Roméo Mivekannin, l’intercesseur The Intercessor
Roméo Mivekannin peint sur des toiles libres des scènes qui, pour certaines, reprennent des compositions d’oeuvres plus ou moins célèbres de l’histoire de la peinture, choisies, entre autres, parmi celles qui figuraient dans l’exposition le Modèle noir (1). Dans ce cas, elles sont de grand format, de façon à ce que les figures soient à échelle humaine, donc parfois plus grandes que les tableaux originaux. D’autres fois, l’image s’inspire de photographies de l’époque coloniale, colon posant le pied sur le corps d’un enfant noir couché devant lui, petite fille parquée dans un zoo humain à qui une dame offre en souriant une banane. Celles où un soldat (portugais, américain), pas méchant, se fait prendre en photo en train de pincer les tétons d’une jeune fille noire, petit souvenir qu’il rapportera à la maison, sont à peine moins ignobles. L’artiste introduit dans ces remakes un élément troublant : sur un ou plusieurs des corps représentés, principalement les corps noirs, c’est sa propre tête qu’il pose. Il copie pour cela des photographies de lui-même à différents âges afin de les faire correspondre (toujours un peu de guingois !) à des corps d’enfants ou d’adultes. Quand sa tête est posée sur un corps féminin, l’effet est plus dérangeant. On pense à ces panneaux de fêtes foraines où le badaud était invité à passer la tête dans un trou au-dessus d’un corps peint burlesque. L’impression oscille entre érotisme et grotesque. La tête est toujours tournée vers le spectateur. Éric Dupont écrit que l’artiste « nous dévisage », comme s’il nous demandait ce que nous pensons, aujourd’hui, du voyeurisme qui avait autorisé ces images. Mais l’expression est aussi remarquable : jamais un sourire, parfois l’air renfrogné de celui qui n’avait pas envie qu’on le prenne en photo, il est là, mais en même temps « ailleurs ».
UN VISAGE
Mivekannin est béninois, venu en France en 2004 pour étudier l’architecture et apprendre l’ébénisterie, avant de finalement s’engager dans une pratique artistique. On pourrait ajouter à sa formation une connaissance en anthropologie. Habitant Toulouse, l’artiste retourne fréquemment au Bénin où il étudie de près les pratiques vaudou. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ses oeuvres actuelles combinent étroitement les cultures entre lesquelles il se tient. Pourquoi peindre sur des toiles libres, la plupart rapiécées ? Parce que, répond-il, il admirait celles de Claude Viallat lorsqu’il était étudiant. On sait que quelquesuns des artistes de Support-Surface travaillaient volontiers sur des supports trouvés, usagés. Mivekannin a d’abord peint sur des tissus wax qu’il couvrait de signes. Les oeuvres actuelles sont réalisées sur des tissus trouvés en France, souvent des draps brodés, mais traités à sa façon, imprégnés d’un « élixir » vaudou. Pourquoi n’utilise-t-il que de la couleur noire ? Pour éviter le stéréotype qui associe automatiquement les productions africaines à des objets très colorés. Il explique : lorsqu’on est un jeune artiste venant d’Afrique et débarquant dans le monde de l’art contemporain, « on essaye de se faire aimer, on a tendance à faire ce qu’on attend de vous, alors il faut se dépêtrer de ça ». Je n’ai pas posé la question, mais il me semble que la multiplication de sa propre tête est une façon d’éviter un autre cliché associé à l’art africain, à savoir le masque ; à la place, il propose un visage. Il y a quelques années, un ensemble d’autoportraits photographiques le présentait masqué, notamment badigeonné de blanc. Il apparaît désormais démasqué. J’ai envie de dire qu’il a trouvé sa place. « Intercesseur entre la tradition dont j’ai hérité et le monde qui s’offre à moi », ainsi se définit-il.
De tous les sujets relatifs aux origines ethniques, aux identités culturelles, au racisme, Roméo Mivekannin parle avec une pondération rare aujourd’hui. Certes, il raconte comment une dame chargée de le conseiller dans son orientation a commencé par le décourager sous prétexte « qu’il n’y avait pas d’architecte noir » ! De toute façon, lui-même a vite compris que ce qu’il aimait, c’était d’avoir la main en prise sur le matériau, et à l’école d’architecture, c’est un professeur, Patrice Charton, frappé par la qualité de ses dessins, qui l’a encouragé à poursuivre dans cette voie. Une de ses peintures représente Behanzin, ses trois femmes debout, ses trois filles (2019). Roméo Mivekannin est un descendant direct de Béhanzin, dernier roi du Dahomey (aujourd’hui le Bénin), héros de la résistance contre les Français, déporté en Martinique, mort en exil. Mais l’artiste évoque le personnage sans chercher à bâtir un mythe : Béhanzin, comme bien d’autres souverains africains, était un esclavagiste. Et il se trouve par ailleurs que l’un de ses fils fut le premier avocat noir inscrit au barreau de Paris. Mivekannin a représenté celui-ci dans une autre toile, auprès de son épouse, fille d’un diplomate argentin.
OBJET DE DÉSIR
Son effigie nomade, l’artiste ne la place pas que sur les corps de femmes et d’enfants noirs humiliés, d’esclaves au dos lacéré par le fouet, enchaînés et condamnés à la pendaison. C’est toujours lui qui nous regarde tandis que le corps s’ouvre aux balles des soldats du Tres de Mayo d’après Goya (2020), lui qui affiche l’attitude souveraine de la naine dans les Ménines d’après Velásquez (2020). Je m’en étonne. Dans les oeuvres originales, ces figures sont blanches. Le peintre répond que ce qui l’intéresse, c’est d’être dans la position du corps qui a fonction d’être objet du désir. Or, s’il est vrai qu’il n’hésite pas à s’exposer en Vénus d’Urbino d’après Titien (2021) ou en Odalisque d’après Ingres (2020), il sait également que la nature humaine est ainsi faite que le corps méprisé, moqué, sacrifié, l’est aussi pour être, dans l’inconscient, objet de désir. Le peintre a trouvé sa place, et il l’a bien choisie.
(1) Le Modèle noir, Musée d’Orsay, 26 mars - 21 juillet 2019.
Roméo Mivekannin
Né en / born 1986 à / in Bouaké, Côte d’Ivoire
Vit et travaille entre / lives and works between Cotonou, Bénin, et Toulouse
Expositions personnelles / Solo shows:
2021 Galerie Cécile Fakhoury, Dakar (27 mars - 5 juin) 2020 Galerie Éric Dupont, Paris ; Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire
2018 ENSA Toulouse
Expositions collectives / Group shows:
2020 MAM Galerie Mario Mauroner, Vienne, Autriche ; Biennale de Dakar, Sénégal
Ci-contre / opposite:
«“Soldat américain avec ses mains sur les seins de deux jeunes filles”, Papouasie-Nouvelle-Guinée, 1944 ». 2020. 247 x 258 cm. Pour toutes les oeuvres / all works: Acrylique et bains d’élixir sur toile libre / acrylic and elixir baths on free canvas. (Pour toutes les images / all images: Court. galerie Éric Dupont, Paris)