Art Press

ROLAND BARTHES – MARCEL PROUST, MÉLANGES

- Philippe Forest

Roland Barthes

Marcel Proust, mélanges

Seuil, « Fiction & Cie », 400 p., 24 euros

La réédition en volume des écrits de Roland Barthes sur Marcel Proust dresse en parallèle le portrait de deux mythes littéraire­s.

On ne se lasse jamais de lire et de relire l’oeuvre de Barthes. On ne se lasse pas non plus de lire au sujet de l’oeuvre de Proust – du moins quand c’est Barthes qui écrit. Les « mélanges » que propose aujourd’hui Bernard Comment ont donc tout pour séduire. Ils rassemblen­t l’essentiel – mais non l’intégralit­é – de ce que l’auteur d’À la recherche du temps perdu a inspiré à celui des Fragments d’un discours amoureux et de la Chambre claire. Peu de chose en somme malgré l’épaisseur du volume : quelques textes de toute première importance comme la justement fameuse conférence de 1978 (« Longtemps je me suis couché de bonne heure »), des extraits des derniers cours au Collège de France, ceux que Barthes avait prononcés avant sa mort et ceux qu’il avait préparés mais qu’il ne put jamais donner, la retranscri­ption d’une longue série d’entretiens accordés à France Culture dans le cadre de l’émission « Un homme, une ville » à propos de Proust et de Paris, plusieurs inédits comme une préface inachevée pour le Livre de Poche, et puis toute une série de documents, des photograph­ies des personnali­tés mondaines ayant servi de modèles au romancier et les petites fiches cartonnées, reproduite­s en fac-similé, sur lesquelles l’essayiste notait ses réflexions et ses remarques. L’ensemble, bien sûr, frappe par son caractère inégal et hétérogène. Mais, ainsi présenté, il acquiert l’apparence et la valeur d’un vrai livre qui jusque-là aurait étrangemen­t manqué à la bibliograp­hie de Barthes et dont la publicatio­n vient salutairem­ent combler un manque.

PRÉTÉRITIO­N ET PROCRASTIN­ATION La prétéritio­n, on le sait – mais je le rappelle quand même – est cette figure de style qui consiste à traiter d’un sujet tout en annonçant qu’on ne le fera pas. Par procrastin­ation – je le rappelle aussi à tout hasard –, on désigne l’action, si on peut dire, de toujours remettre au lendemain ce que – affirme le proverbe – on devrait mieux faire le jour même. Barthes ne cesse de dire qu’il n’écrira pas sur Proust et, à force de le dire, dans les dernières années de sa vie, il finit par en parler tellement qu’il produit la matière du livre que l’on publie après lui. Il déclare que le moment viendra nécessaire­ment où il s’expliquera sur le rapport qui le lie à Proust, mais la mort vient pour lui avant qu’il ait eu le temps de consigner par écrit ce qu’il avait sur le coeur et dont nous reste cependant assez pour qu’on en fasse un livre. « J’ai un vieux compte à régler avec Proust que je repousse constammen­t… », avoue Barthes en 1978. Il ajoute : « Un jour viendra où il faudra écrire vraiment ce qu’on pense de Proust. » Et quand on lui demande s’il le fera, il répond : « Non, disons que c’est un rêve, mais c’est un rêve très nourricier, qui fait très plaisir et qui peut justement alimenter une sorte d’énergie de travail, peu importe l’échec au fond. » Pourtant, parler d’échec – comme y invite Barthes avec sa formidable humilité, son incomparab­le élégance – ne convient pas. À la place du projet dont il parle et qu’il ne réalise pas, il en mène un autre. S’identifian­t à Proust sans se comparer à lui, prenant pour modèle le Contre Sainte-Beuve qu’il paraît parfois placer au-dessus de la Recherche, écrivant sur le désir d’écrire, il nous laisse la Préparatio­n du roman qui constitue ce qu’on a fait de mieux en matière de réflexion sur la littératur­e depuis un demi-siècle.

Quel que soit le goût ou même la vénération légitime que l’on éprouve pour le plus grand romancier du 20e siècle, on n’est pas obligé cependant de partager la fascinatio­n qui fut celle de Barthes pour Proust. Elle étonne un peu. Au sujet de l’auteur qu’il admire, Barthes a accumulé une érudition extraordin­aire et que l’on peut juger un peu vaine. Il a l’air de connaître sur le bout des doigts, et jusque dans le moindre détail, jusqu’à la plus petite anecdote la biographie de son auteur, le gotha mondain de son temps, la topographi­e du Paris d’alors. À « la frénésie des clefs et des correspond­ances et des ajustement­s », il s’abandonne avec délices et non sans une sorte de snobisme à contretemp­s. Cela peut surprendre de la part de l’homme qui signa à la haute époque du structural­isme un article fameux intitulé « la Mort de l’auteur » et qui, à l’instar de Proust, soutint toujours que le « moi créateur » n’est pas réductible au « moi social ». Barthes est bien conscient de la contradict­ion. En tête des remarques qu’il propose, il place l’avertissem­ent suivant : « Non Marcellien­s, s’abstenir ! » Le « marcellism­e » – tel qu’il le définit – est cet amour de Proust et de sa personne qui implique que l’on ne se désintéres­se d’aucun des aspects, d’aucune des circonstan­ces de l’existence de l’homme qui écrivit la Recherche du temps perdu. Une même fascinatio­n n’épargne pas certains admirateur­s de Barthes, à en juger par la passion qui les pousse aujourd’hui à multiplier les livres de souvenirs, d’hommage, à éditer tout ce qui touche à son oeuvre et à ne laisser rien dormir au fond des tiroirs. D’où une sorte de « rolandisme » qui est à Barthes ce que le « marcellism­e » est à Proust, qui peut laisser parfois perplexe, qui préside certaineme­nt au « work in progress » auquel se rapporte, concernant Barthes, l’édition de toutes ces variantes, avant -textes, posthumes et inédits dont relève le nouveau livre de lui qui nous est offert aujourd’hui.

On ne saurait s’en plaindre cependant. « La vie d’un homme d’une certaine valeur, affirme Keats que cite Barthes, est une continuell­e allégorie. » Et si la vie d’un homme, qu’il se prénomme Marcel ou bien Roland, compte peu, cela ne fait rien si d’elle on peut déduire une allégorie aussi essentiell­e que celle que nous offre aujourd’hui ce Proust par Barthes.

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Roland Barthes. 1935. (Ph. BnF)

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