Écouter la révolution Listening to Revolution
Ramasser une conque pour y écouter le bruit de la mer, tel est le geste qu’examine l’artiste Minia Biabiany (née en Guadeloupe, en 1988) dans la vidéo Pawòl sé van (2020). Présentée dans l’exposition J’ai tué le papillon dans mon oreille (2020, Le Magasin des horizons, Grenoble), le film a pour thème l’attention aux sons qui nous entourent. Pour Biabiany, les voix et les forces de la nature portent des messages, et elle veut « apprendre à les entendre à nouveau ».
Dans l’un des moments les plus frappants de Pawòl sé van, une personne debout, de profil, tient contre l’oreille et d’une main une conque marine commune dans les eaux tropicales : conique, rose, rugueuse à l’extérieur et brillante à l’intérieur. Le cadrage de Biabiany focalise l’attention sur la conque. Celle-ci (également nommée lambi) cache les yeux du personnage ; cette position renvoie à l’histoire qui nous est racontée : « Ne plus voir, fermer les yeux... Zié wouvè paka vwè ». Passant du français au créole, ces mots sonnent comme une provocation : fermez vos yeux, on ne voit rien les yeux ouverts…
Pawòl sé van est une invitation à écouter. Les choix esthétiques de Biabiany contribuent à réorienter notre attention, à faire d’une expérience visuelle une expérience auditive. Afin d’accompagner cette transformation, l’artiste alterne des images de paysages avec des plans totalement noirs. La forme de la conque, proche d’une corne, la relie également à la question du son : facile à prendre en main, elle se prête parfaitement à la transmission des ondes sonores. À notre oreille, on y entend le vent tourbillonner et les vagues rouler. Lorsqu’on y souffle, le lambi devient trompette. Toucher, tenir, écouter la conque suscite des sensations à de multiples niveaux. C’est une expérience véritablement incarnée.
NI PEUR NI LIMITES
Les peuples indigènes du monde entier connaissent les instruments à vent – en particulier ceux qui ont recours à la faune marine. Depuis des siècles, on se sert de conques pour créer des tonalités harmoniques et annoncer des rituels sacrés. Les Marrons, à l’origine d’anciens esclaves en fuite qui se constituent en peuple noir autochtone des Antilles, s’en servaient pour communiquer entre eux à longue distance. En témoigne à Port-au-Prince
le Nèg Mawon (le Marron inconnu en français), une sculpture publique commémorant la révolution haïtienne. En d’autres termes, la conque est un outil de communication immémorial, dont l’air est le carburant. Pawòl sé van décrit précisément ce mouvement de l’air en langue créole. Le vent, nous dit-on, ne connaît ni peur ni limites (« van paka pé / van ka woulé »), il surgit tantôt comme une douce brise, tantôt comme un ouragan déchaîné.
Aux deux extrémités du spectre, il y a l’air, essentiel à la vie sur terre et dans l’eau.
Les artistes s’intéressent depuis longtemps aux relations entre le monde marin et le monde terrestre. Ce trope apparaît par exemple dans la série Transformations (2014-16) de Nadia Huggins, où la mer fonctionne comme marqueur de sa patrie tropicale. Dans ses diptyques photographiques sous-marins, le corail devient une extension du corps humain. De la même manière, la photographe Ingrid Pollard utilise la vie marine dans la série Self-Evident (1995). Un personnage y porte une conque à son oreille, les yeux fermés, la tête penchée comme vers un téléphone attendant qu’on lui parle. Dans l’image, prise sur une plage, les vagues figurent comme un rappel des propriétés sonores de la conque. Le lambi porte la mémoire de l’eau. Ces références à l’eau résonnent avec le lieu où Pawòl sé van a été filmé : l’île franco-caribéenne qu’est la Guadeloupe.
Le nom indigène arawak (1) de la Guadeloupe, Karukera, signifie en effet « île aux belles eaux ». Mais la vidéo de Biabiany est surtout tournée sur terre : pas d’océan ni de mer en vue. La caméra saisit au contraire de vastes panoramas de la campagne guadeloupéenne, ou des gros plans du sol. Zoomant vers l’avant ou vers l’arrière, Pawòl sé van nous exerce à écouter les choses, grandes et petites. Dans un plan large, le vrombissement collectif des insectes et des grenouilles, invisibles à l’écran, s’unit en un choeur et les amène à notre perception : cette affirmation tonitruante est essentielle au propos de l’artiste.
De fait, la vidéo dénonce la pollution de la vie terrestre par le Képone, un insecticide toxique employé dans l’agriculture industrielle (2). La molécule du Képone, le chlordécone, s’infiltre profondément dans le sol et ses effets nocifs peuvent durer des siècles. Invisible à l’oeil nu, elle affecte aussi l’eau de la mer, celle des rivières, jusqu’à celle du robinet. C’est cette violence écologique qui fait l’objet du film : bien après son interdiction en France métropolitaine, le Képone a continué d’être exporté vers les Antilles françaises. Le travail de journalistes, d’universitaires, de militants et d’artistes a contribué à qualifier cet empoisonnement délibéré de génocide silencieux. Vivant elle-même en Guadeloupe, Biabiany exprime son message dans les deux langues locales, le français et le créole. Le titre créole du film peut se traduire par : « Les mots sont le vent. » L’artiste nous invite ainsi à écouter le message ( pawòl) transmis par le vent ( van). Sa vidéo vise à révéler le préjudice causé et à demander réparation. Écouter attentivement, comme avec la conque, contribue à ce travail de fond.
Le créole occupe également le paysage sonore de Pawòl sé van d’autres manières, par exemple au moyen de références à la chanson Mésié Kriminel du musicien créole Eugène
Mona, que cite la fin du film : « Florézon an pa fasil sé mésié kriminèl la paka joué (3). » Né en Martinique, Mona s’est rendu célèbre par son génie lyrique, comme promoteur de la culture créole (4) et comme flûtiste – un autre instrument à vent. En citant cette figure emblématique de la musique créole, Biabiany enracine son film dans des modes de communication et de revendication antillais.
VOIX COLLECTIVE
À mesure que croît notre attention à la justice raciale, économique et environnementale, nous comprenons mieux pourquoi les artistes s’expriment si fortement sur la pollution. Des vies, des modes de subsistance sont en jeu. La photographie d’Anaïs Verspan Et si l’espace muséal était une Kaz 1 (2017) permet d’approfondir l’enquête sur les conséquences désastreuses du chlordécone. Des personnes s’y font tirer le portrait au milieu de bananiers contaminés. La même catastrophe écologique est également documentée par le triptyque de performances Kepone Experiment de Stéphanie Melyon-Reinette (5). De la même manière, aux États-Unis, l’artiste LaToya Ruby Frazier a pris position en faveur de la justice environnementale lors de la crise de l’eau à Flint, dans le Michigan. Non contente de documenter le désastre dans Flint is Family (2016), elle a elle-même approvisionné en eau les personnes affectées par la contamination. Dans ses travaux antérieurs, Frazier documentait également sa jeunesse dans la région polluée de Braddock, en Pennsylvanie. Dans toute la diaspora africaine, les artistes apportent leur énergie au changement. Les flux pollués nous sensibilisent à l’iniquité des relations spatiales. Biabiany et les artistes présentées ici envisagent l’expérience humaine comme relationnelle et sensible à l’espace. En insistant sur le son, sa vidéo rejoint également la voix collective et convalescente d’un génocide silencieux. Elle vise à démontrer que le son peut avoir des conséquences. Fermer les yeux… Zié wouvè paka vwè.
Traduit de l’anglais par Laurent Perez
(1) Nom des peuples amérindiens des Antilles. (2) La France et les États-Unis ont reconnu la nature toxique de la chlordécone en 1972. Cet insecticide continuera cependant d’être utilisé dans les Antilles françaises, légalement ou illégalement, au moins jusqu’en 2003. (3) La transcription du titre varie selon les sources : Misié, Mésié, Missie, Misye, etc. (4) Eugène Mona (1943-1991) a également joué le rôle de Douze Orteils dans le film d’Euzhan Palcy Rue Cases-Nègres (1983). (5) Stéphanie Melyon-Reinette, « Kepone. A Performance Triptych Against Soil Poisoning », Seismopolite. Journal of Art and Politics, 2016, en ligne.
Dr. Yasmine Espert enseigne au Spelman College, université d’Atlanta. Elle contribue notamment à Public Books et Nka: Journal of Contemporary African Art. Cette année, elle est professeur invitée à l’École normale supérieure, Paris.