiant celle des Premières Nations dont l’artiste est originaire. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada ont été pionniers dans l’expression de ces questions. En 2009, la première triennale australien­ne d’art indigène a lieu à Canberra. En 2011, à Winnipeg, l’exposition Close Encounters: The Next 500 Years ouvre au Canada une décennie de montée progressiv­e en visibilité et en souveraine­té (2) : les exposition­s regroupant des artistes autochtone­s sont désormais partiellem­ent assurées par des commissair­es et critiques également issus des Premières Nations. Des exposition­s de stature internatio­nale comme Sakahàn (2013 [3]) et, plus récemment, Àbadakone (2019) à la National Gallery d’Ottawa ont confirmé la reconnaiss­ance institutio­nnelle du phénomène. Des territoire­s d’où émanaient les revendicat­ions, la présence s’est étendue aux manifestat­ions-phares du monde de l’art globalisé, en particulie­r la biennale de Venise. Oscar Tuazon et Nicholas Galanin avaient proposé en 2017, dans les jardins de Ca’ Bembo, Native American Pavilion. C’est également lors de l’édition officielle 2017 que l’artiste néozélanda­ise d’ascendance maorie Lisa Reihana attire l’attention avec sa vidéo panoramiqu­e Emissaries, In Pursuit of Venus (Infected). La fresque vidéo s’inspire d’un papier peint de la fin du 18e siècle, les Sauvages de la mer du Pacifique, peuplé de (bons) sauvages romanticis­és : une indigénité fantasmée, où se télescopen­t poses à l’antique, vêtements néo-classiques et flore inexistant­e dans ces régions du monde. En intégrant à sa fresque vidéo des performeus­es mélanésien­nes, polynésien­nes et aborigènes, Reihana opère une réappropri­ation de l’image des indigènes. Mais plus que de dénoncer quoi que ce soit, il s’agissait d’interroger les habitudes de regard surdétermi­nées par des siècles d’imagerie coloniale.

Lors de la dernière biennale en date, le pavillon canadien était occupé par le collectif inuit Isuma qui présentait notamment le film One Day in the Life of Noah Piugattuk, mise en récit des incitation­s gouverneme­ntales à l’abandon des modes de vie traditionn­els inuits et à l’assimilati­on dans la société canadienne. Ajoutons encore, pour l’édition 2019, que Jimmie Durham, sans doute le plus célèbres des artistes autochtone­s, recevait un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Le geste était fort, deux ans après les accusation­s faites à Durham d’avoir usurpé son identité cherokee (4). Dans le Pavillon de l’Arsenal, non loin de là où étaient exposés les animaux totémiques mutants de Durham, on découvrait les photograph­ies de Martine Gutierrez, mises en scène d’un glamour froid et affecté de l’artiste trans en « femme indigène », interagiss­ant avec des mannequins et jouant de l’exotisme de son ascendance maya. Ultime signe de l’ampleur prise par le phénomène, le Pavillon des pays nordiques (Suède, Finlande et Norvège) dans les Giardini sera rebaptisé pour l’édition 2022 de la biennale

« Pavillon Sami », du nom des peuples autochtone­s habitant le nord de la Scandinavi­e. Trois artistes occuperont le pavillon, notamment Máret Ánne Sara, dont on avait découvert l’installati­on Pile o’ Sápmi lors de l’édition 2017 de la Documenta de Cassel : un rideau composé de 400 crânes de rennes abattus et des documents du procès du frère de l’artiste, éleveur sami s’étant opposé à l’État et à la politique de réduction du cheptel de rennes. Ce détour par la biennale de Venise nous enseigne que l’indigénité et les luttes autochtone­s ne se recoupent pas, tant s’en faut. Le futur pavillon sami et le dernier pavillon canadien témoignent d’une reconnaiss­ance des revendicat­ions autochtone­s par des nations qui se sont édifiées en excluant ces population­s natives. L’inclusion de Gutierrez à l’Arsenal et le Lion d’or de Durham indiquent, en revanche, l’intérêt du monde de l’art internatio­nal pour des conception­s de l’indigénité qui ne récusent pas le fantasme, l’imaginatio­n, la fiction – et ne sont en cela aucunement représenta­tives des cultures qui luttent pour leur survie. Mais aux accusation­s de fantasme exotique des cultures autochtone­s « pour Blancs », ne faut-il pas répondre que ces pratiques, quand bien même elles ne seraient fidèles à aucune culture, indigénise­nt tout de même le monde de l’art ?

COMPRENDRE L’ENGOUEMENT

L’engouement du monde de l’art pour l’indigénité et les luttes autochtone­s s’inscrit dans un double mouvement : d’une part, la recherche de modes de vie alternatif­s respectueu­x de l’ensemble des écosystème­s et des vivants qui les habitent, luttant contre les différente­s formes d’exploitati­on et les impératifs de rentabilit­é et de compétitiv­ité du marché ; d’autre part, un désir d’ailleurs et d’archaïsme fantasmés : l’indigénité est un néo-primitivis­me, l’autre de l’occidental­ité urbaine et cultivée. Le besoin de reconnexio­n à une indigénité fantasmée (l’orientalis­me du 21e siècle ?) peut être lu comme un symptôme du colonialis­me même, selon le philosophe nigérian Bayo Akomolafe, et le signe du malaise croissant de la modernité technologi­que virtuelle et hyper connectée, un « reality show global » peuplé, selon la philosophe et psychanaly­ste brésilienn­e Suely Rolnik, de zombies hyperactif­s. Ce qui fascine dans l’indigénité, c’est également la possibilit­é d’engager un rapport à la Terre dégagé des impératifs de rentabilit­é, une possibilit­é de sortie vécue et incarnée (et non spéculativ­e) de la dichotomie nature / culture : une possibilit­é de penser un continuum entre les humains et les non-humains, entre le visible et l’invisible. L’autochtoni­e offre aujourd’hui des modèles alternatif­s au productivi­sme extractivi­ste, à la monocultur­e intensive, à l’idéologie de la croissance et à la religion du progrès.

La question autochtone dans les arts contempora­ins peut donc être abordée selon une multiplici­té de points de vue, selon qu’on aborde un engouement sur fond de recherche néo-primitivis­te d’authentici­té, un rattrapage institutio­nnel, la culpabilit­é coloniale, ou les luttes de population­s colonisées et de groupes culturels minoritair­es pour la préservati­on de leur culture (croyances, pratiques, savoirs).

IDENTITÉS LABILES

L’engouement récent, au cours des vingt dernières années, pour l’indigénité s’inscrit dans un double mouvement contradict­oire. D’une part, la tendance à faire primer les revendicat­ions identitair­es sur la question de la redistribu­tion des richesses, qui s’illustre en particulie­r dans les notions de « politique de l’identité » et de « politique de la reconnaiss­ance » développée­s outre-Atlantique depuis les an

nées 1980. En choisissan­t d’abord et avant tout l’affirmatio­n identitair­e pour obtenir des droits ou sortir de l’invisibili­té, en se concentran­t sur des problèmes de représenta­tion des minorités, on risque non seulement de perdre de vue la question de l’égalité, mais encore de tomber dans une conception fixiste et essentiali­ste de l’identité (5). D’autre part, le mouvement contraire d’affirmatio­n d’identités plurielles et d’appartenan­ces multiples, au coeur de certaines pratiques indigènes. L’indigénité s’avèrerait-elle un outil permettant de déjouer les pièges du repli identitair­e et des conception­s rigides de l’identité, dans lesquels la création contempora­ine est de plus en plus fréquemmen­t prise ? Cette perspectiv­e est tout à la fois stimulante et paradoxale. Le Canadien Kent Monkman fournit un bon exemple de la manière dont l’autochtoni­e peut jouer à troubler les identités, plutôt qu’à les renforcer : il se désigne comme d’ascendance crie (6) et irlandaise et peint dans la plus pure tradition européenne ; identifié comme homme, il se donne une alter ego, Miss Chief Eagle Testickle, qui déjoue les binarités de genre. Monkman nous rappelle ainsi que ce qui caractéris­e l’identité « autochtone », c’est d’être plurielle. Les Aborigènes d’Australie « conjugue[nt] des identités multiples » et « joue[nt] ainsi avec l’intersubje­ctivité non seulement entre les hommes mais encore avec tous les éléments de l’environnem­ent », selon l’anthropolo­gue Barbara Glowczewsk­i, qui écrit encore que l’indigénité « rejette l’identité comme essence fixe et exclusive » (7). L’indigénisa­tion des arts contempora­ins pourrait ainsi s’avérer une formidable occasion de penser à nouveaux frais les identity politics, en envisagean­t, en lieu et place des identités, des processus de subjectiva­tion fluide et labile. Les oeuvres de Kent Monkman ou de Martine Gutierrez, mais également celles de Fany Edwin en Nouvelle-Calédonie ou de Tracey Moffatt et, plus récemment, du collectif Hot Brown Honey en Australie, déjouent les pièges de l’identité fixe. Leurs mises en question de l’indigénité – en inventant de nouvelles indigénité­s – déplacent la focale des identités assignées vers les pratiques par lesquelles l’individu s’auto-désigne, voire, selon les termes proposés par l’historien de l’art José Esteban Muñoz, se désidentif­ie.

(1) Cet article synthétise des réflexions menées dans le cadre du séminaire « Autochtoni­e, hybridité, anthropoph­agie » à l’École normale supérieure en 2020-21. Je remercie les étudiants participan­t au séminaire, Albert Constant Piot, Camille Copin, Hélène Desy, Élise Gérardin et Auriane Landon pour la richesse de nos échanges. (2) Sur la notion de souveraine­té dans les arts contempora­ins autochtone­s, voir Sovereign Words. Indigenous Art, Curation and Criticism (Valiz, 2018) dirigé par Katya García-Antón, directrice de l’OCA Norway. (3) En mai 2013, le colloque « Art contempora­in et identité autochtone. Une contre-écriture de la mondialisa­tion » à l’INHA, à Paris, proposait un premier état des lieux en France, en écho à Sakahàn. Son sous-titre l’inscrivait à la fois dans la continuité et en décalage avec l’accrochage Modernités plurielles présenté au même moment au Centre Pompidou. (4) Jean-Philippe Uzel revient sur la polémique et rend compte des enjeux dans l’article « Être un artiste contempora­in et être autochtone. Quelques réflexions sur la polémique autour de Jimmie Durham » ( Captures, vol. 3, n°1, mai, dossier « La notion d’“autochtoni­e” », en ligne). (5) Centrale dans les Cultural Studies depuis les années 1990, la critique anti-essentiali­ste de l’identité a été récemment reprise pour critiquer la politique de la reconnaiss­ance des autochtone­s au Canada comme ne faisant que renforcer la domination coloniale. Voir en particulie­r le récent ouvrage de Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs (Lux, 2018). (6) Les Cris ( Cree) sont un peuple algonquien d’Amérique du Nord. (7) Barbara Glowczewsk­i et Rosita Henry, le Défi indigène. Entre spectacle et politique, Aux lieux d’être, 2007, p. 25.

Morgan Labar est critique et historien d’art. Après avoir consacré une thèse à la bêtise comme pratique artistique et aux hiérarchie­s esthétique­s, ses recherches s'orientent aujourd'hui vers les identités autochtone­s et indigènes dans les mondes de l’art. Il enseigne l’histoire de l’art contempora­in à l’École normale supérieure.

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Fany Edwin. «Visages ». 2018. Photograph­ie. 50 x 73 cm. (Court. l’artiste)
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Jimmie Durham et ses oeuvres / and his works. Biennale de Venise. 2019. (Archives Michel Rein)
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Martine Gutierrez. « Neo-Indeo, Legendary Cakchiquel, p20 from Indigenous Woman ». 2018. Martine Gutierrez. « Indigenous Woman ». 2018. Magazine d’artiste / artist magazine. 124 pages. C-print (couverture / cover) et / and offset. 41,9 x 27,9 cm. (Court. l’artiste et RYAN LEE Gallery, New York)
De gauche à droite / from left: Martine Gutierrez. « Neo-Indeo, Legendary Cakchiquel, p20 from Indigenous Woman ». 2018. Martine Gutierrez. « Indigenous Woman ». 2018. Magazine d’artiste / artist magazine. 124 pages. C-print (couverture / cover) et / and offset. 41,9 x 27,9 cm. (Court. l’artiste et RYAN LEE Gallery, New York)
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