Éric MArty le sexe : roi ou fossile ?
Éric Marty
Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre
Seuil, « Fiction & Cie », 512 p., 25 euros
Voici un livre passionnant qui arrive à son heure. On le lit comme on suivrait dans un polar à la Simenon une enquête au cours de laquelle un Maigret aurait à éclairer une affaire criminelle particulièrement embrouillée. Certes, pour filer la comparaison, dans l’histoire que nous conte sur 500 pages Éric Marty, il n’y a pas de morts, pas de morts physiques, mais serait-il excessif de dire que, s’agissant non de corps mais d’idées, celles-ci se sont trouvées gravement malmenées, ces dernières décennies. Les lieux de l’action : la France et les États-Unis. Les acteurs : des écrivains, des philosophes célèbres du siècle passé. Les enjeux : « un biopouvoir déjà présent en chacun de nous », le transhumain comme avenir de l’homme. Nous avons interrogé Éric Marty sur les péripéties de cette guerre idéologique, ses dégâts, les victoires et les échecs de ses belligérants.
Le sexe des Modernes. Qui sont ces Modernes et pourquoi, en ces temps de postmodernisme, ce retour à eux aujourd’hui ? Est-ce le séjour forcé (consenti ?) de leurs oeuvres aux États-Unis qui est à l’origine de ta décision ? Le livre est là pour différencier et distinguer ce qu’un mot aussi massif que « les Modernes » semble confondre. La distinction majeure est historique et géographique : d’une part, la séquence 1960-1980 ouverte en France par Deleuze, Barthes, Lacan, etc. – ce sont eux les Modernes – ; de l’autre, la séquence de 1990 jusqu’à aujourd’hui, ouverte aux États-Unis, par la parution de Gender
Trouble (1) de Judith Butler. Chaque séquence est elle-même complexe puisque, par exemple, le postmodernisme brouille la catégorie moderne dès le début des années 1970 avec l’Anti- OEdipe ou le Plaisir du texte, ou puisque, dès ce moment-là, Foucault se retourne contre sa propre « famille » et introduit une épistémologie nouvelle, celle de la norme qui va permettre l’émergence butlérienne des gender. De même, du côté butlérien, il y a les prédécesseur(e)s, comme Gayle Rubin qui aurait pu orienter les gender dans un sens plus structuraliste, ou encore la mouvance postbutlérienne qui pousse les gender du côté des trans et, du coup, défait l’héritage du genre… Mais ce qui m’a intéressé dans l’opposition première entre les Modernes et les gender, c’est de poser la question de cet incroyable détour que Butler opère par l’Europe pour fonder en fait un empire théorique et intellectuel qui repose sur la destruction de l’héritage européen. Et cela, au travers d’un pur artefact – la French Theory – qui est en réalité, comme elle le dit elle-même, une « curious american construction » , mais aussi par un activisme théorique de la reprise des concepts des Modernes associée à leur minutieuse liquidation. J’ai été frappé notamment par l’esprit de système avec lequel Butler liquide celui pourtant à qui elle doit tant, Foucault, à la fin de Trouble dans le genre à partir de la figure de l’hermaphrodite. Cette opposition entre les Modernes et Butler, c’est donc aussi le constat historique que la Théorie, les concepts, la pensée, c’est comme toujours la guerre. Guerre passionnante, et vieille guerre d’ailleurs, entre le monde anglo-saxon et l’intelligentsia française.
SIGNIFIANT-MAÎTRE
Dans le sous-titre de ton livre, après « sexe » apparaît le mot « genre ». S’agissant de théorie : comment définir ces concepts ? Le second serait-il le cadeau empoisonné d’universitaires américaines, notamment de la plus solide d’entre elles, Judith Butler, fait à nos Modernes ? La notion de genre traîne en fait depuis le début des années 1960 tant en France (Barthes, Lacan...) qu’aux ÉtatsUnis (John Money, Robert Stoller…), mais justement, elle traîne… Ce qui m’a intéressé dans ce travail, c’est de décrire ce moment où une notion se transforme en ce qu’on pourrait appeler un signifiant-maître. Le terme s’extraie de l’ordinaire de la langue, s’excepte de la chaîne signifiante pour devenir, d’une part, un terme fondateur – fondateur d’une école, d’une « théorie » – et, d’autre part, un terme diviseur : inscrivant une conflictualité brûlante qui contraint les « sujets parlants » à se situer par rapport à lui. C’est à ce titre que, quoi qu’on pense de Butler, il faut lui recon
naître une sorte de génie rhétorique – qui après tout est propre à l’exercice du discours philosophique – par le rôle majeur qu’elle a pu avoir dans l’émergence de ce signifiant extraordinairement attractif, et qui explique que, malgré ses faiblesses épistémologiques, tant d’intellectuels s’y sont ralliés comme s’il était devenu un mot-Mana : c’est-à-dire un terme qui, par son existence même, signale la difficulté qu’on aurait désormais à vivre et à parler sans lui. C’est donc bien un cadeau empoisonné par ce rôle aliénant de « signifiant-maître » : sa prépondérance dans le discours, l’impossibilité de lui trouver des synonymes, l’implicite épistémologique qu’il véhicule, tout cela fait que, aujourd’hui, son emploi ne peut jamais être innocent, il engage avec lui un flot de significations indécidables : c’est en cela que c’est un signifiant-maître.
Un autre terme, toujours dans ton soustitre, s’ajoute à « genre » et « sexe » : la « pensée du Neutre ». On pense à Barthes. Quelles aventures connaît cette pensée du Neutre chez Foucault, Derrida, Deleuze, Lacan ? Est-elle opérante chez Butler ? Le terme d’aventure est particulièrement bien choisi. Car, c’est l’autre aspect du livre que d’écrire à nouveau l’incroyable aventure des années 1960-1970 en France tout à la fois radicalement collective et radicalement individuelle. Disons que le Neutre énonce une déconstruction très puissante de la différence sexuelle, car quel meilleur concept que le Neutre pour déjouer l’opposition du masculin et du féminin… ? Si c’est une notion évidemment barthésienne, elle est omniprésente chez Deleuze notamment dans la part centrale de son oeuvre comme Logique du sens ou Différence et répétition, mais elle est tout aussi essentielle chez Derrida avec ce qui pourrait être son synonyme : la différance, c’est-à-dire là où l’écriture temporise, constitue un intervalle, un non-lieu. C’est toute l’influence énorme de Blanchot, l’autre penseur du Neutre, auprès de Deleuze et Derrida qui l’explique. Et, d’ailleurs, chez le premier Foucault, lui aussi sous l’emprise de Blanchot, il y a, dans son Histoire de la folie, la présence d’un Neutre sous la figure de la « déraison » qui, comme tiers absent, déjoue l’opposition folie-raison, à la manière du neutre par rapport à celle du masculin-féminin. Dès lors qu’on suit le fil du Neutre, notamment chez Barthes, Deleuze et Derrida, on entre, en effet, dans une aventure qui est un extraordinaire roman conceptuel du sexe avec mille personnages, depuis la figure du travesti jusqu’à la récurrence obsessionnelle de l’oeuf chez Deleuze ou du corps sans organes. Ce Neutre, c’est aussi une sorte de jeu retors avec la pensée lacanienne : une pénétration de la Loi (la loi phallique, la loi de la castration, l’interdit de l’inceste…) pour mieux en explorer et en détourner ces catégories fascinantes que Barthes, Deleuze et Derrida ne cessent de réécrire. Lacan, lui, est un penseur de l’anti-Neutre, il est celui pour qui le Neutre est ce qui fuit la coupure du signifiant, qui fuit le signifiant en tant qu’il est coupure dans le réel : le corps sans organes deleuzien, le degré zéro de Barthes, l’invagination derridienne ne peuvent que répugner à Lacan. Il y a donc, en arrière-plan, un jeu de dupes, d’emprunts, de détournements qui anime de manière particulièrement aventureuse toute cette séquence.
PHALLUS LACANIEN
Il y a un personnage atypique qui n’est pas intervenu dans les controverses entre les Modernes, pas un philosophe, un écrivain, Jean Genet, dont un des romans, Notre-Dame-des-Fleurs, avec la figure de Divine, a joué un grand rôle dans leurs débats.Tu lui as consacré un essai en 2006 (2).
De gauche à droite :
Jacques Lacan. Roland Barthes. (Ph. DR) Judith Butler. « Gender Trouble ».
1990. (Ph. DR)
Pourquoi ces empoignades à propos de Genet ? Il fallait absolument traiter la question à cause de l’extraordinaire personnage de Divine, le travesti inventé par Genet en 1942… et aussi parce qu’à côté de Divine, le drag queen des gender fait pâle figure. Ce qui m’intéressait dans la Divine de Genet, c’est qu’au fond, elle n’est bien comprise que par des hétérosexuels : Sartre, Derrida, Lacan..., comme si le travesti – espace de dérèglement radical de la différence sexuelle –, quoique ou parce que émanant d’un imaginaire homosexuel, s’adressait prioritairement au sujet hétérosexuel, et que ce dernier était en mesure de l’accueillir comme répondant à son désir : cela suppose évidemment de remettre en cause l’inflexibilité d’une norme hétéro-centrée qui est l’un des dogmes de la théorie du genre. L’expérience sartrienne ou derridienne du corps de Divine met en évidence l’incroyable plasticité du désir hétérosexuel que les gender ne peuvent percevoir car le désir comme construction subjective est absent de leur discours… sauf quand Butler abandonne momentanément la sociologie pour une expérience de sujet. C’est ce que je mets au jour avec la rencontre du
travesti et le désir de la lesbienne qui apparaît chez elle à propos du film Paris is Burning qu’elle explore de manière intense mais, hélas, sans lui donner de suite.
Il est un autre affrontement, lourd de sens, entre Foucault et Deleuze à propos du SM. Oui, Deleuze est dans une position assez classique par rapport à la question masochiste très importante dans son oeuvre avec l’un de ses premiers livres Présentation de SacherMasoch. C’est une inscription du masochisme dans l’espace conceptuel de la perversion avec jeu retors que l’on a vu à propos du lacanisme. Avec Foucault, c’est l’inverse, d’abord parce que le thème masochiste apparaît à la toute fin de son oeuvre, et non au début comme Deleuze, et qu’il est de ce fait, affranchi de tout l’appareil théorique de la Modernité avec laquelle Foucault a rompu pour se faire post-européen. Le SM s’inscrit dans l’espace du jeu, des interactions pragmatiques, dans un pur processus interrelationnel et j’irais jusqu’à dire qu’il sert de modèle à l’espace néo-libéral duquel on se rapproche à la fin des années 1970.
Autre opposition aux enjeux importants, celle entre Lacan et Deleuze, autour de la fonction phallique. Comment la résumer ? Pas facile, sans doute, d’autant que Judith Butler y a mis son grain de sel. C’est une question aussi importante que difficile que je vais me permettre de résumer en quelques phrases. Butler fait un énorme contresens sur Lacan en voyant dans sa théorie du phallus une idéologie de l’essentialisation et de la domination masculine. Le phallus n’est pas l’attribut du sexe masculin, et il n’est jamais actualisé par l’homme que dans son évanescence, dans une défaillance fondamentale. Ce qui explique que, chez Lacan, le phallus appartient à l’ordre symbolique et donc que, comme tout symbole, il symbolise d’abord une absence. Et on pourrait aller jusqu’à dire que Lacan va de ce fait beaucoup plus loin que les gender dans la mise en crise des places identitaires en posant que le phallus est ce qui supplée à l’inexistence des identités de genre... Ces genres qui s’empruntent tant de choses l’un à l’autre, à commencer par ce fameux phallus qui, dans ces jeux d’emprunts, ne peut paraître que sous la forme du semblant ou du simulacre. C’est précisément parce que Lacan est un grand maître, un grand virtuose, et un véritable baroque dans son anthropologie que Butler, malgré ses critiques, ne peut s’empêcher d’emprunter à Lacan sa théorie du phallus pour construire sa propre catégorie de « phallus lesbien » qui démontre bien que la plasticité symbolique du phallus lacanien peut aller très loin.
DIFFÉRENCE RACIALE
On parle beaucoup d’inceste aujourd’hui, suite à de récentes affaires très médiatisées. Quelle est la place de ce fameux tabou de l’inceste, particulièrement théorisé par Claude Lévi-Strauss, dans les oeuvres des Modernes et dans leurs échanges ? C’est assez piquant de voir que le mouvement LGBT nouvelle manière, qui est en pointe dans la dénonciation de l’inceste comme expression patriarcale, réhabilite du coup l’interdit de l’inceste mis au jour dans sa forme la plus cohérente par Lévi-Strauss et qui est précisément le pivot qui fonde une anthropologie de la différence sexuelle que combat précisément la théorie du genre… Foucault était plus cohérent en voyant dans cette promotion au 20e siècle de l’interdit de l’inceste comme fondement de l’humanité, le soutien de la Théorie au dispositif de sexualité moderne occidental, et cela de Freud jusqu’à Lacan en passant bien sûr par Lévi-Strauss.
Dans l’épilogue de ton livre, tu montres comment les manipulations des déconstructionnistes de la French Theory, les militants et militantes de l’intersectionalité, notamment Butler dans son Trouble dans le genre, ont introduit dans leurs écrits un nouveau signifiant, la race. Quelles conséquences ? Ce qui caractérise en fait la théorie du genre tel qu’elle s’est imposée au travers de Butler, c’est une succession de défections théoriques. Dès son deuxième livre, la notion de genre devient à ses propres yeux problématique, le terme queer doit être abandonné, le drag queen posé d’abord comme effigie des gender est remis au placard. La femme a cessé également d’être un enjeu positif de combat et devient même un obstacle à une nouvelle figure de la radicalité, le trans à l’égard duquel la femme n’a plus le droit de se définir comme telle pour ne pas offenser l’identité trans, et devient à son tour illégitime.
La race est, en effet, ce qui vient alors ruiner les gender et les rendre obsolètes dans l’espace de radicalité américain, et Butler doit concéder très vite que la différence raciale précède la différence sexuelle et, dès lors, ne peut être qu’hégémonique. Il me semble que, prise entre la figure du trans et celle du racisé, le trouble dans le genre butlérien a depuis longtemps produit son dernier remous.
(1) Publié en anglais en 1990, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity fut traduit en français par Cynthia Kraus et publié en 2005 par La Découverte sous le titre Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. (2) Éric Marty, Jean Genet, post-scriptum, Verdier, 2006.