À l’Est : jeunes nations, vieilles tentations In the East: Young Nations, Old Temptations
S’il y a une vingtaine d’années, nous parlions tous de globalisation (le réseau internet avait tout juste commencé à nous connecter en temps réel avec le reste du monde), il aura fallu attendre le milieu des années 2010 pour que l’héritage colonial devienne un sujet ouvertement discuté. Mais tous les pays ne partent pas sur un pied d’égalité lorsqu’il s’agit d’étudier leur histoire sous cet angle. Ainsi, les études postcoloniales préfèrent souvent les continents africain et sud-américain aux différents pays nés après 1990 de l’effondrement de l’Union soviétique. Il faut admettre que, dans les domaines qui nous intéressent – l’art et l’art contemporain –, l’Asie centrale et le Caucase sont peu représentés dans les
nmusées d’Europe de l’Ouest, et ils peinent encore à se présenter régulièrement à la biennale de Venise. Pourtant, dans ces États à peine trentenaires, les artistes questionnent au quotidien leur langue maternelle, les traditions ancestrales, le folklore populaire et les frontières géographiques dans une quête d’identité qui peut devenir dangereuse si elle tombe entre de mauvaises mains.
INFLUENCE RUSSE
Il faut rappeler que si l’Union soviétique contrôla le Caucase et l’Asie centrale durant la plus grande partie du 20e siècle, ce furent des territoires de conflits entre la Russie et l’Angleterre dès le début du 19e. Bref, aborder ces jeunes nations nées il y a une trentaine d’années de l’éclatement de l’URSS, c’est, en même temps, observer près de deux siècles d’histoire coloniale et de domination. Aujourd’hui encore, l’influence économique, politique ou diplomatique de la Russie est quotidienne (il suffit, pour s’en convaincre, de regarder le rôle d’arbitre joué par la Russie dans le dernier conflit armé entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie). Pas étonnant donc, lors de mon premier voyage en 2015 (1), d’entendre dans toutes les bouches des artistes du Kazakhstan, d’Ouzbékistan ou du Kirghizistan le mot identité. Chacun me parlait de recherche d’identité pour m’expliquer son travail, et il faut admettre que leurs oeuvres furent ma vé
ritable école de culture générale centre-asiatique. Galim Madanov et Zauresh Terekbay m’expliquaient les lettres de l’alphabet (2), Saule Dyussenbina me racontait Kurmangazy (3) et le drame des saïgas (4) tandis qu’un bon tiers des artistes ouzbeks me montraient leurs oeuvres inspirées par une unique photographie en couleurs d’Alim Khan (1880-1944), le dernier émir de Boukhara. Ainsi, pour comprendre leur art, il faut connaître un minimum l’histoire de la région. Mais, après deux siècles de domination étrangère, il s’agit aussi, pour ces États, d’écrire une histoire nouvelle qui se fonde sur un passé lointain, mal connu et parfois fantasmé.
Tout l’art d’Asie centrale et du Caucase n’est pas uniquement en lien avec le passé : il est aussi une information critique sur l’actualité de pays qui sont rarement un exemple de démocratie et de liberté de la presse. Et cela explique pourquoi les artistes prennent régulièrement le rôle de critique de la société. Ils sont les seuls à dénoncer visuellement certains scandales. Ainsi, lorsque Saule Dyussenbina réunit Pouchkine et Kurmangazy sur un motif de papier peint kitsch à souhait (un de ses projets artistiques consiste à créer des décors parfaits pour oligarques incultes, tel son papier peint détournant le logo Chanel), c’est en lien direct avec la répression homosexuelle au Kazakhstan (5). Et plus leurs critiques sont vues et visibles, plus on peut espérer en l’avenir du système démocratique dans ces pays. Mais l’art s’approche parfois de la caricature comme on en trouve dans la presse, ce qui crée pour l’artiste le risque d’être reconnu moins pour la qualité esthétique de son oeuvre que pour un travail d’opposant politique.
JUSTE UN REPORTAGE
Pire, dans une dictature, toute oeuvre peut être utilisée par l’État contre un artiste qui n’aura pas son mot à dire. Il en est ainsi d’un livre d’Umida Akhmedova publié en Ouzbékistan en 2010. La photographe y déroule un choix d’images représentant la vie quotidienne des habitants dans la campagne ouzbek. Rien de critique, d’humiliant ou de condescendant, juste un reportage représentant la belle jeunesse d’un pays en développement. Akhmedova fut arrêtée et le livre interdit car, selon l’État, il donnait à voir un « Ouzbékistan de Moyen Âge » et son procès déclencha une campagne internationale qui démontra que, si l’Ouzbékistan avait en effet quitté l’obscurantisme moyenâgeux, il était, avant tout, une dictature contemporaine.
J’ai eu la chance de rencontrer de nombreux artistes et de partager avec eux des conversations allant au-delà de l’art. Jamais je n’ai entendu de propos radicaux ou racistes mais j’ai souvent fait face à un gentil patriotisme légèrement aveugle. Et j’ai aussi dû comprendre que la nouvelle narration historique voulue par
les États et le fantasme collectif pouvaient se rejoindre. Mais comment peut-on reprocher à un artiste ou un commissaire d’exposition la fierté de participer à la naissance d’un pays en y apportant de la culture, une connexion avec un passé oublié et refoulé, le sentiment d’appartenance à une aventure longtemps réprimée et un peu de mauvaise foi ? Dans le discours et dans les oeuvres, on trouve donc une sincérité évidente qui ne peut être remise en cause et, qui plus est, si les artistes ne se chargent pas d’exhumer ou de protéger le patrimoine culturel de leurs pays, ce ne sont pas les gouvernements corrompus ou obsédés par l’argent facile qui s’en chargeront. Mais, dans le même temps, les artistes participent à la fa
brication d’une histoire tronquée ou livrent des clichés agréables sur l’histoire de leur pays. Nicolas Boulard est un artiste français qui fait des oeuvres à propos du vin ou du fromage. Il fait cela de manière intelligente et ironique, avec de subtiles références à Marcel Duchamp et au minimalisme américain. Qu’il soit né à Reims lui confère même une certaine légitimité – mais est-il un autochtone pour autant ? Ses méthodes sont proches de celles de Farhad Farzaliyev, un artiste qui joue avec les codes de la société azérie, inventant un « burger » fait de la superposition d’un portefeuille bien rempli, de cigarettes de marque rare et de clés de voiture de luxe – soit l’apanage de tout nouveau riche posé de manière
ostentatoire sur les tables des restaurants. De son côté, Jean-Pierre Raynaud a largement démontré sa fascination pour les drapeaux, les transformant en véritables tableaux (là encore, avec une certaine dose de ready-made) tandis que, de leur côté, Elena et Victor Vorobiev aiment à jouer avec les couleurs de l’oriflamme kazakh (ils photographient l’usage du « bleu et or » pour démontrer l’omniprésence des couleurs nationales dans le paysage urbain kazakh). Enfin, Rashid Nurekeyev ira jusqu’à peindre une faucille et un marteau dans ces mêmes couleurs – histoire de montrer à quel point, trente ans après, rien n’a vraiment changé. Ils se moquent tous, évidemment, d’un certain patriotisme facile et s’amusent avec des clichés (vin, fromage, symboles nationaux). Mais lorsqu’un centre d’art contemporain de Bakou, Yarat, affiche sur toute sa façade le drapeau azerbaïdjanais en plein conflit avec l’Arménie, ce n’est pas une oeuvre d’art, c’est de la propagande (6).
Le problème ne vient pas uniquement de l’intérieur du pays et des difficultés à créer ou exposer librement, mais aussi de l’extérieur, qui favorise un certain type d’art entre clichés touristiques rassurants et caricature politique facile. L’idée d’un art autochtone – c’est-àdire produit par des membres des ethnies originelles de ces pays – prend alors tout son sens. Ainsi, les commissaires d’exposition occidentaux apprécient particulièrement les oeuvres d’Almagul Menlibayeva car elle donne à voir la steppe désertique, les ruines du com
munisme, le désastre nucléaire, les médersas de Samarcande et de belles jeunes femmes asiatiques montées sur des chaussures à talon aiguille. C’est aussi le problème des élites et oligarques intérieurs qui manquent d’éducation ou de courage et continuent d’acheter des représentations exotiques ou de jolis bricolages à base d’ornements traditionnels.
DOUBLE SENS ET IRONIE
Même avec la meilleure volonté, même avec le temps de la recherche et de l’étude pour comprendre les fondements d’une oeuvre, nous continuons de porter un regard d’étranger, pas forcément un regard de colon, mais certainement pas celui d’un autochtone. Et si un artiste répond à nos envies, cela suffit. Tout cela devient alors un paradoxe – une contradiction insoluble à l’intérieur même du sujet et des oeuvres d’art. En abordant ces pays sous l’aspect postcommuniste ou postcolonial, on leur donne une excuse pour affirmer une identité nationale car, après avoir été contrôlés et réprimés durant deux siècles, il est naturel de vouloir s’exprimer. La question est donc de savoir si un art postcolonial ne contient pas, en soi, les racines d’un patriotisme capable, en un tour de main, de se transformer en revendication politique radicale ? L’art contemporain, fait de doubles sens et d’ironie, peut facilement être instrumentalisé – tant ses significations (et apories) sont multiples. Ces dernières années, le nouveau mot que l’on retrouve sur toutes les lèvres des artistes et critiques est « autocensure ». La quête d’identité n’est pas finie pour autant mais, alors que des conflits éclatent, que les dictateurs campent sur leurs positions incertaines et que les frontières se ferment (pandémie oblige), mieux vaut faire attention et ne pas parler trop fort. Car même une quête d’identité bien intentionnée peut toujours être mal interprétée. n
(1) Le Goethe-Institut m’a chargé d’étudier les transformations, dans le domaine de l’art, issues de la chute de l’empire soviétique. Voir mes articles « Asie Centrale. Voyage en uchronie », artpress n°419, février 2015, et «Vent d’Est. L’art en ex-Union soviétique », artpress n°450, décembre 2017. (2) Certaines anciennes républiques soviétiques ont gardé l’écriture cyrillique. D’autres ont préféré les caractères latins en y ajoutant quelques lettres spécifiques aux nouvelles langues nationales tandis que l’Arménie ou la Géorgie sont retournées vers des alphabets historiques. (3) Sagyrbaev Kurmangazy (1823-1896), célèbre compositeur kazakh. (4) Antilope eurasiatique. En 2015, 120 000 animaux de cette espèce moururent subitement de manière inexpliquée dans la steppe. (5) Un bar gay se trouvait au coin des rues Pouchkine et Kurmangazy à Almaty. Il fut condamné après avoir réalisé une campagne publicitaire mettant en scène un baiser « à la russe » entre les deux figures historiques. (6) Voir l’article «The Aliyev influence: how nepotism and self-censorship rule Azerbaijan’s art scene » de Lucía de la Torre dans le Calvert Journal, en ligne.
Thibaut de Ruyter est critique d’art et commissaire d’expositions. Il vit et travaille à Berlin.