le vide et le plein
C’est notamment Pline l’Ancien qui, dans son Histoire naturelle, relate cette anecdote fondatrice. Zeuxis, approché par une délégation de la ville de Crotone, fut chargé de peindre un tableau représentant Hélène de Troie à destination du temple d’Héra Lacinia. Ne trouvant pas de modèle dont la beauté serait comparable à celle de la légendaire troyenne d’adoption, il demanda aux habitants de Crotone qu’on lui amène les cinq plus belles jeunes filles de la cité. Il copia chez chacune d’elle ce qu’elle avait de plus beau et composa ainsi son Hélène, avec les « morceaux » les plus remarquables qui soient.
À quelque chose près, et non des moindres, qui est la beauté, l’anecdote de Zeuxis est comparable à l’histoire du Golem dans la tradition hébraïque d’Europe centrale. Il s’agit pareillement d’assembler un corps à l’aide d’argile, ou de morceaux de cadavres pour le monstre de Frankenstein, dont l’histoire s’inspirerait de la kabbale juive.
Née en Roumanie en 1979, mais vivant depuis 1997 aux États-Unis, Andra Ursuta a montré ses sculptures à la biennale de Venise organisée en 2019 par Ralph Rugoff. Ses oeuvres empruntent en partie leurs formes au cinéma fantastique, toutefois moins à Frankenstein qu’à Alien ou Predator, dont elle utilise des fragments des créatures extra-terrestres (tête au crâne allongé d’Alien, chevelure qui devient une extension des pieds de Predator).
Son exposition à la galerie Zwirner Paris s’intitule Void Fill, titre à la sonorité très expressionnisme abstrait, très « newmanienne » et new-yorkaise, ville où Ursuta vit depuis 1999. Cette exposition à Paris est sa première chez Zwirner. Elle désirait particulièrement se mesurer à cet espace emblématique et historique où se sont succédées depuis quelques mois les oeuvres de Raymond Pettibon, Dan Flavin ou Oscar Murillo, et qui, on le sait, appartint à Yvon Lambert. Dix sculptures sont ainsi installées dans la grande salle, dans la lignée de celles, en verre, exposées à Venise.
Ces oeuvres combinent techniques anciennes et nouvelles technologies. En gros, la fonte au sable rencontre le scan 3D comme le parapluie la machine à coudre sur la table de dissection. L’artiste utilise des objets trouvés ainsi que des éléments sculptés, qu’elle combine pour créer des assemblages, lesquels sont ensuite scannés en 3D. Elle intervient parfois à nouveau sur le scan pour amener des modifications formelles. Puis le tout est imprimé en 3D et un moule en céramique est créé à partir de la forme obtenue. Enfin, la sculpture est fondue en verre dans le moule. Dans ces sculptures s’entrechoquent de vieux vêtements, des objets abandonnés dans la rue, des masques de créatures cinématographiques, des fragments du corps de l’artiste ou encore des accessoires de jeux pour adultes. Succubustin’ Loose (2020) mêle ainsi des bottes trop grandes avec des lacets et un gilet dit de suffocation, utilisé dans le BDSM, et dont la valve de respiration a été modifiée numériquement en goulot de bouteille. Car il faut avoir à l’esprit que ces oeuvres sont creuses et que l’artiste les considère comme des contenants, des bouteilles. À Venise, elles étaient à moitié remplies d’alcool. « Le verre est à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Ce genre de chose. Quand je les emplis de liquide, ils ne sont jamais pleins. Juste un peu au fond. Cela suggère en un sens cette idée que vous êtes en retard à la fête. Et que le meilleur a déjà eu lieu », nous dit Ursuta. Ce qui nous évoque le chant premier de la Divine Comédie, alors que Dante, égaré dans une forêt obscure, marche « au milieu du chemin de notre vie ».
TERRORISME MAGIQUE
Que ces oeuvres aient une fonction, en l’occurrence de bouteilles, est récurrent chez Ursuta. Dans un entretien avec Maurizio Cattelan, elle explique qu’à une époque où elle s’intéressait à la pornographie, elle a réalisé des chaises à partir de moulages de son propre postérieur. « L’idée était que si une pièce échouait en tant que sculpture, ça ferait toujours une chaise très utile » (1), dit-elle. Elle considère aussi ces sculptures de verre comme des autoportraits, sans doute parce que la formation d’une personnalité consiste précisément en un patchwork d’expériences. Et il y a quelque chose d’africain aussi dans la manière dont l’artiste transforme les rebuts. De fait, ses sculptures évoquent parfois des idoles païennes, en particulier les boliw, concrétions de sang séché et de terre, incorporant diverses choses (parfois des foetus) qui interviennent dans le culte vaudou au Mali principalement, objets chargés de pouvoirs magiques. Une exposition personnelle d’Ursuta, chez Ramiken Crucible (2012, New York), s’intitulait justement Magical Terrorism.