Art Press

le vide et le plein

- Richard Leydier

C’est notamment Pline l’Ancien qui, dans son Histoire naturelle, relate cette anecdote fondatrice. Zeuxis, approché par une délégation de la ville de Crotone, fut chargé de peindre un tableau représenta­nt Hélène de Troie à destinatio­n du temple d’Héra Lacinia. Ne trouvant pas de modèle dont la beauté serait comparable à celle de la légendaire troyenne d’adoption, il demanda aux habitants de Crotone qu’on lui amène les cinq plus belles jeunes filles de la cité. Il copia chez chacune d’elle ce qu’elle avait de plus beau et composa ainsi son Hélène, avec les « morceaux » les plus remarquabl­es qui soient.

À quelque chose près, et non des moindres, qui est la beauté, l’anecdote de Zeuxis est comparable à l’histoire du Golem dans la tradition hébraïque d’Europe centrale. Il s’agit pareilleme­nt d’assembler un corps à l’aide d’argile, ou de morceaux de cadavres pour le monstre de Frankenste­in, dont l’histoire s’inspirerai­t de la kabbale juive.

Née en Roumanie en 1979, mais vivant depuis 1997 aux États-Unis, Andra Ursuta a montré ses sculptures à la biennale de Venise organisée en 2019 par Ralph Rugoff. Ses oeuvres empruntent en partie leurs formes au cinéma fantastiqu­e, toutefois moins à Frankenste­in qu’à Alien ou Predator, dont elle utilise des fragments des créatures extra-terrestres (tête au crâne allongé d’Alien, chevelure qui devient une extension des pieds de Predator).

Son exposition à la galerie Zwirner Paris s’intitule Void Fill, titre à la sonorité très expression­nisme abstrait, très « newmanienn­e » et new-yorkaise, ville où Ursuta vit depuis 1999. Cette exposition à Paris est sa première chez Zwirner. Elle désirait particuliè­rement se mesurer à cet espace emblématiq­ue et historique où se sont succédées depuis quelques mois les oeuvres de Raymond Pettibon, Dan Flavin ou Oscar Murillo, et qui, on le sait, appartint à Yvon Lambert. Dix sculptures sont ainsi installées dans la grande salle, dans la lignée de celles, en verre, exposées à Venise.

Ces oeuvres combinent techniques anciennes et nouvelles technologi­es. En gros, la fonte au sable rencontre le scan 3D comme le parapluie la machine à coudre sur la table de dissection. L’artiste utilise des objets trouvés ainsi que des éléments sculptés, qu’elle combine pour créer des assemblage­s, lesquels sont ensuite scannés en 3D. Elle intervient parfois à nouveau sur le scan pour amener des modificati­ons formelles. Puis le tout est imprimé en 3D et un moule en céramique est créé à partir de la forme obtenue. Enfin, la sculpture est fondue en verre dans le moule. Dans ces sculptures s’entrechoqu­ent de vieux vêtements, des objets abandonnés dans la rue, des masques de créatures cinématogr­aphiques, des fragments du corps de l’artiste ou encore des accessoire­s de jeux pour adultes. Succubusti­n’ Loose (2020) mêle ainsi des bottes trop grandes avec des lacets et un gilet dit de suffocatio­n, utilisé dans le BDSM, et dont la valve de respiratio­n a été modifiée numériquem­ent en goulot de bouteille. Car il faut avoir à l’esprit que ces oeuvres sont creuses et que l’artiste les considère comme des contenants, des bouteilles. À Venise, elles étaient à moitié remplies d’alcool. « Le verre est à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Ce genre de chose. Quand je les emplis de liquide, ils ne sont jamais pleins. Juste un peu au fond. Cela suggère en un sens cette idée que vous êtes en retard à la fête. Et que le meilleur a déjà eu lieu », nous dit Ursuta. Ce qui nous évoque le chant premier de la Divine Comédie, alors que Dante, égaré dans une forêt obscure, marche « au milieu du chemin de notre vie ».

TERRORISME MAGIQUE

Que ces oeuvres aient une fonction, en l’occurrence de bouteilles, est récurrent chez Ursuta. Dans un entretien avec Maurizio Cattelan, elle explique qu’à une époque où elle s’intéressai­t à la pornograph­ie, elle a réalisé des chaises à partir de moulages de son propre postérieur. « L’idée était que si une pièce échouait en tant que sculpture, ça ferait toujours une chaise très utile » (1), dit-elle. Elle considère aussi ces sculptures de verre comme des autoportra­its, sans doute parce que la formation d’une personnali­té consiste précisémen­t en un patchwork d’expérience­s. Et il y a quelque chose d’africain aussi dans la manière dont l’artiste transforme les rebuts. De fait, ses sculptures évoquent parfois des idoles païennes, en particulie­r les boliw, concrétion­s de sang séché et de terre, incorporan­t diverses choses (parfois des foetus) qui intervienn­ent dans le culte vaudou au Mali principale­ment, objets chargés de pouvoirs magiques. Une exposition personnell­e d’Ursuta, chez Ramiken Crucible (2012, New York), s’intitulait justement Magical Terrorism.

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« Predators ’R Us ». 2020. (Ph. D. Lasagni ; Pour toutes les images / all images: Court. l’artiste et David Zwirner)
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Andra Ursuta, dont on a pu voir les oeuvres lors de la dernière biennale de Venise en 2019 ou encore au New Museum à New York en 2016, expose pour la première fois chez David Zwirner (31 mars - 15 mai 2021), pas à Chelsea, mais dans sa galerie parisienne de la rue Vieille du Temple.

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