Africa 2020 : sortir de sa bulle ?
Getting Out of One’s Bubble?
Suite des rendez-vous dans nos pages en écho à la saison Africa 2020,
décalée en 2021 pour cause de Covid-19. Après le point de vue de
l’anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle sur l’événement et un dossier «Autochtones dans le monde de l’art », nous donnons la parole à N’Goné Fall, architecte
sénégalaise, consultante en ingénierie culturelle, un temps à la tête de la Revue noire (1994-2001), entre autres. Elle est la commissaire générale de cette vaste saison pluridisciplinaire (réellement)
portée par des acteurs du continent africain et leur regard sur le monde. L’enjeu est de
(re)nouer le dialogue avec la France. On verra à la lecture que, parfois, ce dernier est
encore difficile à établir.
La volonté de « changer notre regard » sur l’Afrique est au coeur de la saison Africa 2020. Vous avez pu déclarer que le « premier fantasme à déboulonner » était de « croire que, du matin au soir, les Africains pensent à la France et se définissent en relation avec la France ». Dans notre précédent numéro, Jean-Loup Amselle aborde cette saison culturelle à travers un prisme « décolonial », qui sous-entend la persistance de cette relation avec la France et son influence tant au niveau artistique que politique. Selon vous, ce point de vue relève-t-il encore de ce « fantasme à déboulonner » ? « Changer notre regard » sur l’Afrique est le souhait du président de la République. La saison Africa 2020 est portée par la société civile du continent africain en partenariat avec des établissements français qui accueillent les projets. Ce principe implique, pour les opérateurs français, un changement de mentalité, de comportement et de méthode. Il s’agit de ne pas parler et de ne pas agir à la place des Africains, d’accepter que le continent dispose de professionnels dans tous les secteurs d’activité et d’inviter ces personnes à concevoir un projet dans le cadre d’une saison qui les concerne. Car il ne s’agit pas de faire un projet africain, mais de proposer un projet qui aborde une ou plusieurs questions de société depuis un contexte africain. Et il faut être issu de ce contexte pour le faire, car à travers cette saison, l’Afrique pense le monde. Je ne sais pas à quelle influence artistique vous faites référence. Ce que je constate, en me basant sur mon expérience professionnelle et mon vécu, c’est que les créateurs et créa
trices du continent africain sont en phase avec leur époque. Ils s’appuient sur les mutations d’un héritage culturel qui se régénère ou s’égare au gré de rencontres. Les populations voyagent depuis l’aube de l’humanité. Et ce faisant, elles transportent une conception du monde qui se transmet et s’ajuste au contact d’autres peuples. Aucune société saine d’esprit ne revendique la pureté absolue de sa culture, mais plutôt une diversité faite d’emprunts multiples liés aux migrations engendrées par les explorations, les conquêtes, les guerres et les catastrophes naturelles. Les avancées technologiques ont généré un accroissement des déplacements physiques et virtuels, conduisant à un changement radical de notre perception de l’espace et du temps, questionnant ainsi les frontières des territoires, qui nous sommes et d’où nous venons.
On constate également une indigénisation du monde de l’art, avec la présence d’artistes « autochtones » engagés, tout particulièrement aux États-Unis, au Canada ou en Australie (1), toujours en réaction à un passé colonial et ses conséquences. Cette tendance est-elle, selon vous, la même en Afrique ? Nous, Occidentaux, y prêterionsnous davantage attention du fait de ce « fantasme » ? Je ne suis pas certaine de bien comprendre votre question. La saison Africa 2020 parle depuis des contextes africains. Vous parlez d’un contexte occidental. Et tant que vous vous évertuerez en Occident à voir le monde depuis ce seul prisme, vous passerez à côté de l’essentiel. Le principe d’artistes « autochtones » n’a aucun sens en Afrique. Extrapoler votre contexte occidental à l’ensemble des sociétés du monde est une curieuse attitude qui vous placerait au centre de ce monde. Au-delà des grands discours, il serait peut-être temps d’accepter la différence et de reconnaître que nous vivons dans un monde multipolaire. Aucun contexte n’est plus intéressant et plus pertinent que les autres.
FRUSTRATIONS
Plus globalement, vous avez pu évoquer la récurrence de questions de Français qui « agacent » systématiquement les Africains et causent frustrations et incompréhensions. Lesquelles ? Et, à l’inverse, quelles sont celles qui ne sont jamais posées ou trop peu ? Il s’agit de l’incapacité d’accepter l’autre dans sa différence et d’admettre que vos valeurs ne valent pas plus que celles des autres. Si les Français connaissaient véritablement leur histoire et ce qui les lie aux autres sociétés sur tous les continents, les Africains auraient moins de questions sur l’Afrique et plus d’échanges sur l’état du monde, entre êtres humains désireux d’apprendre les uns des autres. Auriez-vous posé les questions que vous me posez à un Américain, un Canadien ou un Australien ? J’en doute fort.
Dans les cinq axes de la programmation d’Africa 2020, définis par l’équipe africaine selon les questions qui préoccupent ce continent, nombreuses sont celles qui semblent s’étendre à l’échelle internationale : réseaux sociaux et innovations liées au numérique dans « Oralité augmentée » ou « Qui archive quoi, au nom de qui, et pour quoi faire ? » dans «Archivages d’histoires imaginaires ». S’agit-il également, à
travers le point de vue africain porté par cette saison, de mettre en avant des préoccupations communes ? Il s’agit d’abord et avant tout de voir et comprendre comment la société civile du continent africain aborde et transcende 23 questions majeures de ce 21e siècle. La diffusion des connaissances ; les réseaux sociaux ; les innovations technologiques ; l’histoire ; la mémoire ; les archives ; la libre circulation des personnes, des idées et des biens ; le territoire ; les consciences et mouvements politiques ; la citoyenneté. Le fait que toutes ces questions résonnent dans d’autres sociétés, en dehors du continent, est assez logique, car toutes les populations sont confrontées aux mêmes défis sur la même planète. Le continent africain ne vit pas dans une bulle isolée du reste du monde, sourd et aveugle aux mutations en cours. La saison Africa 2020, à travers son concept et ses lignes directrices, pose la question plus large de l’état des connaissances. Elle met en relief ce que vous avez appris à l’école, ce que vous décidez d’apprendre en dehors d’un système scolaire qui définit un contenu pédagogique en lien avec un agenda politique, votre relation au monde et votre ouverture d’esprit.
Chaque projet de la saison Africa 2020 est une co-construction associant opérateurs du continent africain et acteurs français. C’était d’ailleurs l’une de vos conditions avant d’accepter d’en être la commissaire
générale. Cette saison est-elle un nouveau modèle de ce vers quoi devrait tendre la politique culturelle française vis-à-vis de l’Afrique, politique régulièrement critiquée pour son ingérence ? J’ai expliqué plus haut la nécessité de ces points de vue de la société civile du continent africain. C’est en effet un principe non négociable. Une saison sur l’Afrique portée par des opérateurs français qui feraient des voyages ou des recherches sur internet pour découvrir ce que les professionnels africains savent déjà est une approche absurde. Si le politique voulait que cette saison ait une programmation avec un regard 100 % français, il ne serait pas venu me chercher pour me proposer d’en être la commissaire générale et de définir un cadre et un concept. Cette saison n’est pas un nouveau modèle, j’ai appliqué la méthodologie de travail que j’utilise depuis toujours : quand on ne sait pas, on demande à ceux qui savent, sur le terrain, et on a la décence de ne pas s’exprimer et de ne pas décider à la place des autres. C’est à la France de décider de sa politique et des relations qu’elle souhaite avoir avec l’Afrique et le reste du monde. La saison Africa 2020, par sa nature, envoie des messages. Libre aux Français de les comprendre ou de les ignorer.
Qu’en est-il aujourd’hui de la réception de l’art contemporain africain en Afrique ? Quelle est aujourd’hui la réception de l’art contemporain européen en Europe ?
(1) Voir notre dossier « Autochtones dans le monde de l’art », artpress n°486-487, mars-avril 2021.
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We continue our series of encounters in our pages in response to the Africa 2020 season, postponed to 2021 due to Covid19. After the point of view of the Africanist anthropologist Jean-Loup Amselle on the event and a section on “First peoples in the art world”, we give the floor to N’Goné Fall, Senegalese architect, consultant in cultural engineering, once head of the Revue noire (1994-2001), among others. She is the general curator of this vast multidisciplinary season (really) carried by actors from the African continent and their view of the world. The challenge is to (re) engage in dialogue with France. We will see upon reading that sometimes this is still difficult.
The desire to “change the way we look at” Africa is at the heart of the Africa 2020 season. You said that the “first fantasy to be debunked” was “to believe that, from morning to night, Africans think about France and define themselves in relation to France”. In our previous issue, Jean-Loup Amselle approached this cultural season through a “decolonial” prism, which implies the persistence of this relationship with France and its influence on both the artistic and political levels. In your opinion, is this point of view still part of this “fantasy to be debunked”? To change the way we look at Africa” is the wish of the President of the Republic. The Africa 2020 season is supported by civil society on the African continent in partnership with French institutions that host the projects. This implies, for French operators, a change of mentality, behaviour and method. It’s a question of not speaking or acting in place of Africans, of accepting that the continent has professionals in all sectors of activity and of inviting these people to devise a project within the framework of a season that concerns them. Because it isn’t a question of making an African project, but of proposing a project that tackles one or more societal issues from within an African context. And you have to be from that context to do so, because through this season, Africa reflects on the world. I don’t know what artistic influence you’re referring to. What I can see, based on my professional experience and my life, is that the creators on the African continent are in tune with their times. They build on the mutations of a cultural heritage that is regenerated or lost as a result of encounters. People have been travelling since the dawn of humanity. And in doing so, they carry with them a worldview that’s transmitted and adjusted through contact with other peoples. No sane society claims absolute purity of
culture, but rather a diversity made up of multiple borrowings linked to the migrations caused by exploration, conquest, war and natural disasters. Technological advances have generated an increase in physical and virtual travel, leading to a radical change in our perception of space and time, questioning the boundaries of territories, who we are and where we come from.
There is also an indigenisation of the art world, with the presence of committed “indigenous” artists, particularly in the United States, Canada and Australia, (1) always in reaction to a colonial past and its consequences. Do you think this trend is the same in Africa? Are we in the West paying more attention to it because of this ‘fantasy’? I’m not sure I understand your question. The Africa 2020 season speaks from African contexts. You are talking from a Western context. And as long as you, in the West, try to see the world from this one prism, you will miss the point.The principle of ‘indigenous’ artists makes no sense in Africa. Extrapolating your Western context to all the societies of the world is a curious attitude that would place you at the centre of this world. Beyond the rhetoric, it might be time to accept the difference and recognise that we live in a multipolar world. No one context is more interesting and relevant than the others.
More generally, you mentioned the recurrence of questions from the French that systematically “irritate” Africans and cause frustration and misunderstanding. What are these questions? And, conversely, which ones are never asked or are asked too little? It’s the inability to accept the other in his or her difference and to admit that your values are no more valuable than those of others. If the French really knew their history and what links them to other societies on all continents, Africans would have fewer questions about Africa and more exchanges about the state of the world, between human beings who want to learn from each other. Would you have addressed the questions you’re asking me to an American, a Canadian or an Australian? I very much doubt it.
SENDING MESSAGES
In the five axes of Africa 2020’s programming, defined by the African team according to the issues of concern to the continent, there are many that seem to extend internationally: social networks and digital innovations in “Augmented Orality” or “Who archives what, in whose name, and for what purpose?” in “Archiving imaginary stories”. Is it also a question, through the African point of view carried by this season, of putting forward common concerns? First and foremost, it’s about seeing and understanding how civil society on the African continent addresses and transcends 23 major issues of the 21st century: the dissemination of knowledge; social networks; technological innovations; history; memory; archives; the free movement of people, ideas and goods; territory; political consciousness and movements; citizenship. The fact that all these issues resonate in other societies outside the continent is quite logical, as all populations face the same challenges on the same planet. The African continent doesn’t live in a bubble isolated from the rest of the world, deaf and blind to the changes taking place.The Africa 2020 season, through its concept and guidelines, raises the broader question of the state of knowledge. It highlights what you have learned in school, what you choose to learn outside of a school system that defines educational content in relation to a political agenda, your relationship to the world and your open-mindedness.
Each project of the Africa 2020 Season is a co-construction involving operators from the African continent and French players. This was one of your conditions before accepting the role of chief curator. Is this season a new model of what French cultural policy towards Africa should aim for, a policy regularly criticised for its interference? I explained above the need for these points of view from civil society on the African continent. This is indeed a non-negotiable principle. A season on Africa carried by French operators who would go on trips or research on the internet to discover what African professionals already know is an absurd approach. If the politician wanted this season to have a programme with a 100% French perspective, he wouldn’t have come looking for me to propose that I be the chief curator and define a framework and a concept. This season isn’t a new model, I’ve applied the working methodology I’ve always used: when you don’t know, you ask those who do know in the field, and you have the decency not to express yourself and not to decide for others.
It’s up to France to decide its policy and the relations it wishes to have with Africa and the rest of the world.The Africa 2020 season, by its nature, sends messages. The French are free to understand or ignore them. How today is contemporary African art received in in Africa? How today is contemporary European art received in Europe?
(1) See our dossier ‘Autochthonous People in the Art World’, artpress no. 486-487, March-April 2021.